France : génocide des Tutsi au Rwanda, une omerta historique
Les travaux sur le rôle de Paris lors du génocide des Tutsi sont l’œuvre de journalistes ou d’associations. Très peu de chercheurs français s’y intéressent. Comment l’expliquer ?
« Les historiens français paraissent se détourner des débats qui agitent une partie de la société à propos du génocide des Tutsi. » Avec cette petite phrase, la chercheuse française Rafaëlle Maison a lancé un pavé dans la mare. L’affaire ne date pas d’hier. En 2014, cette professeure de droit public, spécialiste de justice internationale, avait créé la polémique lors d’un colloque pluridisciplinaire.
Son intervention a fait scandale, car l’intéressée, qui avait pris part en 2004 à la commission d’enquête citoyenne sur le rôle de la France dans cette tragédie, y pointait l’absence de travaux historiques de référence sur cette question sensible… deux décennies après les faits. En septembre dernier, elle est revenue à la charge à travers un long article publié dans La Vie des idées. Une controverse qui déchire le milieu feutré des chercheurs alors que l’opération Turquoise était lancée il y a tout juste vingt-deux ans, le 22 juin 1994.
« Je me contentais d’observer que le champ postcolonial, qu’il s’agisse de son volet politique ou de son volet militaire, est insuffisamment étudié en France », explique à Jeune Afrique Rafaëlle Maison, qui regrette que, depuis 1994, l’analyse de l’implication française au Rwanda soit laissée aux journalistes d’investigation et aux associations citoyennes.
Questions ouvertes et sujet clos
Un constat difficilement contestable, mais qui a pu donner l’impression que cette agrégée de droit, en critiquant l’approche anthropologique de la nouvelle génération d’historiens – qui s’intéressent davantage aux dynamiques populaires qu’aux logiques étatiques qui ont nourri le génocide de 1994 -, instruisait un procès en désertion. « Ce qui me gêne, en fait, c’est qu’ils ont tendance à rejeter ce qui est produit par les militants et les journalistes dans le champ de la polémique, de l’engagement », résume-telle.
« Je ne vois pas pourquoi le fait d’être française m’assignerait à travailler sur le rôle de la France », se défend Hélène Dumas, auteure du Génocide au village (Seuil) et représentante de cette « jeune recherche » constituée autour de Stéphane Audoin-Rouzeau, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris.
La recherche se focalise sur la violence populaire, sur la dimension « vicinale » du génocide, au détriment des dimensions étatiques et internationales
« Nous n’avons pas d’œillères sur la question du rôle de la France, mais je ne souhaite pas me laisser dicter mon agenda de recherche par l’extérieur. » Et l’historienne de rappeler qu’en France la nouvelle génération de chercheurs travaillant sur le génocide se limite à quatre personnes, dont deux doctorants en histoire et une anthropologue. « Par ailleurs, Stéphane Audoin-Rouzeau s’est largement exprimé sur la question de l’implication française », rappelle Hélène Dumas.
« Du point de vue de l’analyse citoyenne et politique, je n’ai pas de divergences avec eux, admet Rafaëlle Maison. Mais j’ai parfois l’impression qu’est en train de se constituer un champ de recherche aseptisé, où l’on se focalise sur la violence populaire, sur la dimension « vicinale » du génocide, au détriment des dimensions étatiques et internationales, comme si celles-ci échappaient au champ historique. »
Un point de vue que ne partage pas l’historien François Robinet : « De Jean-Pierre Chrétien à Stéphane Audoin-Rouzeau, les historiens sont loin d’avoir délaissé la question de l’implication française. Des choses importantes s’écrivent dans les revues spécialisées et se disent lors des colloques. »
Par ailleurs, « les protagonistes français ne parlent pas, et les archives sont globalement inaccessibles », rappelle Hélène Dumas, qui vient elle-même de déposer une demande aux Archives nationales. En 2015, François Hollande avait en effet annoncé une déclassification des archives de l’Élysée portant sur ce sujet. Une volonté de « transparence » malheureusement non suivie d’effets.
Archives inaccessibles
« La liste des archives consultables se résume à 28 cotes pour la période 1981-1995 », déplore Hélène Dumas, ajoutant que pour la période la plus sensible (1990-1994) « il n’y a presque rien ». « Plus les chercheurs seront nombreux à travailler sur le sujet, plus ils seront en position de force pour accéder aux archives », estime la journaliste Maria Malagardis, auteure de plusieurs enquêtes sur le rôle de la France entre 1990 et 1994. Pour l’heure, l’omerta continue de régner.
En 2010, Stéphane Audoin-Rouzeau avait suggéré la création d’une commission franco-rwandaise composée d’historiens spécialisés auxquels seraient confiées « toutes les archives, civiles et militaires, dont disposent les États français et rwandais ».
« Je n’y crois pas trop, mais je devine que le blocage viendrait des autorités françaises », ironise le politologue Jean-Paul Kimonyo, membre, au Rwanda, de la commission Mucyo qui a enquêté de 2006 à 2007 sur l’implication française « dans la préparation et l’exécution du génocide ». « Le verrouillage actuel nous contraint à faire un travail de synthèse à partir de sources de deuxième main et d’archives filtrées par les autorités, ce qui n’est pas un travail d’historien », regrette Hélène Dumas.
Auteur d’une somme de référence sur le sujet, La France au cœur du génocide des Tutsi (éd. L’Esprit frappeur), le chercheur indépendant Jacques Morel relativise quelque peu ce constat : « Entre les annexes du rapport de la mission parlementaire française, les archives du TPIR, celles de la présidence Mitterrand qui ont fuité ou celles du Conseil de sécurité de l’ONU, il y aurait de quoi faire un vrai travail historique. » Et de rappeler que Pierre Vidal-Naquet, historien de la Grèce antique, a accompli un travail de référence sur la guerre d’Algérie sans attendre un accès officiel aux archives.
« En France, le génocide des Tutsi n’a pas eu le même écho que Vichy ou la guerre d’Algérie, tempère Hélène Dumas. Cet événement n’est pas enseigné à l’école, et la plupart des gens ne savent même pas qui a tué qui. » Dans l’immédiat, la jeune historienne entend donc œuvrer pour combler ce vide.
Rafaëlle Maison, Professeure de droit public à l’université de Paris Sud : « L’intervention des historiens permettrait une autre compréhension »
Pourquoi et comment la France a-telle soutenu un régime raciste, dans un pays où les milices hutu étaient en train de s’armer ? Comment l’armée française a-telle formé les Forces armées rwandaises ? Qui a présidé à la constitution et à l’exfiltration du gouvernement génocidaire ? La France a-telle aidé le gouvernement rwandais pendant le génocide ? Pourquoi a-telle abandonné, en avril 1994, les employés tutsi de l’ambassade de France et du Centre culturel français ?
C’est cette grande question qui est complètement éludée par la « jeune recherche » française […]. On ne peut que regretter ce désintérêt, car l’intervention des historiens de profession permettrait une autre forme de compréhension de l’événement, une autre lecture des sources par exemple.
Jean-Paul Kimonyo Auteur de Rwanda, un génocide populaire (éd. Karthala) « Le sujet reste tabou »
Cette polémique vient peut-être de la posture engagée de l’intellectuel français, de Zola à Vidal-Naquet en passant par Sartre. Mais elle ne doit pas occulter que les historiens français font un excellent travail sur les dimensions internes du génocide, alors qu’ailleurs on déplore des travaux quasi révisionnistes. Cependant, il est vrai que le sujet reste tabou en France, ce qui n’est pas sans incidence sur le travail des chercheurs : un historien pourrait-il faire carrière au sein d’une institution française en se spécialisant sur cette question ? J’en doute.
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