Qatar : Tamim le Modeste

Sur la scène internationale et médiatique, il est aussi discret que son père était exubérant. Question de style ? Pas seulement. Le jeune émir, au pouvoir depuis trois ans, doit composer avec des finances et un contexte géopolitique beaucoup moins favorables.

Le 11 mars, il assiste à l’exercice militaire Tonnerre du Nord en Arabie saoudite. © balkispress/ABACAPRESS

Le 11 mars, il assiste à l’exercice militaire Tonnerre du Nord en Arabie saoudite. © balkispress/ABACAPRESS

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 6 août 2016 Lecture : 8 minutes.

«À père prodigue, enfant avare », voudrait-on dire des souverains du Qatar, tant l’émirat du discret Tamim semble loin de l’orgueilleuse cité-État bâtie par son géniteur, Hamad le flamboyant. « Le temps est venu d’ouvrir une nouvelle page », avait annoncé ce dernier en cédant, de façon inédite dans les annales du Golfe, le trône à son fils favori le 25 juin 2013.

Trois ans se sont écoulés depuis que l’émir Tamim, aujourd’hui âgé de 36 ans, a été chargé d’écrire à son tour l’avenir de la petite péninsule, et, comme par magie, les fleuves d’encre que faisait couler sous Hamad la politique de Doha dans les domaines politique, médiatique, économique, culturel et sportif se sont presque taris.

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Au coeur des polémiques

Certes, au Sénégal, où le procureur général du Qatar obtenait fin juin la grâce de Karim Wade, emprisonné depuis trois ans pour enrichissement illicite, la plateforme politique Avenir Senegaal bi ñu bëgg a violemment dénoncé « l’immixtion du Qatar dans le dossier judiciaire », réveillant les accusations d’ingérence formulées auparavant de Beyrouth à Bamako.

Tandis qu’en France le projet de racheter à l’État le château de Grignon afin d’en faire un centre d’entraînement pour le PSG, club de foot financé par le Qatar, a fait dire à certains : « L’émir rachète Versailles ! » comme un écho de la folle rumeur qui avait couru en mars 2013 en Égypte selon laquelle Doha allait s’offrir les pyramides contre argent sonnant et trébuchant.

On est cependant loin des polémiques qui s’affichaient si régulièrement aux façades des kiosques à journaux avant la passation de pouvoir. Avec Tamim, le « vilain petit Qatar » serait-il rentré dans le rang ? « Le Qatar bashing [lynchage] marche encore un peu, mais les Qataris se sont rendu compte qu’ils étaient allés trop loin et cherchent désormais à faire profil bas. Le père avait gagné le maximum de notoriété et d’influence. Il a eu l’intelligence de passer la main au bon moment », décrypte le journaliste Georges Malbrunot, auteur en 2013, avec son confrère Christian Chesnot, de Qatar, les secrets du coffre-fort (Michel Lafon).

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La politique discrète du prince

Pour avoir voulu faire parler de lui dans tous les domaines, l’émirat avait fini par concentrer toutes les critiques, fondées ou fantaisistes. L’image promue par ses agences de communication et son influent groupe médiatique Al-Jazira , celle d’un émirat visionnaire, ami de tous et bienfaiteur du genre humain, s’effaçait derrière celle d’une pétromonarchie mégalomane et cynique, persuadée que son argent pouvait tout conquérir, les marchés, les partis politiques, les nations et jusqu’aux âmes.

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À Doha même, les ambitions internationales de Hamad faisaient grincer des dents parmi les nationaux qui, représentant moins de 10 % des 2,5 millions d’habitants, estimaient pour beaucoup qu’ils vivraient plus heureux sous un souverain plus discret.

Tamim est celui-ci. S’il ne renie rien de l’héritage de son père, qui voulait conjuguer traditions et modernité, il se montre plus prudent sans être timoré, plus conservateur sans verser dans la religiosité. « Son Altesse l’émir père a mené une révolution paisible qui a touché toutes les institutions de l’État et assuré la transition du pays du passé vers l’avenir. Son Altesse l’émir cheikh Tamim poursuit la mise en œuvre de la Vision 2030 adoptée en 2008 », souligne l’ambassadeur du Qatar à Paris Meshal Ibn Hamad Al Thani, soucieux de montrer la continuité du pouvoir et de sa stratégie.

Sur la scène internationale, c’est dans l’arène sportive que Tamim, président du Comité national olympique et mécène du PSG, avait construit sa notoriété, remportant notamment la bataille pour l’organisation de la Coupe du monde de football de 2022. Rares étaient les informations dispensées sur les attributions politiques du jeune prince héritier.

Apprentissage de la royauté

Si elle a surpris dans les rédactions occidentales, la passation de pouvoir de 2013 était toutefois préparée de longue date. Tamim avait été progressivement associé aux prises de décision dans tous les domaines de l’État depuis plusieurs années, gagnant une véritable popularité auprès de ses futurs sujets et imposant sa voix aux côtés de celles de son père et du cousin de ce dernier, alors Premier ministre et ministre des Affaires étrangères.

Grand ordonnateur de la politique économique et diplomatique de l’émirat, le très puissant Hamad Ibn Jassem Al Thani a été sommé de s’effacer à l’accession au pouvoir de Tamim, qui a pu placer ses hommes à des postes clés et ajuster son équipe jusqu’au remaniement ministériel de janvier 2016. Les deux Hamad gardent-ils une influence sur la politique qatarie ?

L’ex-émir reste un père et doit conseiller son fils, même si on ne le voit pas exercer de pression

« C’est une question qui relève presque des services de renseignements, assure le politologue Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen, à Genève. L’ex-émir reste un père et doit conseiller son fils, même si on ne le voit pas exercer de pression. Quant à Ibn Jassem, il n’a plus de fonction dans l’État et s’abstient de faire des déclarations. Pour quelqu’un de si loquace, il respecte bien le deal. C’est aussi un businessman prospère et très actif, qui sait que la poursuite de ses affaires a un prix : celui de ne pas se mêler de politique. »

Cherchant des explications sulfureuses à la révolution successorale de 2013, certains y voyaient la crainte de l’émir Hamad – qui avait lui-même renversé son père en 1995 – d’un coup d’État familial de la part de son puissant cousin. D’autres, le résultat de pressions venant des États-Unis et de l’Arabie saoudite, pour qui la politique étrangère de Doha sous Hamad, et notamment son soutien aux Frères musulmans, constituait une intolérable provocation.

« On prête souvent aux Américains et aux Saoudiens des intentions au-delà de ce qu’ils veulent ou peuvent demander, comme le fait de réclamer le départ d’un homme ou le changement politique, rétorque Hasni Abidi. Le retrait de Hamad était bien calculé et bien négocié : l’ancien émir avait toujours dit que sa vie politique aurait une durée limitée et il a préféré partir dans les meilleures conditions. L’eût-il fait aujourd’hui avec un baril à 35 dollars [environ 32 euros] plutôt qu’à 120 dollars, son départ aurait été beaucoup moins glorieux. »

Force est toutefois de constater que l’avènement de Tamim a coïncidé avec l’éclipse de la bonne étoile qatarie sur la scène internationale. Une semaine plus tard, le président égyptien Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans et démocratiquement élu, était renversé par l’armée à la suite d’une forte mobilisation populaire. Le 18 juin, absous de l’accusation d’espionnage au profit du Qatar, il était à nouveau condamné à la prison à vie pour d’autres motifs.

« Amis de tous »

Le dernier des 7,5 milliards de dollars prêtés par Doha au Caire sous le mandat de l’islamiste a été restitué le 1er juillet. De même, le départ du gouvernement tunisien, en octobre 2013, des islamistes d’Ennahdha, bien en cour chez l’émir Hamad, le manque d’aboutissement de sa politique en Libye, où le Qatar, envoyant des forces spéciales, a tenté pour la première fois l’usage du hard power, et les soupçons croissants de soutien aux jihadistes en Syrie ont achevé de mettre en exergue les limites d’une diplomatie trop expansionniste.

La politique extérieure qatarie suit sous Tamim les mêmes lignes que sous son père.

« Le Qatar se voulait l’ami de tous, mais avec le Printemps arabe il a cassé cette image en prétendant passer du rôle de médiateur à celui d’acteur, misant sur la montée en puissance de l’islam politique. Ce pari a été un échec et lui a attiré des haines. L’un des défis que Tamim doit relever est de revenir à la situation qui prévalait avant 2011 », affirme Nidal Shoukeir, spécialiste du Qatar et consultant. À l’ambassade de l’émirat en France, c’est précisément la transformation du contexte international qui est mise en avant pour expliquer le changement de style : « La politique et les objectifs du Qatar n’ont pas changé, mais tout exercice politique reste dépendant des conjonctures. »

En effet, à y regarder de près, la politique extérieure qatarie, si elle s’est modérée, suit sous Tamim les mêmes lignes que sous son père. Renvoyant plusieurs de ses hôtes Frères musulmans à Istanbul, laissant aux Saoudiens le grand rôle dans le camp des insurgés syriens et suivant Riyad dans la guerre menée au Yémen, le Qatar a semblé faire amende honorable auprès du grand frère de la péninsule.

Mais l’émirat continue de cultiver des relations cordiales avec son autre puissant voisin, l’Iran, ennemi des Al Saoud, il soutient toujours certains groupes salafistes en Syrie et continue d’héberger, au grand dam du Caire, le prédicateur islamiste Youssef Al Qaradawi. En mars, le représentant qatari, le seul à s’opposer à la nomination de l’Égyptien Ahmed Aboul Gheit à la tête de la Ligue arabe, avait quitté la salle, rappelant ainsi l’indépendance de vues de son pays.

Enfin, autre élément déterminant, les finances de l’émirat ne sont plus aussi florissantes alors que le cours du pétrole se maintient à un niveau bas. Et sa « diplomatie du portefeuille », ses actions de communication et son soutien à des mouvements politiques étrangers coûtent cher.

Pour la première fois en quinze ans, le Qatar prévoit un déficit budgétaire de 8 % en 2016 : « La chute des prix du pétrole qui a commencé en juin 2014 n’avait pas été anticipée », a expliqué en juin le ministre de la Planification. Désormais, la priorité est donnée au local, car il s’agit de mener à bien les grands chantiers infrastructurels lancés sous Hamad, notamment la construction des équipements qui permettront d’accueillir la Coupe du monde de football en 2022, dont le budget de 200 milliards de dollars menace déjà d’être dépassé.

Tout un faisceau de circonstances explique ainsi le repli du Qatar sur ses projets nationaux et s’accorde avec la personnalité de son souverain, plus réservé et conservateur que son père. Si Hamad avait su forcer les circonstances pour faire la notoriété de son État, celles-ci, plus instables que jamais dans la région, décideront sans doute de la postérité de son fils.

Le crépuscule d’Al-Jazira

Chute sans fin des audiences en Afrique du Nord et jusque parmi les Maghrébins de France ; licenciement de 500 salariés en mars ; fermeture en avril d’America – la dernière-née des chaînes du groupe ; condamnation à mort de deux journalistes par la justice égyptienne en mai : à son zénith lors des Printemps arabes du début de 2011, le soleil d’Al-Jazira a bien pâli, et le groupe, coupable médiatique pratique, est devenu la cible de toutes les accusations.

« Il faut replacer les choses, d’une part, dans le contexte postrévolutionnaire, où Al-Jazira n’est plus la seule à porter un discours dissident et où les réseaux sociaux malmènent les médias ; d’autre part, dans le contexte des guerres dans le monde arabe et de la guerre médiatique qui les accompagne, commente Mohammed El Oifi, spécialiste du sujet. Mais la ligne de celle qu’on qualifie de “chaîne des Frères musulmans”, après l’avoir dénoncée comme étant la “chaîne de Ben Laden”, continue de refléter l’opinion de la majorité des Arabes, notamment sur les grands dossiers syrien, irakien et égyptien, et elle reste une des rares à présenter une diversité de voix. »

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