Tunisie : pourquoi la gauche n’y arrive pas
Alors que la révolution aurait dû lui donner des ailes, le camp progressiste vit un douloureux crépuscule. Divisé, souvent archaïque et incapable de changer de logiciel, il a été supplanté par les islamistes dans les classes populaires. Décryptage d’une faillite.
La gauche tunisienne a manqué son rendez-vous avec la révolution. L’événement, inattendu et prodigieux, aurait dû lui donner des ailes. La mobilisation populaire qui a provoqué la chute de Zine el-Abidine Ben Ali avait pour mot d’ordre le triptyque liberté, dignité et justice sociale.
Des emplois, moins de corruption, un meilleur partage des richesses entre les régions et les classes sociales, davantage de protection pour les plus faibles, plus de services publics : autant de thématiques clairement « de gauche » mais qui, cinq ans après, apparaissent comme autant de promesses déçues ou envolées. Les forces progressistes ont été laminées aux élections de la Constituante d’octobre 2011 et aux législatives de 2014, qui ont consacré la bipolarisation entre modernistes de Nidaa Tounes et islamistes d’Ennahdha.
Une gauche affaiblie et imprécise
Les raisons conjoncturelles – atomisation des listes, rivalités intestines, querelles d’ego et confiscation du leadership par les « opposants historiques » à la dictature – ne sont pas à négliger. Elles ne suffisent cependant pas à expliquer l’ampleur du désaveu.
La gauche, qui a connu ses grandes heures dans les années 1960 et 1970 dans le sillage du mouvement estudiantin, est aujourd’hui étiolée comme jamais. Elle reste influente dans le milieu syndical, dans certaines enceintes universitaires et dans le monde artistique, mais, politiquement, sa voix ne porte plus.
Il faut le souligner d’emblée : en Tunisie (et dans le monde arabe), le concept de « gauche » est hétéroclite et ambivalent. En Occident, le clivage gauche-droite est l’axe structurant des identités politiques. Il obéit largement à des déterminations socio-économiques. Schématiquement, le prolétariat et les travailleurs sont favorables à davantage d’intervention étatique, veulent plus de protection et de redistribution, alors que les indépendants et les classes possédantes souhaitent une réduction ou une maîtrise de la pression fiscale.
Le débat politique s’articule autour des prélèvements et de l’imposition. La gauche est réputée plus ouverte sur les questions sociétales, la droite, plus frileuse et conservatrice. Mais, dans le monde arabe, l’économie et les questions de fiscalité sont rarement au cœur du débat.
C’est particulièrement vrai en Tunisie, où, après une brève expérience socialisante qui a viré au fiasco dans les années 1960, l’économie a été évacuée du champ des passions politiques et abandonnée aux technocrates. Un consensus mou, fait de libéralisme tempéré et d’hyperrégulation étatique aux accents protectionnistes, a été instauré par le gouvernement de Hédi Nouira. Il n’a pas été remis en question frontalement après la révolution, comme si les élites politiques n’étaient pas outillées pour débattre d’économie.
De nombreux clivages
Les questions clivantes sont culturelles et sociétales : l’identité, avec la dialectique tunisianité/arabité, le rapport plus ou moins distancié à la religion, les libertés individuelles, le statut de la femme et la langue (avec les places respectives de l’arabe et du français).
Les Tunisiens sont blasés et hermétiques à toute utopie
Le clivage entre les modernistes et les tenants de l’authenticité culturelle (et religieuse) est l’axe structurant de la vie politique et oppose, schématiquement, les destouriens aux islamistes. Cette configuration particulière laisse peu d’espace à une offre « de gauche ». Un dernier paramètre psychologique complique encore l’équation.
Comme l’explique Hassen Zargouni, directeur de l’institut de sondage Sigma Conseil, les Tunisiens, cinq ans après leur révolution, sont blasés et hermétiques à toute utopie. Or la gauche vend du rêve, des utopies positives, aspire à changer la vie et à transformer la société. Le hiatus est net.
Historiquement, la gauche a émergé dans le sillage de l’orthodoxie marxiste-léniniste et du nationalisme arabe, baasiste ou nassérien. Elle s’est identifiée à la cause palestinienne, et l’anti-impérialisme a agi comme un prisme rassembleur. Les défaites militaires arabes successives – celle de 1967 restant la plus cuisante – et l’effondrement du communisme après 1989 ont considérablement diminué sa force d’attraction.
Socialisation en échec et discrédit
L’orientation socialisante affichée par les États postcoloniaux a créé un amalgame qui a aussi contribué à discréditer la gauche, laquelle, pourtant, les combattait. Il est difficile pour un Algérien qui a connu la faillite de l’État-FLN « démocratique et socialiste » de continuer de se réclamer du socialisme. Ce discrédit est plus diffus s’agissant de la Tunisie, mais il existe bel et bien.
Le reflux du nationalisme arabe et du baasisme a coïncidé avec la montée en puissance de l’islam politique, galvanisé par la révolution iranienne. Même si celle-ci a eu pour théâtre une nation chiite et persane, elle a représenté un bouleversement majeur.
Le Hezbollah, iranien puis libanais, et les Palestiniens du Hamas ont repris à leur compte, avec un certain succès d’ailleurs, l’étendard du combat anti-impérialiste et de la résistance à Israël, privant la gauche de l’un de ses thèmes de prédilection. À cette concurrence idéologique s’ajoute une autre, plus pernicieuse encore, sur le terrain social. L’islamisme, force objectivement réactionnaire, a réussi à s’imposer comme le héraut des « damnés de la terre », les mostazaafin (« déshérités »), dans la vulgate de Khomeyni.
Montée de l’islamisme
Aujourd’hui, partout dans le monde arabe sunnite, les périphéries urbaines, les fameuses « ceintures rouges », ont basculé dans le giron islamiste, actant le divorce douloureux entre une gauche renvoyée à sa composante « bourgeoise » – l’intelligentsia – et ce peuple d’opprimés au nom duquel elle prétendait parler, mais qui ne l’entend plus.
Cette évolution,, peut-être inéluctable, a aussi été favorisée par la politique cynique des régimes autoritaires, qui, dans un premier temps au moins, ont choisi de faire preuve de complaisance à l’égard des fondamentalistes pour contenir la gauche révolutionnaire, jugée alors plus menaçante. Le phénomène a notamment été observé en Tunisie dès le milieu des années 1970 et au Maroc. Les pétrodollars wahhabites ont fait le reste. Le combat entre le pot de terre et le pot de fer était par trop inégal…
L’attitude à adopter face aux islamistes a représenté une profonde ligne de fracture pour la gauche arabe au début des années 1990.
L’attitude à adopter face aux islamistes a représenté une profonde ligne de fracture pour la gauche arabe au début des années 1990. Fallait-il cautionner, même implicitement, la répression violente dont ceux-ci faisaient l’objet en vertu de la théorie du moindre mal (« pas de démocratie pour les ennemis de la démocratie ») ou, au contraire, faire cause commune avec eux au nom de la lutte contre la dictature ? C’est en Algérie que la question s’est posée avec le plus d’acuité, la gauche et les démocrates choisissant d’adopter une ligne « éradicatrice ».
Vingt ans plus tard, traumatisée par le passage au pouvoir de Mohamed Morsi, la gauche égyptienne, confrontée au même dilemme, adoptera la même réponse en soutenant le « coup d’État populaire » du maréchal Sissi. La gauche tunisienne, prise en tenaille entre Ben Ali et Ennahdha, tentera de naviguer entre ces deux écueils sans y parvenir complètement.
L’intelligentsia et l’opposition « tolérée », effrayées par la dérive meurtrière du FIS algérien, choisiront dans un premier temps de fermer les yeux sur les errements du régime policier, avant d’entamer une révision dogmatique au sein du collectif du 18-Octobre (un espace de dialogue informel entre les oppositions tunisiennes, islamiste et séculière), alors qu’une autre fraction, emmenée par Moncef Marzouki, président « démissionné » de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et fondateur du Congrès pour la République (CPR), optera pour un rapprochement progressif avec les tenants de l’islam politique et finira par apparaître comme un satellite d’Ennahdha.
L’accusation de « collaboration honteuse » avec la dictature sera l’un des arguments le plus fréquemment employés au cours de la campagne de 2011 pour disqualifier la gauche.
Soupçons de corruption
Non sans succès. Mais le handicap vraiment rédhibitoire pour elle demeure le soupçon infamant d’athéisme, agité à tout propos par ses détracteurs religieux. La gauche serait forcément matérialiste et viscéralement hostile à l’islam, et ce simple fait suffirait à la discréditer aux yeux d’une population restée très majoritairement attachée à sa religion.
Les nouvelles générations arabes, qui ont baigné dans le revivalisme religieux financé à coups de dizaines de milliards de dollars par les monarchies réactionnaires du Golfe, sont devenues aujourd’hui pratiquement imperméables à la pensée politique de gauche.
Une autre trajectoire était-elle possible ? Sans doute. Imaginerait-on aujourd’hui un syndicat ouvrier, progressiste, placé sous le patronage d’un éminent théologien ? C’est pourtant exactement ce qui s’est produit en Tunisie, en 1946, lors du congrès constitutif de l’Union générale tunisienne du travail, lorsque le cheikh Mohamed Fadhel Ben Achour fut porté à la présidence de l’organisation.
L’exemple des sociétés latino-américaines, pas moins religieuses que les sociétés arabes, est là pour rappeler que des convergences peuvent exister entre religion et socialisme anti-impérialiste (elles ont donné naissance à la théologie de la libération, vivement combattue, il est vrai, par les instances officielles de l’Église).
Une synthèse populiste de cet ordre n’a pas été possible dans le monde arabe, en partie par la faute de la gauche, trop dogmatique sur la question religieuse, et en partie à cause d’un verrouillage à double tour du champ religieux par les ultraconservateurs.
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