Enquête : les milliardaires qui disent vouloir aider les Africains sont-il vraiment philanthropes ?
À la tête des géants Microsoft, Facebook et Google, ils consacrent une partie de leur fortune au continent, offrant des médicaments ou un accès à internet. Mais ces milliardaires sont-ils aussi désintéressés qu’ils voudraient le faire croire ? Entre charité et business, la frontière est souvent ténue…
Microsoft, Facebook, Google… Ils font partie de nos vies. Derrière ces géants américains du numérique, symboles de la Silicon Valley, des patrons adulés comme des rockstars : Bill Gates, l’homme le plus riche du monde, Mark Zuckerberg, sixième fortune de la planète, et Sundar Pichai, l’inventeur de Chrome, qui a pris les rênes du navigateur le plus utilisé du globe et qui déclenche des mouvements de foule à chacune de ses interventions.
Ces rois de l’industrie numérique sont aussi devenus les philanthropes les plus en vue. Le capital cumulé de la Fondation Bill & Melinda Gates (BMGF), de la Chan Zuckerberg Initiative (CZI) et de la Google Foundation atteint des records dans l’histoire de la philanthropie américaine, avec près de 100 milliards de dollars (environ 90 milliards d’euros) à dépenser dans des domaines aussi variés que la formation, l’agriculture, la santé, les biotechnologies…
La recherche et l’agriculture menacés par la philanthropie
Mais à l’engouement suscité par ces nouveaux philanthropes de la côte Ouest succèdent un certain nombre d’interrogations, notamment sur leurs véritables intentions. Et les critiques se font entendre, de plus en plus virulentes.
Parmi elles, celle de Robert Barro, économiste à Harvard, pour qui « mieux valait, pour l’humanité, un Gates patron qu’un Gates philanthrope ». De nombreux acteurs médicaux africains estiment que l’action de la BMGF dans le domaine de la santé provoquerait tout le contraire de son objectif, en vidant notamment les centres de recherche publics de ses médecins-chercheurs, attirés par de meilleurs salaires. Le milliardaire américain compte aussi de nombreux détracteurs parmi les agriculteurs, à l’image de ce paysan kényan demandant « qu’il garde ses milliards et ne vienne pas polluer [les cultures kényanes] avec ses OGM ».
Bref. Le couple Gates n’a pas que des fervents partisans. Fin juin à Paris, lors du festival contre le sida Solidays, Bill Gates assurait pourtant avoir sauvé des millions de vies menacées par la malaria en distribuant des moustiquaires, qu’un vaccin contre ce virus était proche, que la polio était presque vaincue en Afrique ou que la « révolution verte » y était en marche. La reconnaissance ne serait donc pas à la hauteur du travail accompli.
Des résultats décevants
Mais les faits sont cruels. En un peu plus de seize ans d’existence et après avoir dépensé des milliards de dollars, la BMGF n’a pas éradiqué la pauvreté comme elle le promettait, ni même la famine. Certains pays où elle est pourtant très active – comme le Malawi – se retrouvent même à la traîne par rapport à l’Éthiopie ou au Rwanda, où l’économie s’est développée à un rythme soutenu depuis dix ans.
Dans les couloirs d’autres fondations, on fustige l’ego démesuré de l’Américain. Geoffrey Lamb, conseiller économique de la fondation, cité dans Le Cœur américain. Éloge du don par l’économiste français Guy Sorman, ne le nie d’ailleurs pas. Et botte en touche quand il s’agit de défendre le bilan de la fondation Gates : « Cet argent appartient à Bill et Melinda. Ils en font ce qu’ils veulent, n’est-ce pas ? »
La fondation appuyée par les OGM
Un joli pécule de près de 50 milliards de dollars qui s’érode peu, malgré les dépenses astronomiques. Car si le fondateur de Microsoft peut être critiqué sur la gestion de son mécénat, celle de sa fondation semble plus pragmatique. La BMGF ne dépense pratiquement que ce qu’elle gagne. Ses placements lui rapportent de nombreux dividendes pour financer ses activités. Dans une enquête publiée par le Los Angeles Times en 2007, les journalistes Charles Piller, Edmund Sanders et Robyn Dixon ont notamment découvert que la fondation avait des intérêts dans des secteurs certes très rentables, mais controversés, comme l’industrie pétrolière (ConocoPhillips).
Le Financial Times dévoilait également en 2010 que la BMGF était un actionnaire de Monsanto, le géant américain des pesticides et des OGM. Gates ne s’en est d’ailleurs jamais caché : sa révolution verte passe par des organismes génétiquement modifiés, résistants à la sécheresse et aux insectes ravageurs. Au sein de la BMGF, celui qui dirige depuis 2006 la recherche sur ce sujet n’est autre que Rob Horsch, ancien vice-président du développement international chez… Monsanto.
De là à admettre un conflit d’intérêts, il n’y a qu’un pas. Gates affirme d’ailleurs que « Monsanto cède gratuitement ses semences à la fondation ». Quant à sa femme, Melinda, elle n’exclut qu’un secteur d’investissement : celui du tabac, car ce ne serait pas très cohérent avec [leurs] actions dans la santé ».
Recours à un contraceptif controversé
Aujourd’hui, des soupçons pèsent sérieusement sur les réelles motivations qui poussent la BMGF à promouvoir le « planning familial » à travers son initiative FP2020. Le but est d’élargir à 120 millions de femmes et de filles, principalement en Afrique, l’utilisation d’un contraceptif de longue durée. En privilégiant le Depo-Provera, des laboratoires Pfizer. Un produit décrié, car il augmenterait de 40 % les risques de contamination au VIH. Alors que l’OMS avait d’abord émis un avis défavorable à son utilisation, elle a apporté une garantie sur ce contraceptif dans un rapport publié fin 2015.
Mais, pour le docteur Linsey McGoey, spécialiste de la philanthropie et auteur de No Such Thing as a Free Gift: The Gates Foundation and the Price of Philanthropy, « les priorités de l’OMS ont été altérées, perverties ». Elle rappelle que la BMGF verse chaque année 3 milliards de dollars à l’organisation, soit 10 % du budget de cette dernière. « L’air de rien, aucune grande décision de l’OMS n’est mise en place sans être vérifiée par la fondation Gates », estime McGoey.
L’un des stratèges du déploiement de ce contraceptif en Afrique est le docteur Ayo Ajayi. Ce Nigérian, diplômé de l’université de médecine d’Ibadan, a effectué une partie de sa carrière chez Pathfinder International, une ONG militant pour le contrôle des naissances. Son fondateur, Clarence Gamble, était un membre de la Human Betterment League de Caroline du Nord et militait pour la stérilisation des malades mentaux. Les faits sont troublants.
Cap sur l’apprentissage du numérique, pour les jeunes milliardaires
La jeune génération est-elle plus transparente ? Pas sûr. Lorsque Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, lance avec sa femme, Priscilla, la CZI, la frontière entre charité, politique et business continue de s’effriter. C’est à travers une lettre un peu naïve à l’attention de leur fille tout juste née qu’ils ont officiellement annoncé le 1er décembre 2015 qu’ils léguaient à cette nouvelle fondation 99 % de leurs actions Facebook – soit environ 45 milliards de dollars.
La CZI a l’ambition, disent-ils, de promouvoir « l’apprentissage personnalisé, d’éradiquer les maladies, de connecter les gens, de construire des sociétés fortes ». Le premier investissement du couple en Afrique est intervenu en juin : 24 millions de dollars à destination d’Andela, une start-up située à Nairobi et à Lagos, dont le projet est de former une centaine de milliers de jeunes développeurs africains d’ici à dix ans.
En avril, Google et son PDG, Sundar Pichai, étendaient un programme similaire à une dizaine de pays du continent (après le Nigeria, le Kenya et l’Afrique du Sud) : DigifyAfrica. Son ambition ? Former au moins 1 million d’Africains aux métiers du numérique. À terme, un fabuleux réservoir de talents pour les géants du net. Et un moyen, disent ses détracteurs, de garder la mainmise sur ce secteur, partout dans le monde, quoi qu’il arrive.
La CZI a d’ailleurs choisi un statut juridique bien particulier : la Limited Liability Company, qui lui permet de financer des associations, des entreprises, mais aussi des actions de lobbying, voire des partis politiques.
Arrangements
Bref, un statut qui autorise toutes les compromissions. Zuckerberg avait déjà fait se tutoyer la philanthropie et Facebook. Il est en effet à l’initiative du programme « Internet.org », lancé en 2013. Objectif : donner un libre accès au web à des millions de personnes défavorisées. En octobre 2015, il a affirmé avoir ainsi connecté 15 millions de nouveaux utilisateurs, notamment en RD Congo, en Tanzanie, au Bénin, au Ghana, au Niger, au Kenya et en Zambie.
L’opération est pourtant vivement critiquée par les défenseurs de la neutralité du web. En effet, « Internet.org » ne donne accès qu’à un très petit nombre d’applications. Dont Facebook, bien sûr.
Ce mélange des genres fait-il partie de l’ADN américain ? Partenaire de la fondation Gates, le milliardaire Warren Buffett soutient sans retenue les actions de la BMGF. Et si le financier George Soros est très impliqué dans la lutte contre le racisme, il l’est aussi dans le financement et le conseil des États quand il le juge nécessaire. En Guinée, ses équipes sont venues conseiller le président Alpha Condé dans l’affaire de la mine du Simandou, qui l’oppose au puissant homme d’affaires israélien Beny Steinmetz, impliqué dans de nombreux scandales sur le continent. Politique, business et philanthropie font parfois bon ménage…
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles