Michel Brunet : « Nos ancêtres étaient noirs, même en Europe »
Quelle est l’origine de l’humanité ? Les connaissances sur les singes concernent-elles l’homme ? Quelle est la place de l’Afrique dans ces recherches ? Éléments de réponse avec le découvreur de Toumaï au Tchad.
Professeur au Collège de France, directeur de la mission paléoanthro-pologique franco-tchadienne, Michel Brunet dirigeait l’équipe qui découvrit Toumaï, le plus ancien représentant de l’humanité connu à ce jour. Malgré quelques fractures consécutives à ses récents voyages dans les terres les plus froides de la planète, il a accepté de répondre aux questions soulevées par son nouveau livre, Nous sommes tous des Africains.
À la recherche du premier homme. Un voyage dans le temps qui nous entraîne plus de 7 millions d’années en arrière, à rebours des idées reçues.
Jeune Afrique : Votre nouveau livre a pour titre Nous sommes tous des Africains. Mais l’on y apprend que les premiers singes ne le sont pas !
Michel Brunet : Que les singes les plus anciens, à savoir les anthropoïdes, ne soient pas africains, c’est clair. Les formes les plus anciennes du continent se trouvent au Fayoum, en Égypte, et elles ont entre 35 et 36 millions d’années. En Asie, au Myanmar ou en Chine méridionale, des formes ayant quelque 50 millions d’années ont été découvertes.
Ces anthropoïdes sont passés très tôt en Afrique, sûrement il y a 40 millions d’années. À cette époque, une forêt tropicale humide s’étendait sur les pays que j’ai nommés, couvrait l’Afrique, se prolongeait sur l’Antarctique et remontait en Amérique du Sud.
C’est pour ça qu’après le Tchad vous fouillez désormais en Antarctique ?
Obligé de lever le pied en Afrique pour des raisons que je ne contrôle pas [les problèmes politiques au Sahel], je suis en effet allé voir en Antarctique, où la calotte glaciaire a recouvert la forêt tropicale. Je reviens tout juste de la Patagonie chilienne…
Comment procédez-vous dans vos recherches ?
On cherche dans des niveaux qui ont plus de 37 millions d’années, sur les Shetland du Sud ou sur la péninsule. On ne creuse pas la glace. On regarde en bord de rivage la coupe qui se fait naturellement. C’est comme dans le désert du Djourab (Tchad), ce sont le vent et les éléments qui creusent pour nous.
Vous cherchez quoi, et pour démontrer quoi ?
Les formes que l’on va trouver ne sont pas de la taille du gorille, elles font entre 500 grammes et quelques kilos et leurs dents ont la taille de celles des rongeurs, deux millimètres environ ! Quand vous partez chercher ça en Antarctique, il faut vraiment y croire !
Mais, à l’heure actuelle, certaines théories soutiennent que les anthropoïdes seraient passés d’Afrique en Amérique du Sud sur un radeau naturel dérivant entre les côtes de Guinée et celles du Brésil ! Ce n’est pas sérieux !
Les anthropoïdes seraient donc passés par l’Antarctique ?
En Libye, nous avons trouvé trois formes différentes d’anthropoïdes, dont une exactement identique sur le plan dentaire à celle que l’on trouve au Myanmar. Cela veut dire que ces anthropoïdes ont migré. Mieux, on a découvert à proximité des dents de rongeurs typiquement sud-américains.
Il n’est donc pas complètement idiot d’imaginer que ces formes qui nous viennent d’Asie ont gagné l’Amérique du Sud en passant par l’Afrique et l’Antarctique, avant l’englacement de ce continent il y a trente-cinq millions d’années.
L’évolution est imprévisible, c’est un phénomène contraint, contingent
Améliorer notre connaissance sur les ancêtres des singes, c’est important ?
Quand vous expliquez aux enfants qu’on ne descend pas du singe mais d’un ancêtre commun et que nos cousins les plus proches sont les chimpanzés, je vous assure que vous avez l’air malin quand un gamin vous interpelle en disant : « Dis, tu nous les as pas montrés, les chimpanzés fossiles ! » Et de fait, on ne connaît pas de chimpanzés fossiles. Moi, je crois avoir trouvé des coins où poussent des chimpanzés fossiles…
Au nord du Cameroun ?
Par exemple, oui. Mais il faut voir ce que l’on peut y faire, d’autant que je représente sans doute un bon parti pour Boko Haram…
Dans votre livre, vous parlez souvent d’une « évolution buissonnante ». Que voulez-vous dire ?
Il y a 15 000 ou 18 000 ans, nous étions deux espèces. Les néandertaliens se sont éteints il y a 27 000 ou 28 000 ans. Avec eux, l’homme de Florès et nous, ça fait trois espèces. Et il y a des époques, vers 4 millions d’années, où quatre ou cinq espèces différentes coexistaient.
On est très loin de cette image d’Épinal où vous voyez le singe qui descend de l’arbre et cette lignée qui se redresse petit à petit pour se terminer par un jeune homme en costume ou par une jeune dame en tenue plus légère. Ça, c’est scientifiquement faux ! L’évolution est imprévisible, c’est un phénomène contraint, contingent !
Nous sommes là parce que, entre autres, un astéroïde a éliminé une partie de la faune, il y a 65 millions d’années, dont les dinosaures, nous faisant passer d’un monde de reptiles à un monde de mammifères.
Et pour en revenir à notre groupe, tout part d’Afrique ?
Pour faire court, le plus ancien des hominidés connus, c’est Toumaï, avec 7 millions d’années. Deux millions d’années plus tard, il y a plein de préhumains, ils sont tous en Afrique et aucun ne quitte l’Afrique. Tous ceux que l’on connaît avant sont asiatiques, mais ils n’appartiennent pas au rameau humain. Celui qui a la bougeotte et va se déployer hors d’Afrique, c’est le genre Homo, et les premiers migrants sont des représentants du genre Homo.
Par où Homo sort-il du continent africain ?
Il y a sans doute deux points de sortie : le premier certainement via le Moyen-Orient et le second via Gibraltar, mais il faudra affiner notre connaissance. Je le redis, on n’a pas assez de fossiles, même si nous avons fait des progrès extraordinaires. Avec Yves Coppens, nous avons eu un même maître en paléontologie humaine à la Sorbonne, Jean Piveteau.
Quand il nous parlait d’hommes fossiles, il avait sous la main des néandertaliens de la Dordogne, c’est-à-dire dans le meilleur des cas des pièces de moins de 100 000 ans – disons entre 40 000 et 80 000 ans. Aujourd’hui, on est rendu à 7 millions d’années !
Ça s’est accéléré parce que dans les années 1970, quand Lucy a été mise au jour, on a pris conscience que nos racines étaient longues dans le temps et africaines. Aujourd’hui, Lucy, qui est considérée comme la grand-mère de l’humanité, avec 3,2 millions d’années, est à 4 millions d’années de Toumaï. Elle est plus proche de nous que de lui !
Vous dites « lui », mais au moment de sa découverte il y a eu des polémiques sur son appartenance au rameau humain, certains ont parlé de « gorillette »
Ce genre de polémique ne conduit à rien, sinon à affaiblir notre discipline. C’est de l’ordre de la croyance, et vous remarquerez que je n’ai rien écrit sur le sujet dans mon livre.
Mais notre moyen de locomotion, au départ, quel est-il ?
Dans la famille humaine on est bipède, mais bipède grimpeur. Ce n’est pas étonnant ! Un jeune homme comme Toumaï, au Tchad, vivait dans un environnement – on en connaît une centaine d’espèces – où l’on comptait trois tigres à canines supérieures en lames de sabre, dont l’un pesait environ 500 kg. Quand vous avez un voisin de ce type, il n’est pas inutile de savoir grimper aux arbres.
Cette aptitude va perdurer jusqu’à l’émergence du genre Homo, premier bipède terrestre strict. Enfin, je simplifie, c’est sûrement plus complexe que cela…
La théorie de l’East Side Story, qui plaçait le berceau de l’humanité sur la côte Est de l’Afrique, c’est terminé ?
Totalement. Si on résume, c’était le scénario selon lequel la savane originelle aurait nécessité le redressement afin de voir plus loin. Mais dans la savane, quand on se redresse, on ne voit pas beaucoup mieux, et les félins qui sont quadrupèdes ne se débrouillent pas si mal.
On n’a pas assez de fossiles
Il existe un scénario de remplacement ?
Moi, je crois qu’il est urgent de ne pas se presser. Sinon, vous vous comportez comme Idriss Déby ! Après la découverte de Toumaï, il m’a dit : « Avant, c’était East Side Story, maintenant, c’est West Side Story ! » Je lui ai répondu : « Tu veux que je remplace une théorie dont on vient de montrer qu’elle était inexacte par une autre théorie qui se révélera tout aussi inexacte lors de la prochaine découverte ? »
J’insiste : on n’a pas assez de fossiles ! On a besoin de gens qui aillent en chercher sur le terrain ! Ce que l’on sait demeure tout petit à côté de ce que l’on ne sait pas. Cette histoire qui est la nôtre, tout le monde veut la connaître, mais ce n’est qu’un livre avec un certain nombre de chapitres manquants… Et dès que l’on en ajoute un, il faut réécrire tout le livre.
La recherche de fossiles en Afrique, par des équipes africaines, c’est possible ?
Quand je suis arrivé au Tchad, on m’a demandé : « Tu fais quoi ? » J’ai expliqué mon travail et on m’a dit : « On n’a pas ça ici, c’est un métier de riches. » Quand j’ai rencontré Idriss Déby et que je lui ai expliqué mes projets, il a cru en moi. Longtemps après, il m’a complimenté en disant : « Professeur, tu es un homme formidable. »
Je l’ai regardé en riant et j’ai demandé pourquoi. « Tu te souviens pas ? Quand on s’est rencontrés la première fois, tu m’as dit que tu trouverais le plus ancien au Tchad. Ça n’a pas été facile, mais tu as tenu parole. » Au départ, comme il n’y avait pas de paléontologie au Tchad, je lui ai proposé de former des paléontologues jusqu’au doctorat. Je voulais les deux meilleurs, un de culture musulmane, l’autre de culture chrétienne.
On a mis en place un laboratoire de paléontologie, et ces deux jeunes sont venus à Poitiers pour leur maîtrise et leur thèse. L’un est devenu ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Mackaye Hassane Taïsso. Je n’étais pas content, mais quelque part, je suis fier d’avoir monté ce département de paléontologie.
Mais, depuis, la recherche paléontologique se poursuit-elle au Tchad ?
Il était hors de question pour moi d’aller dans un pays, de prendre et de ne rien donner. Je crois qu’on a construit une vraie collaboration. On a formé un médiateur scientifique, un sédimentologue, un préparateur de fossiles, accompagné six thésards…
Mais ce dont je suis le plus fier, c’est que la partie tchadienne de mon équipe a commencé, il y a deux ou trois ans, quand ça s’est gâté pour nous, à aller seule dans le désert. Et ils y ont fait une découverte merveilleuse qui n’est pas encore publiée : ils ont trouvé des restes qui viennent compléter ceux connus pour l’australopithèque Abel ! On a donc réussi à monter une équipe autonome qui peut trouver des fossiles, les ramener au laboratoire et les étudier.
Parallèlement, Déby a agrandi le Musée national [à N’Djamena] et créé une aile baptisée Toumaï. Je me suis battu à Poitiers pendant trente ans pour avoir un musée. Je n’en ai toujours pas, et le nom de Toumaï a été attribué au pôle multimodal, c’est-à-dire à la gare et au parking…
Et ailleurs en Afrique, on cherche des fossiles ?
Je connais deux autres pays africains qui ont des équipes compétentes, l’Éthiopie, où des élèves de mon collègue et ami le professeur Tim White, de l’université de Californie, à Berkeley, ont monté des structures. Et le Kenya, où la famille Leakey est très active.
Cette communauté d’origine devrait nous conduire à plus de tolérance, à plus de fraternité, à plus de respect, à plus d’empathie
L’intérêt des pays pour la paléoanthropologie reste tout de même modeste, non ?
L’intérêt est modeste, mais il faut mettre la machine en route. Ce que l’Histoire retiendra, c’est qu’on a ouvert un champ d’investigations énorme qui n’est plus restreint à l’Afrique du Sud et à l’Afrique orientale… Je compare ça à la mission de Neil Armstrong sur la Lune.
Il y a posé le pied et planté un drapeau. Ce n’est pas pour ça qu’il connaissait la Lune, mais il avait montré qu’on pouvait y aller et qu’on pouvait la connaître. Les hominidés les plus anciens sont au nombre de trois : Orrorin, au Kenya, Ardipithecus, en Éthiopie, et Toumaï, au Tchad.
Ce qui compte, c’est d’avoir ouvert cet immense territoire à la recherche. Après, vous prêchez un convaincu, il est dommage que toutes les équipes ne favorisent pas la transmission et la formation.
Malgré les évolutions, nous formons une seule espèce…
Nous sommes tous issus de la même communauté ancestrale, tous sans exception. Cela veut dire que nous sommes tous sœurs et frères, frères et sœurs. Cette communauté d’origine devrait nous conduire à plus de tolérance, à plus de fraternité, à plus de respect, à plus d’empathie.
Une autre chose est certaine, nous sommes tous des Africains et des migrants. Quand nous sommes arrivés en Europe – nos plus anciens ancêtres sont connus en Géorgie, dans le Caucase, à Dmanisi, et ils ont 1,8 million d’années – nous étions noirs. Pour des raisons que j’ignore, ça ne plaît pas.
Comment pouvez-vous savoir que nous étions tous noirs il y a 1,8 million d’années ?
En sciences, la seule certitude, c’est notre incertitude. Mais la probabilité qu’ils aient été noirs est plus forte que toute autre probabilité. L’adaptation à un climat chaud, c’est d’avoir une peau brune, l’adaptation à un climat froid, c’est d’avoir une peau blanche.
La couleur est due à un pigment qu’on appelle la mélanine. On pourrait penser qu’un Noir en produit beaucoup et qu’un Blanc comme moi en produit moins. Ce n’est pas vrai ! Nous en avons autant ! C’est une question de répartition. Dans un cas elle est répartie équitablement, dans l’autre elle est en paquets.
Vous vous rendez compte de toutes les larmes et de tout le sang que cela a fait couler ? Vous vous rendez compte ? Et après, certains prétendent que nous sommes intelligents !
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles