Bénin : comment Patrice Talon gouverne

Il mène une vie discrète, communique peu et gouverne conseillé par quelques intimes… Au pouvoir depuis trois mois, Patrice Talon semble vouloir appliquer à la tête de l’État la recette qui a fait sa fortune. Rencontre avec un président pas comme les autres.

Chez lui, à Cotonou, mi-juin. © Lee Gotemi pour JA

Chez lui, à Cotonou, mi-juin. © Lee Gotemi pour JA

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Publié le 11 juillet 2016 Lecture : 9 minutes.

Dans le salon de sa résidence de Cotonou, une villa d’architecte moderne plantée au bout d’un discret chemin poussiéreux, à deux minutes seulement du palais présidentiel, Patrice Talon pose pour la photo. Le nouveau président béninois goûte peu l’exercice. Il rajuste les manches de son costume bleu nuit, resserre le nœud de sa cravate, esquive l’objectif avant de finalement afficher un large sourire.

Paradoxe d’un homme ayant toujours fui la lumière mais chez qui tout exprime cette confiance proche de l’insolence animant ceux à qui la vie a souvent souri. Un homme qui exerce, depuis le 6 avril, la plus haute fonction de l’État.

Le contraste avec son prédécesseur est saisissant, quasi caricatural

Dehors, les fortes pluies de ce mois de juin semblent avoir déteint sur l’humeur des Béninois. Trois mois après l’investiture de Patrice Talon, 58 ans, les premiers mécontentements se font entendre, et les syndicats s’agitent. Dans les salons des grands hôtels de Cotonou, devant les kiosques à journaux ou dans les cercles politiques, on s’interroge : qui est donc ce président que l’on voit si rarement ? C’est donc ça, un homme d’affaires qui devient chef de l’État ?

Président discret et minimaliste

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Il faut dire que le contraste avec son prédécesseur est saisissant, quasi caricatural. Omniprésent, Thomas Boni Yayi médiatisait la moindre de ses activités. Il se proclamait homme du peuple, pouvait se rendre au bureau à l’arrière d’un zémidjan ou faire son footing en pleine ville. Talon, lui, ne communique presque pas et refuse que la plupart de ses déplacements soient couverts par la presse.

En mai, quand il reçoit l’homme d’affaires nigérian Aliko Dangote, c’est dans la plus grande discrétion. Même les comptes rendus des Conseils des ministres, qui, depuis Mathieu Kérékou, sont attendus et suivis par beaucoup de Béninois, ont été allégés.

Notre peuple a été habitué à la politique spectacle mais je ne suis pas un homme de spectacle

Anecdotique ? Pas tant que ça. « Martin Dohou Azonhiho, le ministre de l’Intérieur de Kérékou, avait théâtralisé l’exercice, raconte un communicant influent. C’était un militaire charismatique. Il avait une moustache, le crâne rasé et une voix forte. Il achevait toujours sa lecture par les nominations. La tradition avait perduré, mais désormais c’est fini. Les citoyens sont frustrés, et cela crée de la confusion, voire de la cacophonie. »

L’argument n’ébranle pas le nouveau président. « Notre peuple a été habitué à la politique spectacle. Je ne suis pas un homme de spectacle, je ne l’ai jamais été, explique-t-il. Je suis arrivé à cette fonction parce que je suis un homme de défis, mais je mène une vie discrète et j’ai plaisir à rester le même. »

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Même ses plus proches collaborateurs le disent insaisissable. « Avec lui, on ne peut jamais prévoir », résume l’un d’eux ; « Quand il doit s’exprimer, ou lors des entretiens avec les délégations officielles, il refuse systématiquement d’écrire ses discours », précise un autre. Au risque parfois de déraper, comme lorsqu’il évoque, fin avril à Paris, « le désert de compétences » dont souffrirait le Bénin – la sortie, improvisée, lui a valu une volée de critiques acerbes.

Ce Patrice Talon-là n’est finalement pas si éloigné de celui qui a bâti un empire industriel dans l’anonymat le plus total. Lui qui note tous ses rendez-vous dans un petit agenda noir applique à la tête de l’État les méthodes et le sens de l’organisation qui lui ont permis de faire fortune et d’être élu. Hostile au folklore qui entoure la fonction présidentielle, il semble vouloir la modeler à son image.

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Sa sécurité est très discrète, il circule dans des cortèges réduits à bord de deux de ses voitures personnelles – un 4×4 Range Rover et une Bentley – et travaille le plus souvent chez lui.

« Je ne peux pas travailler à la présidence. Qui a déjà vu du marbre dans un intérieur ? On dirait une pièce d’eau », lance-t-il, un brin moqueur, en décrivant l’un des salons du dernier étage du palais présidentiel, où Boni Yayi avait pris ses quartiers. D’une manière générale, la Marina ne lui plaît pas. Il lui préfère l’ancienne présidence, située juste à côté, qu’il veut restaurer.

Hommes de confiance, hommes d’affaires

Au sein du gouvernement, Patrice Talon laisse une grande latitude à ses vingt et un ministres, qui le décrivent pour la plupart comme très disponible. « Leurs compétences nous permettent de passer directement par eux, sans avoir à solliciter le président. On gagne du temps », apprécie un diplomate occidental.

Ses principaux relais sont le garde des Sceaux, Joseph Djogbenou (son ancien avocat), le ministre des Finances, Romuald Wadagni (un ancien du cabinet Deloitte tout juste âgé de 40 ans), le ministre des Affaires étrangères, Aurélien Agbénonci, ainsi que les ministres d’État Abdoulaye Bio Tchané et Pascal Irénée Koupaki (tous deux ont été candidats à la présidentielle). Si le rôle du premier, officiellement chargé du Plan et du Développement, reste à affiner, c’est au second, nommé secrétaire général de la présidence, qu’a été confiée la coordination de l’action gouvernementale.

Talon et Koupaki se connaissent depuis longtemps ; ils ont même été amis. Talon apprécie le côté pointilleux de cet ancien de la BCEAO, qui fut le Premier ministre de Boni Yayi de 2011 à 2013. Chaque lundi, Koupaki et Bio Tchané président un conseil interministériel durant lequel le gouvernement prépare, sans le chef de l’État, les dossiers qui seront arbitrés en Conseil des ministres le mercredi.

Le poids de Koupaki est contre-balancé par la nomination au poste de conseiller spécial de Johannes Dagnon, chargé de faire le lien entre le gouvernement et la présidence.

Cousin maternel et ami d’enfance de Patrice Talon – ils ont grandi dans le même quartier de Porto-Novo -, cet expert-comptable, patron du cabinet Fiduciaire d’Afrique, a dans le passé payé de sa personne cette proximité, puisqu’il a été incarcéré pour complicité présumée pendant seize mois, en 2013-2014, lorsque l’homme d’affaires était accusé de tentative d’empoisonnement et de coup d’État contre Boni Yayi.

Bien qu’autonome, le président ne manque pas de consulter très régulièrement des personnalités qui n’ont aucune fonction officielle, mais dont le rôle n’est pas à négliger.

Il y a ce premier cercle, constitué d’amis et d’hommes d’affaires qui l’accompagnent depuis des années : le spécialiste des assurances Mathieu Adjovi, l’expert-comptable et franc-maçon Eustache Kotingan et, surtout, son homme de confiance, Olivier Boko. Ce richissime opérateur économique de 53 ans fut pendant longtemps le relais entre Talon et Boni Yayi ; il intervient directement dans certains dossiers qu’il maîtrise parfaitement et dans des secteurs où il est très introduit, comme les douanes.

Absent de tout organigramme officiel, le patron de la société Denrées et Fournitures agricoles accompagne le président lors de ses déplacements importants. Les deux hommes se connaissent et se comprennent comme personne. Moins proches, mais eux aussi sollicités, le patron du groupe de presse Le Matinal, Charles Toko, et l’avocat Séverin Quenum.

Il donne l’impression de vouloir gérer l’État comme le conseil d’administration d’une entreprise

S’il lui arrive, au gré des dossiers, d’élargir la liste de ses interlocuteurs, à Cotonou, certains regrettent que le président soit majoritairement entouré d’acteurs du secteur privé.

« Il a encore des réflexes d’homme d’affaires et donne l’impression de vouloir gérer l’État comme le conseil d’administration d’une entreprise. Or il est maintenant le patron de l’Administration publique, et il a besoin de connaisseurs pour en décrypter les rouages », s’inquiète le directeur général d’une importante société d’État. Une situation qui alimente également les craintes de conflits d’intérêts entre les anciennes activités de Patrice Talon et ses nouvelles fonctions.

« Le président connaît tous ces acteurs depuis les années 1990. Il sait quelles sont leurs forces et leurs faiblesses, sur quels dossiers leurs compétences peuvent servir », justifie un proche. « Talon écoute beaucoup. Mais quand il est convaincu de quelque chose, il n’en démord pas. C’est un têtu », nuance notre directeur général.

Garantir le poids de la volonté du peuple

L’une des mesures phares que le nouveau chef de l’État ambitionne de mettre en place en est l’exemple parfait : le mandat présidentiel unique pourrait d’ailleurs devenir le symbole de son quinquennat.

Patrice Talon est convaincu que cette réforme pourrait éliminer « ce qui empêche un gouvernant d’être compétent, bon et efficace ». Il a balayé d’un revers de main les fortes réticences exprimées par une partie de ses proches. Aujourd’hui encore, certains doutent de la nécessité d’une telle mesure. « Mais le sujet lui tient tellement à cœur qu’ils n’osent plus dire qu’ils sont contre », assure un membre de la commission des réformes politiques et institutionnelles.

S’il y tient tant, poursuit la même source, c’est « parce qu’il a compris que tout ce que l’on a construit peut être remis en question en un instant par le bon vouloir d’un seul homme. Il veut verrouiller les réformes pour que même le diable ne puisse pas les modifier sans l’accord du peuple ».

Le 28 juin, la commission a remis son rapport au chef de l’État sans parvenir à trancher sur la question (deux options lui ont été présentées : le mandat de cinq ans renouvelable une fois ou bien un mandat unique rallongé à six ou sept ans). Le gouvernement va proposer un projet de loi, qui devrait être soumis au Parlement puis à référendum avant la fin de l’année.

Un ancien ministre de Boni Yayi, en très bons termes avec Talon, craint malgré tout que le mandat unique « ne le détache trop du peuple » : « Un président ne peut pas dire : « Je fais ce que je veux ». Talon va trop loin. On a l’impression qu’il veut dépouiller la fonction de chef de l’État de ses pouvoirs afin d’être en mesure, dans cinq ans, de demeurer un homme d’affaires si puissant qu’aucun président ne pourra le mettre en cause. » Comme si sa nouvelle fonction n’était, au final, qu’une simple parenthèse.

BUSINESSMAN UN JOUR…

Officiellement, le chef de l’État n’a plus aucune participation dans la myriade de sociétés qu’il contrôlait. « Même si vous l’avez cédé à un ami, à des partenaires, à des inconnus ou à vos enfants, vous gardez toujours un œil sur ce que vous avez bâti », confie-t-il à J.A., tout en assurant ne plus prendre part aux prises de décision.

La rapidité avec laquelle il a remis en selle les structures victimes de sa brouille avec Boni Yayi entretient la suspicion : levée des réquisitions sur six usines de la Sodeco (dont il était l’actionnaire majoritaire) et remboursement des 12 milliards de F CFA (environ 18,3 millions d’euros) d’indemnités dues par la société d’État Sonapra ; retour de l’Association interprofessionnelle du coton (AIC, qui fut dirigée par Mathieu Adjovi) ; relance de l’activité du port sec d’Allada (géré par la société Atral d’Eustache Kotingan) ; retour programmé de Bénin Control, société chargée dès 2011 de vérifier les importations et exportations au Port autonome de Cotonou (Patrice Talon en était l’actionnaire majoritaire avec Olivier Boko ; il lui a cédé l’intégralité de ses parts).

Le chef de l’État assume : « Fallait-il laisser la filière coton dans cet état de déconfiture ? Empêcher les privés, qui savent mieux faire que l’État, de reprendre leur place simplement par pudeur ? J’ai hâte de réparer ce qui est réparable, et je le fais avec bonne foi. »

La Matinale.

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