Gabon : dans la tête d’Ali Bongo Ondimba

Le chef de l’État, qui brigue un deuxième mandat en août, est à la fois surexposé et méconnu. Comment et avec qui dirige-t-il ? Que pense-t-il vraiment ? Portrait en forme de bilan.

Ali Bongo Ondimba, le 20 novembre 2009 à Paris. © Michel Euler/AP/SIPA

Ali Bongo Ondimba, le 20 novembre 2009 à Paris. © Michel Euler/AP/SIPA

MARWANE-BEN-YAHMED_2024

Publié le 12 juillet 2016 Lecture : 11 minutes.

Il est, comme souvent en Afrique mais peut-être plus qu’ailleurs, l’élément central de la prochaine élection présidentielle, prévue le 27 août. Ali Bongo Ondimba (ABO), 57 ans, chef de l’État sortant, fils et successeur d’Omar, cristallise l’attention. Des électeurs, de ses opposants, des observateurs, des médias ou des partenaires historiques du pays, au premier rang desquels figure la France.

La planète Gabon tourne autour de celui que l’on surnommait Baby Zeus du vivant de son père, devenu Zeus tout court depuis octobre 2009, date de son investiture. Champion des uns, adversaire détesté des autres. Paradoxalement, malgré sa surexposition, ABO demeure un personnage méconnu. Il faut dire que l’homme se livre peu et n’accorde que très parcimonieusement sa confiance.

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Si son parcours, compte tenu de son patronyme, est connu de tous, il en va tout autrement de son tempérament, de sa psychologie et de ses convictions profondes, qui sont pourtant des clés indispensables pour décortiquer et comprendre le septennat qui vient de s’écouler.

Et mesurer, en filigrane, les lignes de fracture qui parcourent ce Gabon en mutation : entre celui d’hier, qui plonge ses racines dans l’ère coloniale et a été façonné par quatre décennies d’État-providence aux mamelles duquel tout le monde se nourrissait, bercé par les comptines d’un « Papa Omar » tout à la fois chef de l’État, de la famille et du village ; et celui de demain, censé être plus moderne, plus performant, qui aura diversifié une économie longtemps fondée sur la rente (pétrole, minerais, bois) et où les valeurs travail et compétitivité auront remplacé le culte de l’argent facile et du détournement des deniers publics, véritable sport national.

Tel père tel fils ? Pas vraiment…

Élu au forceps avec près de 42 % des suffrages en 2009 (ses deux adversaires, feus André Mba Obame et Pierre Mamboundou, ont recueilli ensemble plus de 50 % des voix et contesté sa victoire), « Ali » se présente à l’époque en héritier naturel d’un système usé jusqu’à la corde, la dernière décennie de règne de son père ayant poussé à leur paroxysme l’immobilisme et la gabegie.

Élevé au cœur du pouvoir, à bonne école même auprès d’un père hors norme, ABO maîtrise tous les rouages de ce système, ses avantages – l’inertie, la distribution de postes ou de prébendes et l’argent permettent d’avoir la paix et de contrôler tout le monde -, mais surtout ses tares. Trop de boulets, trop de fers aux pieds pour un pays qui désespère de trouver son second souffle. Le potentiel du Gabon est immense, il a besoin d’être libéré.

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Une infime minorité vit dans une véritable tour d’ivoire, roule en voitures de sport hors de prix, boit du champagne, voyage en première classe les bras chargés de sacs Vuitton, gagne des montagnes de francs CFA sur le dos de l’État, surfacturant ici, obtenant des marchés de gré à gré ou spéculant là… L’écrasante majorité, elle, vit péniblement, au rythme des délestages et des coupures d’eau, le plus souvent dans la précarité.

Ali sait que la situation est intenable. Il sait aussi que bientôt il n’y aura plus grand-chose à partager : l’or noir, dont la production ne cesse de chuter, n’est de toute façon pas éternel.

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La rupture est inévitable. Il l’a annoncé pendant une campagne au cours de laquelle il a dévoilé une personnalité aux antipodes de ce que s’imaginaient les Gabonais. On le disait taciturne, peu loquace voire timide ; il est apparu décontracté, parfois drôle et sachant tenir meeting. En tout cas, il a son plan : diversification de l’économie et des partenaires du pays, à travers le Plan stratégique Gabon émergent (PSGE), d’un côté ; meilleure redistribution des richesses de l’autre. Ce qu’il n’a pas mesuré, ou mal en tout cas, c’est la formidable capacité de résilience d’un système qui, lui, n’a pas du tout envie de disparaître.

Jean Ping, en janvier 2015, à Libreville. L'ancien président de la Commission de l'UA est candidat à l'élection du 27 août. © STEVE JORDAN/AFP PHOTO

Jean Ping, en janvier 2015, à Libreville. L'ancien président de la Commission de l'UA est candidat à l'élection du 27 août. © STEVE JORDAN/AFP PHOTO

Ali incarne une nouvelle génération de dirigeants africains, différents de leurs aînés, peu comparables sur le plan de la stature, moins madrés, les pieds moins ancrés dans la glaise des terroirs éloignés de la capitale, mais plus modernes et plus ouverts. Son arrivée au pouvoir doit incarner un véritable renouvellement générationnel. Il s’efforcera, à la présidence, au gouvernement, dans l’administration ou au Parti démocratique gabonais (PDG), de promouvoir les jeunes. Pour cela, il faut pousser les barons vers la sortie.

Ce sera le cœur du front qui se liguera contre lui, la matrice des tensions qui étreignent le Gabon depuis sept ans : les anciens, à tous les échelons, ne veulent pas céder leur place. Le « petit jeune », qu’ils ont vu grandir, les agace. Tous savent qu’il ne les porte pas dans son cœur et qu’il se débarrassera d’eux à la première occasion.

Ils deviendront ses ennemis les plus acharnés. Ainsi de nombreuses têtes d’affiche de l’échiquier politique : les Zacharie Myboto, Idriss Ngari, Jean Eyeghé Ndong et consorts au début de son règne, les Jean Ping, Guy Nzouba-Ndama, René Ndémezo’o Obiang ou Léon Paul Ngoulakia plus récemment.

Son management est à l’image du personnage, différent de celui pratiqué par son père. L’homme n’est guère patient, il aime les lignes droites et supporte difficilement tout ce qui ralentit ou entrave son action. Il aurait également aimé gérer le pays comme un patron de grande multinationale : fixer le cap et la stratégie, recruter des maîtres d’œuvre dévoués et déléguer. Las, cela ne fonctionne pas ainsi au Gabon : il apprendra très vite que le chef, en Afrique, doit avoir un œil sur tout et gérer lui-même petits et grands dossiers.

Cherche Premier ministre désespérément

Tout avait pourtant plutôt bien commencé avec son premier chef du gouvernement, Paul Biyoghé Mba, de l’avis de tous le plus compétent, le plus efficace et le plus travailleur des trois qui auront été nommés pendant son mandat. Débuts en fanfare du mandat d’ABO, qui multiplie les gifles à l’ancien système : reprise en main sévère, annonce de la fin des privilèges, audits en tout genre, fonctionnaires fantômes rayés des listes, caciques cacochymes écartés… La peur étreint les « grands quelqu’uns », les makaya (hommes de la rue) applaudissent. Cela durera un peu plus de deux ans.

Mais panier de crabes des palétuviers gabonais oblige, Biyoghé Mba sera sacrifié sur l’autel des ambitions politiques des uns et des autres. Au Palais, certains le soupçonnent de rouler pour lui-même et de penser à 2016. Une interview accordée à J.A., dans laquelle il s’exprime un peu trop personnellement au goût de certains, scellera son sort.

Il paiera également sa volonté d’autonomie par rapport aux agences et au cabinet du chef de l’État, qu’il accuse de trop interférer dans le travail du gouvernement. Bye-bye Biyoghé, bienvenue Raymond Ndong Sima.

Au passage, le président en profite pour donner un nouveau coup de canif aux vieilles traditions, qu’il juge dépassées : le nouveau Premier ministre est un Fang natif d’Oyem, dans le Woleu-Ntem, et non plus sélectionné dans le vivier de la province de l’Estuaire, comme c’était le cas jusqu’ici. De plus, c’est un économiste issu du secteur privé.

Conscient des critiques sur son « hyperprésidence » très sarkozienne, Ali laisse faire et entame une deuxième phase : le gouvernement reprend le dessus sur le Palais et doit gérer.

À lui d’assumer et d’obtenir les résultats escomptés. Le président prend du recul, voyage – trop au goût de certains -, multiplie les visites d’État chez les nouveaux partenaires du pays, en Amérique du Nord, en Asie, au Moyen-Orient. Cela sied mieux à son tempérament et à ses envies. Il aime sortir du Gabon, aller à la rencontre de nouveaux horizons et de nouveaux interlocuteurs.

Mais c’est l’échec. Les chantiers n’avancent pas, la promesse de construction de 5 000 logements par an reste un vœu pieux. Les premières critiques sur son action, et non plus sur sa personne, apparaissent.

Exit Ndong Sima après cette nouvelle phase de deux ans. Ali cherche la perle rare pour le remplacer : il a besoin d’un poids lourd du PDG, un Fang toujours, mais qui ne cherche pas à s’émanciper et accepte de travailler avec la présidence, donc avec le directeur de cabinet, Maixent Accrombessi . Un bon et fidèle soldat, en somme. Ce sera Daniel Ona Ondo, pas franchement un jeunot.

Mais cet économiste policé et compétent rassure le chef de l’État, même s’il n’a pas la réputation du foudre de guerre tant recherché. Débute la dernière phase avant la présidentielle : il faut rattraper le temps perdu, achever les grands chantiers, mettre l’accent sur la résolution des problèmes sociaux et… (re)faire de la politique à l’ancienne.

Les anciens barons ? « Ils savent que je sais »

ABO, qui sait combien cette politique à l’ancienne a coûté au pays, rechigne à composer avec des personnalités dont le seul intérêt réside dans leurs capacités à mobiliser des électeurs dans leurs fiefs respectifs. Ali n’est pas Omar, tout le monde l’aura compris : il est beaucoup moins accessible, n’aime pas perdre son temps avec des gens dont il n’apprécie pas les qualités intellectuelles ou humaines.

Il déteste par ailleurs tous ceux qui ont profité des largesses de son père et dont il considère qu’ils ne lui ont rien apporté ou, pis, qu’ils se sont mal comportés.

De g. à dr. : les opposants Louis Gaston Mayila, Pierre Maganga Moussavou, Zacharie Myboto et Jules-Aristide Bourdes-Ogouliguende. © PATRICK FORT/AFP PHOTO

De g. à dr. : les opposants Louis Gaston Mayila, Pierre Maganga Moussavou, Zacharie Myboto et Jules-Aristide Bourdes-Ogouliguende. © PATRICK FORT/AFP PHOTO

« Depuis trente ans, nous a-t-il confié un jour, je suis témoin des allers-retours de pseudo-barons entre le PDG et l’opposition. Dans la pièce où nous parlons, dans ce fameux salon marocain de la présidence, passaient en catimini le soir ceux qui criaient dans la journée… J’ai été bien élevé et mon père m’a enseigné la discrétion. Il y a donc des choses que je ne dis pas. Mais je les voyais et ils me voyaient. Ils savent que je sais. Moi, je suis totalement à l’aise. Peuvent-ils en dire autant ? »

Cette aversion pour les girouettes ou les visiteurs du soir qui entendent monnayer leurs services quitte à proférer des menaces pour obtenir gain de cause est un profond marqueur chez lui.

Son intransigeance poussera certains, comme Robert Bourgi, jadis très en cour chez celui qu’il aimait appeler « Papa » – lequel était par ailleurs fort généreux avec cet avocat qui ne plaide jamais -, à basculer dans le camp des ennemis du président. Un trait de caractère qui, d’ailleurs, agace certains proches d’Ali.

Comme cet ami de longue date, aujourd’hui ambassadeur, qui aimerait que « le président fasse parfois un peu plus fi de ce qu’il pense des uns et des autres et force sa nature dans son propre intérêt. Même si des types comme Bourgi n’ont rien de respectable et ne pensent qu’à l’argent, nous n’avons pas besoin de nous créer nous-mêmes des ennemis. Il suffit parfois de pas grand-chose, un coup de téléphone, quelques subsides, pour faire rentrer dans le rang certains frustrés de l’ère Ali tentés de nourrir les rangs de l’opposition ».

Entre management et jeu de chaises musicales

Comme nombre de chefs d’État africains, ABO doit jouer les DRH. D’un naturel méfiant, il s’entoure évidemment de personnes de confiance, qu’il connaît souvent depuis longtemps, notamment ceux qui étaient déjà à ses côtés au ministère de la Défense ou parmi les rénovateurs du PDG, cette bande de jeunes trublions qui voulaient dépoussiérer l’ancien parti unique, au grand amusement d’Omar Bongo Ondimba.

Et n’hésite pas à aller chercher ailleurs ce qu’il ne trouve pas au Gabon. Tous sont placés à des postes stratégiques. Mais certains doivent faire preuve de patience.

Proche parmi les proches, Maixent Accrombessi n’est ainsi pas nommé tout de suite directeur de cabinet. Il ne le deviendra qu’à la suite de la démission, fin 2009, de Jean-Pierre Oyiba, alors empêtré dans l’affaire des détournements au sein de la Beac (il sera blanchi par la suite). Étienne Massard, l’actuel secrétaire général de la présidence, n’a longtemps été que conseiller spécial, chargé notamment de l’environnement. Il est aujourd’hui le numéro deux du Palais après Accrombessi, avec qui il forme un duo redouté.

D’autres n’ont pas obtenu ce qu’ils escomptaient. Ali les teste et observe attentivement leurs comportements : ceux qui tairont leur frustration seront un jour ou l’autre récompensés, ceux qui étaleront leur acrimonie ou leurs états d’âme seront sanctionnés. Biyoghé Mba, toujours lui, n’a rien dit après son limogeage de la primature. Il est aujourd’hui de retour au gouvernement, au rang de ministre d’État…

Mais la « team Ali », ce n’est pas vraiment un groupe de personnes soudées qui travaillent main dans la main. Les inimitiés et les rivalités sont nombreuses, la plus marquante restant celle qui opposa Laure Olga Gondjout, secrétaire générale de la présidence au début du mandat, à Accrombessi. Engager un bras de fer avec ce dernier n’est jamais une riche idée : à la fin, c’est toujours lui qui gagne… Coups bas et pseudo-révélations distillées dans la presse sont légion. Ali laisse faire. On a même parfois l’impression que cette compétition exacerbée entre ses collaborateurs lui convient.

Les ressources humaines étant ce qu’elles sont au Gabon, c’est un peu le jeu des chaises musicales, au gouvernement comme à la présidence. Ali procède à de nombreux essais mais est souvent déçu. Il n’hésite cependant pas à donner leur chance à quelques jeunes qui ont généralement démontré leurs capacités dans le privé.

Comme avec Arnauld Engandji-Alandji, longtemps membre de « la crèche », ce groupe de jeunes conseillers dirigés par le chef de cabinet Liban Soleman, devenu aujourd’hui le directeur général de la Gabon Oil Company, la société nationale des hydrocarbures.

Demain le grand ménage ?

Près de sept ans après son élection, c’est l’heure du bilan et des grandes manœuvres. Beaucoup a été réalisé, notamment sur le plan des infrastructures. Ali sait cependant qu’il n’est pas allé au bout de sa logique de rupture, pourtant bien engagée lors des premiers mois de son mandat. Et que les attentes des Gabonais, immenses, n’ont pas été suffisamment satisfaites.

Mais désormais, les masques sont tombés. Il a face à lui tous les déçus de son règne, issus de son propre camp. Les anciens du père qui n’ont pas trouvé leur place dans le système du fils, pour l’essentiel. La liste de cette grande migration est impressionnante, elle pourrait même donner des sueurs froides au candidat à sa propre succession. Il n’en est rien : ABO aime les choses carrées et sait désormais sur qui compter.

Il a tout à fait conscience qu’il doit sa première élection aux nombreux poids lourds du PDG, membres éminents de l’ancien système, qui, par conviction ou par intérêt personnel, l’ont soutenu dans sa conquête du pouvoir.

Il vise désormais une deuxième victoire, seul ou avec ses propres troupes. Une victoire qui, d’après lui, lui permettrait enfin, ne devant rien à personne, de procéder au grand ménage qu’il n’a pu réaliser entre 2009 et 2016 et aux réformes qu’il entendait mener mais qui se sont heurtées à la résistance de tous ceux, notamment au sein de l’administration, qui ne goûtent guère le changement.

Et dans cette élection à un seul tour, pas sûr que la multiplication des candidatures de l’opposition – un casting qui rappelle furieusement un gouvernement de l’ère Omar – soit une si mauvaise nouvelle pour lui…

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