Chinafrique : la fin de l’eldorado algérien ?
Première destination des investissements – et des ressortissants – chinois au Maghreb, « l’empire » sino-algérien n’est plus tout à fait ce qu’il était. Voyage exclusif au cœur d’une citadelle menacée par la chute des cours du pétrole et par la crise financière.
Une cinquantaine de grues tournoient dans le ciel comme dans un ballet aérien, les carcasses d’immeubles s’alignent à perte de vue, des travailleurs par centaines bétonnent, soudent, coffrent et décoffrent, montent et démontent des échafaudages sous un soleil écrasant et des dizaines de camions chargés de sable, de terre, de gravats ou de gravier slaloment entre les bâtiments en soulevant des nuages de poussière.
Mahelma, 30 km à l’ouest d’Alger, est à deux pas de la résidence d’État du président, à un jet de pierre de l’autoroute et à deux battements d’ailes de mouette de la mer. C’est ici que la China State Construction Engineering Corporation (CSCEC) construit la nouvelle ville de Sidi Abdellah, sur 7 000 hectares. Bien sûr, le projet est loin d’être fini. Mais une fois livrée, cette cité disposera de 55 000 logements, d’équipements administratifs et hospitaliers, de commerces, de pôles industriels, d’un parc de sports et de loisirs et devrait accueillir quelque 300 000 habitants, soit 10 % de la population d’Alger.
La géante chinoise aux commandes de l’immobilier algérien
À elle seule, la CSCEC a obtenu plus de 5 milliards de dollars (environ 4,5 milliards d’euros) de contrats en Algérie au cours des deux dernières décennies. Hormis l’italien Saipem, qui a raflé 8 milliards d’euros avec Sonatrach, et le canadien SNC-Lavalin, qui a remporté des marchés pour 6 milliards de dollars (eau, énergie…) – les deux font l’objet d’enquêtes internationales pour corruption présumée -, aucune entreprise étrangère n’a autant prospéré que la CSCEC.
Son plus gros coup ? La Grande Mosquée d’Alger, troisième plus grand édifice religieux au monde, ironiquement rebaptisée mosquée Bouteflika. Un projet de 1,5 milliard de dollars décroché en 2011 alors que la CSCEC était blacklistée depuis 2009 par la Banque mondiale (elle le restera jusqu’en 2015) pour des faits de fraude et de corruption aux Philippines et au Vietnam.
Mais voilà, les autorités algériennes ne refusent rien – ou presque – aux Chinois, au grand dam des autres partenaires étrangers. Pékin a bâti un véritable empire en Algérie. Quelques chiffres permettent de mesurer son ampleur. Sur les 500 milliards de dollars d’investissements publics dépensés depuis l’arrivée au pouvoir du président Bouteflika, en 1999, les sociétés de l’empire du Milieu en auraient capté au moins 80 milliards*.
On dénombre aujourd’hui en Algérie 793 entreprises et quelque 40 000 ressortissants chinois, dont 2 000 naturalisés, vivant et travaillant dans ce qui est devenu leur eldorado africain. Rien que pour l’année 2014, 24 000 visas ont été délivrés à des travailleurs et à des hommes d’affaires.
Entre la Chine et l’Algérie, c’est une histoire qui remonte à bientôt six décennies. Pékin est l’un des premiers pays à reconnaître le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), cette nouvelle autorité créée en septembre 1958 qui finira par négocier quatre ans plus tard les accords d’Évian avec le général de Gaulle, mettant ainsi fin à cent trente-deux ans de colonisation française.
Pendant ces quatre années de lutte, la Chine fournit des armes à la guérilla algérienne et entraîne ses combattants dans des camps militaires. En août 1962, quelques semaines après la proclamation officielle de l’indépendance, la Chine est le premier pays au monde à ouvrir son ambassade à Alger libéré. Un an plus tard, les deux pays signent un accord de coopération militaire, avec à la clé un prêt de 50 millions de dollars.
Pour faire face à la crise du logement que nous traversions, nous avons fait appel aux Chinois, déclare un ex-ministre de l’Industrie
Mais pendant des décennies, sous les présidences de Boumédiène, Chadli et Zéroual, l’intervention de la Chine dans l’économie locale reste anecdotique. Le tournant survient au début des années 2000, quand les pétrodollars algériens, dopés par la hausse vertigineuse des prix du pétrole, croisent l’intérêt nouveau de la Chine pour un continent qui peut lui permettre de sécuriser ses approvisionnements énergétiques.
« Nous étions alors confrontés à une grave crise du logement, raconte un ex-ministre de l’Industrie. Pour la résorber, il fallait construire des habitations à la chaîne. Nous avons donc fait appel aux Chinois. » Des bataillons de travailleurs débarquent alors et s’installent dans des bases de vie, d’où ils sortent peu. Ils travaillent jour et nuit. Incrédules, les Algériens assistent au spectacle de ces employés qui ne dorment jamais et s’affairent sous la pluie, sous le cagnard ou à la lumière des projecteurs.
Une rude concurrence pour les européens
Faible coût de réalisation et rapidité d’exécution : les Européens se font damer le pion. « Les autorités ont fixé à 365 dollars le coût du mètre carré, décrypte cet ancien ministre. Les Européens n’étaient pas en mesure de s’aligner sur ces prix et ils nous l’ont d’ailleurs reproché ! Sur le marché du bâtiment, les Chinois n’avaient pas de concurrents. » La CSCEC obtiendra d’ailleurs un quota de 30 000 logements répartis à travers 35 wilayas.
Et le bâtiment n’est qu’une petite mise en bouche. Routes, hôtels, barrages hydrauliques, hôpitaux civils ou militaires, transports ferroviaires, écoles, terminaux aéroportuaires, pétrochimie, villes nouvelles, bâtiments de grandes administrations… aucun secteur n’est épargné. Leur projet le plus emblématique ?
L’autoroute Est-Ouest, longue de 1 216 km, présentée comme la réalisation « du siècle » en Algérie. Officiellement estimé à 11,4 milliards de dollars, le projet est confié en 2006 au groupement japonais Cojaal pour le tronçon est, et au consortium chinois Citic-CRCC pour les tronçons ouest (359 km) et centre (169 km). Là encore, les Chinois coiffent sur le poteau de grandes entreprises occidentales, comme l’américain Bechtel, le groupement franco-allemand Vinci-Razel-Bilfinger ou encore Italia.
Les deux firmes chinoises auraient-elles été favorisées ? Mohamed Bedjaoui, ancien ministre algérien des Affaires étrangères, a publiquement admis avoir introduit le sulfureux homme d’affaires et marchand d’armes Pierre Falcone auprès des autorités de son pays comme « facilitateur » pour le compte des Chinois. Falcone a-t-il versé des pots-de-vin à des intermédiaires ?
L’intéressé a démenti tout soupçon de concussion. Toutefois, un des prévenus, Sid Ahmed Tajeddine Addou, qui a été condamné dans le cadre du procès de l’affaire de l’autoroute Est-Ouest au tribunal d’Alger en mai 2015, a reconnu devant un juge d’instruction que des commissions qui se chiffrent en dizaines de millions de dollars ont été versées à Pierre Falcone ainsi qu’à des responsables algériens, dont l’ex-ministre des Travaux publics, Amar Ghoul, chargé du pilotage du projet.
Si les Chinois paient, c’est aussi parce que l’environnement est favorable à la corruption, confie un consultant
Au cours du même procès, des prévenus ont également confié que 4,41 millions de dollars ont été distribués sous forme d’avantages (appartements, voitures, téléphones, voyages et soins à l’étranger) par des dirigeants chinois et japonais à des cadres de l’administration algérienne.
Si ce scandale n’a pas empêché les entreprises de l’empire du Milieu de prospérer en Algérie, il n’en a pas moins mis en lumière des pratiques peu orthodoxes dans le business sino-algérien. Pour un consultant algérois d’une entreprise pétrolière chinoise, « si les Chinois paient, c’est aussi parce que l’environnement est favorable à la corruption. Pour eux, faire des présents permet de mettre de l’huile dans le business. C’est normal ».
Leur succès est aussi lié à leurs facultés d’adaptation à l’environnement local. « Ils sont incomparables, confessait Lansana Conté, président guinéen décédé en 2008, dans le livre La Chinafrique, de Serge Michel et Michel Beuret. Au moins, ils travaillent. Ils vivent avec nous dans la boue. Il y en a qui cultivent, comme moi. Je leur ai confié une terre fatiguée, vous devriez voir ce qu’ils en ont fait. » Ce qui vaut pour la Guinée vaut sans doute pour l’Algérie.
« Ils ont commencé par étudier le marché informel, analyse Azzedine Guettouche, universitaire et expert immobilier. Une fois qu’ils ont décrypté ce système, ils ont tout compris du fonctionnement de l’économie algérienne. » Un agent intermédiaire auprès de plusieurs entreprises chinoises poursuit : « Ils apprennent l’arabe, adoptent des prénoms français et utilisent des facilitateurs algériens comme courroies de transmission avec l’Administration, explique-t-il. Les Européens veulent que les Algériens adoptent leurs méthodes de travail, les Chinois font l’inverse. »
Leur organisation et leur discipline, quasi militaire, sont aussi mises en avant. L’Algérie apprécie par ailleurs le virage pris à la fin des années 1990 par l’ancien allié communiste : depuis, Pékin reste éloigné des affaires politiques. Business, only business.
Les milliards de dollars en commandes publiques ne sont qu’une facette de leur empire. Le commerce constitue l’autre levier sur lequel la Chine s’appuie pour dominer le marché algérien. Alors qu’ils représentaient 200 millions de dollars à la fin des années 1990, les échanges commerciaux entre les deux pays culminent désormais à 8,2 milliards de dollars, selon les douanes algériennes.
Longtemps le partenaire privilégié, la France est aujourd’hui reléguée en deuxième position. Au cours des quinze dernières années, la République populaire de Chine a exporté pour près de 55 milliards de dollars de produits et de marchandises vers l’Algérie, devenue un grand bazar où se déverse le made in China.
Un juteux partenariat
Et nombre d’Algériens reconvertis en importateurs ont su tirer profit de cette manne, comme cet Algérois de seulement 32 ans que nous avons rencontré mais qui préfère garder l’anonymat. Il y a cinq ans, il se rend dans le canton de Shenzhen avec une chemise achetée 160 euros auprès d’une grande marque française. Il commande le même modèle auprès d’un fabricant local pour moins de 1 euro.
Arrivés au port d’Alger, les trois conteneurs de chemises s’arrachent en quarante-huit heures avec une marge bénéficiaire défiant toute concurrence. Ce businessman assure aujourd’hui réaliser un chiffre d’affaires de 4 millions d’euros, et détenir une villa dans la capitale ainsi qu’un appartement en France. « J’achète et je vends par téléphone, assis sur une terrasse parisienne », crâne le jeune homme.
Cette quasi-dépendance à l’égard des produits chinois n’est pas sans conséquences. « En matière de commerce extérieur, nous avons plus de problèmes avec les Chinois, les Turcs et les Émiratis qu’avec nos partenaires européens, avoue un ministre qui a quitté récemment le gouvernement. La surfacturation et la qualité des produits sont les deux principaux fléaux. »
Les surfacturations et la mauvaise qualité des marchandises constituent de vrais soucis pour les pouvoirs publics, mais elles ne sont pas de nature à compromettre le commerce entre les deux pays
Des importateurs véreux gonflent les factures avec la complicité de leurs clients chinois avant de virer les bénéfices dans des comptes en Asie ou au Moyen-Orient. Dans un proche avenir, la Chine et l’Algérie devraient signer un accord pour lutter contre le transfert illicite des devises.
Mais en ce qui concerne la mauvaise qualité des produits, l’ampleur du phénomène rend les contrôles difficiles. Contrairement à l’Europe, qui importe également en grande quantité de la marchandise chinoise, l’Algérie n’a aucun bureau d’expertise de renommée internationale pour contrôler les centaines de milliers de conteneurs qui débarquent dans ses ports.
Entre 2012 et 2015, selon des statistiques officielles, plus de 900 personnes ont trouvé la mort à cause d’appareils de chauffage défectueux. Des médecins sont aussi très inquiets des effets sur la santé des cosmétiques importés.
Certes, les surfacturations ou la mauvaise qualité des marchandises constituent de vrais soucis pour les pouvoirs publics, mais elles ne sont pas de nature à compromettre le commerce entre les deux pays. En revanche, la rareté des investissements chinois ainsi que la crise financière qui frappe durement l’Algérie en raison de la baisse des prix du pétrole pourraient faire vaciller cet empire bâti sous le règne de Bouteflika.
« Les projets publics sur lesquels ils ont prospéré sont gelés ou annulés, prévient cet autre ex-ministre. Le gouvernement veut diviser par trois la facture des importations. On importera donc de moins en moins et on ne construira plus au même rythme que les années précédentes. Faute d’une vraie politique d’investissements durables susceptibles de créer de l’emploi et de la richesse, leur présence dans notre pays sera forcément remise en question. »
Mais dans l’esprit des travailleurs de la CSCEC qui s’activent sur le chantier de la Grande Mosquée d’Alger, pas de place pour le doute. Eux n’ont qu’une idée en tête : terminer au plus vite ce monument qui ne pourra pas être inauguré comme prévu en 2016.
* Décompte non exhaustif réalisé par Jeune Afrique.
LU TCHANG, SELF-MADE-MAN
La trajectoire des Chinois en Algérie n’est pas faite que de travail précaire et de cantonnement dans des bases de vie coupées du reste du pays. Certains ont su bâtir des fortunes. Lu Tchang – qui se fait appeler Stéphane -, 38 ans, vit son rêve algérien. Lorsqu’il débarque sans le sou en 2008 avec un visa de touriste, il ne parle par un mot d’arabe ni de français.
Il démarche les entrepreneurs locaux, frappe à toutes les portes et finit par décrocher un petit marché pour réaliser deux édifices. Huit ans plus tard, Lu Tchang est devenu le roi du bâtiment avec 10 000 logements réalisés ou en cours de réalisation et une armée de 1 000 ouvriers aux quatre coins du pays. Il voyage en business class et multiplie les réunions avec les promoteurs algériens, comme s’il avait passé toute sa vie à les côtoyer… Aujourd’hui, de sa villa avec piscine sur les hauteurs d’Alger, le Sichuan, sa province natale du centre-ouest de la Chine, lui paraît bien loin…
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