Tunisie : la gauche finira-t-elle pas se trouver un chef ?

Les partis de gauche se rejoignent sur les causes de leur échec, mais n’en demeurent pas moins divisés sur la stratégie à adopter. Revue de détail.

Hamma Hammami. © HICHEM

Hamma Hammami. © HICHEM

Publié le 12 juillet 2016 Lecture : 6 minutes.

Hamma Hammami, 64 ans, porte-parole du Front populaire

Ancien secrétaire général du Parti des travailleurs, émanation du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), longtemps interdit, Hamma Hammami est, depuis 2012, porte-parole du Front populaire, une coalition de onze partis d’extrême gauche de tendances diverses, des marxiste-léninistes aux baasistes en passant par les panarabistes. Opposant historique à Ben Ali, il a été l’un de ceux qui ont imposé la Constituante afin de rompre avec l’ancien régime.

À 64 ans, Hammami, qui ne se départ pas de ses positions radicales dans un paysage politique majoritairement libéral, est aujourd’hui l’une des principales voix de l’opposition et regrette que la famille de gauche n’ait pas réussi à avancer unie. Avec 15 sièges à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), sa coalition a cependant échappé au naufrage de la gauche grâce à son travail sur le terrain et aux positions des partis en lice, et se tient à distance égale de Nidaa Tounes et d’Ennahdha, au pouvoir.

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Toujours candidat mais jamais aux affaires, Hammami croit encore en une union de la gauche mais sait que la question du leadership constitue un obstacle, d’autant que beaucoup lui imputent une part de responsabilité dans les faillites précédentes des alliances de gauche. Sollicité pour participer à un gouvernement d’union nationale en juin 2016, le leader du Front a décliné l’offre, estimant que « l’initiative présidentielle ne vise qu’à un réaménagement de la coalition au pouvoir » et préférant rester en retrait.

Samir Taïeb, 59 ans, secrétaire général d’Al-Massar

Juriste et universitaire, Samir Taïeb rejoint en 2011 le mouvement Ettajdid, héritier du Parti communiste. Après les législatives de 2011, le parti quitte le Pôle démocratique moderniste (El-Qotb) et devient en 2012 Al-Massar. Mais la nouvelle formation ne recueillera aucun siège en 2014.

Un échec que certains lient à celui de l’Union pour la Tunisie, coalition formée avec Nidaa Tounes et El-Joumhouri dans la perspective d’un vote moderniste utile – lequel a accentué la bipolarisation Nidaa-Ennahdha -, mais aussi à l’absence d’une figure emblématique capable de rassembler les forces démocrates.

La gauche doit se muer « en force de proposition »

« La gauche est traversée par plusieurs conflits idéologiques et ne parvient pas à formuler une synthèse constructive de son cumul d’expériences. Les directions des formations sont marquées par les idéologies et peinent à produire des solutions et des modèles », explique Samir Taïeb, pour qui la gauche doit se muer « en force de proposition ». « Ce passage de cap ne peut s’opérer qu’avec une expérience de la gouvernance ; il faut que la gauche accepte de se mouiller », assure le secrétaire général d’Al-Massar, qui se dit disposé à rejoindre un éventuel gouvernement d’union nationale.

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Mongi Rahoui, 52 ans, élu du Mouvement des patriotes démocrates au sein du Front populaire

Unique député du Mouvement des patriotes démocrates (El-Watad), parti de Chokri Belaïd, assassiné en 2013, Mongi Rahoui ne mâche jamais ses mots et a toujours fait figure de « Monsieur Propre », d’abord à la Constituante, puis à l’ARP. Il dénonce les abus et les privilèges, demande justice, brocarde le gouvernement et s’inscrit dans la droite ligne d’une idéologie marxiste-léniniste et panarabe opposée au grand capital.

Spécialiste en gestion, il lie l’échec de la gauche à son éparpillement dans une kyrielle de formations trop modestes par la taille et les moyens pour opérer une percée réelle. Il met à l’index les querelles d’ego et estime que le discours du courant de centre gauche manque de clarté et de détermination en regard du franc-parler de la gauche pure et dure.

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« Une société centriste, modérée, qui s’adapte plutôt qu’elle n’affronte » contribue aussi à marginaliser une gauche sans représentativité qui peine à fusionner dans un large rassemblement. Rahoui préconise une révision pragmatique de la pensée politique : « La réalité a changé, et les partis doivent s’émanciper de leurs références originelles et produire leur propre réflexion adaptée au terreau tunisien.

Une lecture économique, sociale, culturelle de notre rapport à nous-mêmes et à l’autre serait salutaire pour le progressisme en matière de production idéologique. »

Issam Chebbi, 58 ans, porte-parole d’El-Joumhouri

Cet ancien député de la Constituante est l’actuel porte-parole du parti El-Joumhouri (Parti républicain), ancien Parti démocrate progressiste (PDP), dominé par la figure de son frère, Néjib Chebbi, jusqu’à son échec à la présidentielle de 2014.

Issam Chebbi impute le revers électoral de son parti, qui ne compte qu’un élu à l’ARP, contre sept à la Constituante, « aux calculs partisans de ses anciens alliés, Afek Tounes et Al-Massar ». De tendance socio-libérale, l’ex-PDP fut l’un des principaux opposants à Ben Ali, mais, depuis 2011, il a pâti de sa position ambiguë et consensuelle vis-à-vis des islamistes, ainsi que de la mainmise de ses fondateurs sur l’appareil du parti, laquelle a abouti à une hémorragie de militants.

Au nom de la démocratie, El-Joumhouri a ainsi soutenu, en mai 2016, Hizb Ettahrir, parti salafiste interdit, dont le congrès avait été annulé. Bien qu’isolé, le parti n’en continue pas moins de penser que l’union fait la force et de chercher des alliances.

Après avoir proposé, en février 2016, la création d’un large front d’opposition composé des « forces démocrates et progressistes », le cadet des Chebbi, notaire de formation, affiche aujourd’hui son soutien à l’initiative présidentielle préconisant la formation d’un gouvernement d’union nationale, qu’il conditionne cependant « à l’élaboration d’un programme clair listant les priorités ».

Mohamed Abbou, 50 ans, fondateur du Courant démocratique (Al-Tayar)

Brièvement ministre chargé de la Réforme administrative en 2011, cet avocat a très vite pris ses distances avec le gouvernement provisoire et, surtout, avec le président Moncef Marzouki et son parti, le Congrès pour la République, dont il était le secrétaire général. En 2013, il fonde le Courant démocratique (CD), qu’il positionne comme une alternative politique porteuse d’une vision sociale-démocrate et qui obtiendra trois sièges à l’ARP, dont l’un reviendra à son épouse, Samia.

L’objectif principal du CD est de préserver les acquis de la révolution. Mohamed Abbou distingue une gauche ancienne, souvent radicale, opposante historique à Ben Ali, mais qui est handicapée par des malentendus, notamment sur la question identitaire, et par des différends idéologiques, et une nouvelle gauche, décomplexée par rapport à l’identité mais qui prône la séparation de l’État et de la religion.

« Le renouveau de la gauche passe par davantage de prises de position claires et moins de combats idéologiques, que le peuple ne comprend pas », déclare le fondateur du CD, qui aurait décliné l’invitation à participer à un gouvernement d’union nationale. « La gauche développe des discours mais reste improductive », ajoute-t-il. Pour ce tribun toujours droit dans ses bottes, la gauche doit modifier la forme de son discours sans en changer le fond pour devenir productive et audible.

Gilbert Naccache, 77 ans, cofondateur du mouvement Perspectives et du collectif citoyen Doustourna

Ses amis et camarades le surnomment affectueusement Papy. Gilbert Naccache, 77 ans, est une figure emblématique, presque légendaire, de la gauche tunisienne. Ingénieur en agronomie, il a participé, à Paris, au milieu des années 1960, à la création du Groupe d’études et d’action socialiste en Tunisie (Geast), qui éditera la revue Perspectives, laquelle donnera son nom à un mouvement d’inspiration maoïste.

Revenu en Tunisie, il est arrêté au printemps 1968 après une série de troubles à l’université et lourdement condamné par la Cour de sûreté de l’État, au terme du premier grand procès politique contre la mouvance de la gauche radicale. Il passera au total une dizaine d’années en prison, jusqu’à sa libération, en 1979, et connaîtra les mauvais traitements et la torture. Écrivain, il a raconté son expérience carcérale dans un livre devenu célèbre, Cristal, paru en 1991.

Resté inflexible quant aux principes révolutionnaires, il est en revanche particulièrement critique à l’égard du fonctionnement des partis politiques traditionnels, fussent-ils de gauche.

Après la révolution, en 2011, il a, avec d’autres, joué un rôle de « passeur » en contribuant à l’une des initiatives les plus originales de la période : la création du réseau Doustourna, « notre Constitution ». Un collectif citoyen qui a rédigé un avant-projet de Constitution pour une société démocratique, décentralisée et laïque, véritable esquisse d’un nouveau contrat social pour la Tunisie.

Doustourna a présenté des listes indépendantes à la Constituante mais n’aura aucun élu. Ses listes auront cependant eu le mérite d’ouvrir le débat sur l’un des totems hérités de l’ère Bourguiba : l’article 1er de la Constitution qui fait de l’islam « la religion de l’État ».

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