Transports : comment Uber veut embarquer l’Afrique
Le géant californien passe à la vitesse supérieure. Ses chauffeurs opèrent déjà dans douze métropoles et devraient investir douze autres villes d’ici à la fin de l’année. Une course contre la montre pour parvenir à développer une activité viable, mais aussi une course d’obstacles pour adapter son modèle au continent.
Chose promise, chose due. En octobre 2015, Travis Kalanick, le patron et cofondateur d’Uber, le géant américain de la mise en relation des voitures de tourisme avec chauffeur (VTC) et de leurs clients, avait annoncé son intention de mener, dès cette année, une « grande poussée » en Afrique. Ces dernières semaines, cette volonté de conquête s’est précisée sur le terrain.
En juin, Uber a lancé sa plateforme à Kampala, Arusha et Accra, portant sa présence africaine à douze villes dans huit pays – Afrique du Sud, Kenya, Nigeria, Égypte, Maroc et désormais Ouganda, Tanzanie et Ghana. « Notre lancement à Accra a été un immense succès. Depuis nos débuts sur le continent [en Afrique du Sud, en 2012], c’est la ville qui a enregistré la plus forte croissance en un mois d’activité », assure, plein d’enthousiasme, Loic Amado, le responsable de l’expansion africaine du groupe californien, sans cependant donner de chiffres.
Huit semaines pour s’installer !
Alors que son implantation suscite un peu partout une vive contestation des taxis traditionnels, Uber veut accélérer cette offensive continentale. « Nous pensons que nous pourrons nous installer dans douze autres villes africaines avant la fin de cette année », soutient Alon Lits, son directeur des opérations en Afrique subsaharienne. Dans son viseur, l’Angola, le Rwanda, Maurice, la Namibie mais aussi la Côte d’Ivoire, le Cameroun ou encore le Sénégal.
La start-up, valorisée en décembre 2015 à 62,5 milliards de dollars (59 milliards d’euros) lors de sa dernière levée de fonds, veut aller vite. Pour cela, elle a une méthode éprouvée, qui lui permet de se lancer en huit semaines environ dans un pays. « Nous nous rendons sur place pour mener nous-mêmes une étude du marché, analyser les prix des taxis et essayer tous les modes de transport existants. Et nous discutons des autorisations avec les décideurs politiques [ministères et municipalités] », explique Loic Amado, qui rentre tout juste d’Abidjan, où il était en prospection.
Une fois que le groupe a décidé de se lancer, une équipe de trois ou quatre personnes est constituée, appuyée par des spécialistes locaux des transports. Ces derniers l’aident à créer sur place un réseau de chauffeurs et d’utilisateurs.
Un modèle rentable confronté à des obstacles
L’ambition d’Uber est aussi simple que titanesque : proposer ses services dans toutes les villes de plus de 200 000 habitants ayant à la fois un réseau de téléphonie mobile assez fiable, une cartographie et un service GPS permettant aux usagers et aux conducteurs de se localiser ainsi que des plateformes pour effectuer des paiements en ligne.
Se lancer rapidement sur un marché est une chose. Parvenir à y développer une activité viable en est une autre. Complètement dématérialisé (la société n’est pas propriétaire du parc automobile) et essentiellement basé sur la gestion d’une plateforme mettant en relation l’offre et la demande – en prélevant au passage une commission d’environ 25 % –, le modèle économique d’Uber a été dupliqué avec succès en Amérique et en Europe.
Mais il doit encore faire ses preuves sur un continent où la couverture 3G est encore limitée, où des adresses physiques n’existent pas toujours et où les moyens de paiement électronique sont peu répandus. Le défi est d’autant plus difficile que les marchés sont très différents les uns des autres et qu’un même modèle ne peut être dupliqué partout.
« Ce qui marche à Johannesburg ne marchera pas forcément à Lagos », confirme Justin Coetzee, le directeur général de GoMetro, une application sud-africaine qui permet aux utilisateurs de planifier des trajets en transports en commun. Au sein même des pays, les conditions d’opération peuvent changer d’une ville à l’autre.
Faute de paiement électronique,
L’enjeu ici est primordial, car pour couvrir ses coûts de fonctionnement, qui peuvent être très élevés au démarrage – Uber n’hésite alors pas à subventionner les courses pour rendre les tarifs compétitifs –, la start-up doit atteindre un volume critique de transactions. Elle doit donc trouver une formule capable de toucher le plus grand nombre de clients africains. Le paiement électronique étant encore peu répandu sur le continent, le groupe a récemment décidé d’étendre le paiement en espèces à toutes les villes subsahariennes où il est présent.
« Ces tests vont nous donner un aperçu de la façon dont les clients et les chauffeurs partenaires adoptent et utilisent la combinaison de paiements électroniques et en espèces, ce que cela change dans les comportements, etc. Nous pourrons ainsi mettre en place un meilleur produit, fournir une meilleure expérience et créer une entreprise durable », explique-t-on à la direction sud-africaine d’Uber. En ajoutant que, dans les pays où les espèces restent prédominantes, le groupe pourrait déployer des modes de paiement alternatifs.
Dans ces conditions, quid du prélèvement de la commission perçue par Uber ? « Les frais de service pour les courses réglées en espèces pourront être déduits de la paie des chauffeurs, qu’ils perçoivent à la fin de chaque semaine. Pour les cas où ce mode de paiement domine, il existe plusieurs structures de collecte des fonds auprès des conducteurs, variant d’un pays à l’autre », nous indique-t-on. Le géant américain soutient que l’introduction du paiement en espèces a dopé la demande dans les pays concernés – au Kenya, le nombre de courses a triplé.
Mais le modèle d’Uber se heurte à une autre limite. « Ne détenant pas de parc automobile, il doit trouver un nombre suffisant de chauffeurs possédant des véhicules qui répondent à ses critères [confort, sécurité, etc.]. En Afrique, ceux-ci sont peu nombreux et appartiennent souvent à la classe moyenne. Ce qui signifie qu’ils ont déjà un travail et qu’ils utilisent leurs voitures à d’autres fins », explique Vangsy Goma, le fondateur d’Africab, une société de VTC qui se développe en Côte d’Ivoire avec une flotte en propre de 70 véhicules, et dans laquelle il a déjà investi 1 milliard de F CFA (1,5 million d’euros).
Automobiles financées et courses à moto
Sur ce terrain-là également, l’entreprise – qui a levé début juin 3,5 milliards de dollars auprès du fonds souverain d’Arabie saoudite pour financer son expansion – adapte sa stratégie. Contrairement à ce qu’il fait en Amérique et en Europe, sur le continent, le groupe s’implique dans la constitution du parc de conducteurs. Il signe par exemple des partenariats avec des banques locales pour permettre aux chauffeurs d’obtenir des prêts à des conditions favorables.
« Au Kenya, nous avons trouvé un accord avec la Commercial Bank qui permet à ceux qui sont bien notés par les clients [au moins 4/5] d’obtenir un financement sans avoir à fournir une garantie. Et à un taux de 10 % au lieu des 18 % appliqués sur le marché », précise Loic Amado. De même, le groupe n’hésite pas à payer des bonus en cash pour attirer de nouveaux chauffeurs. Au Maroc, il a réussi à intégrer à son offre une partie des taxis rouges. Par ailleurs, d’après Vangsy Goma, « des acteurs privés investissent dans des parcs automobiles, recrutent des chauffeurs et signent un partenariat avec Uber ».
Obnubilé par la nécessité d’atteindre la masse critique d’utilisateurs et de transactions lui permettant d’avoir une activité viable en Afrique, le groupe californien veut ratisser large. Alors que le déficit d’infrastructures et l’engorgement de certaines villes peuvent limiter son essor, il prépare une offre qui a fait recette en Indonésie et en Inde : les courses à moto. Elle pourrait être lancée avant la fin de cette année au Rwanda, en Tanzanie et en Ouganda.
D’Abidjan à Nairobi, de nombreux concurrents en embuscade
Début juillet, le puissant opérateur télécom kényan Safaricom, détenu à 40 % par le britannique Vodafone, a lui aussi lancé une application de mise en relation des conducteurs de VTC et des passagers, dénommée Little Cab. Avec un modèle identique à celui d’Uber. Dans une interview accordée à Reuters, Bob Collymore, le directeur général de Safaricom, a indiqué que cette société, conjointement lancée avec le développeur local de logiciel Craft Silicon, offrira une connexion wifi aux passagers, proposera des tarifs moins élevés et reversera aux conducteurs une plus grande part du chiffre d’affaires.
Il n’en fallait pas plus pour mettre dans tous ses états le petit monde de l’e-commerce africain, qui voit déjà dans cette nouvelle application un sérieux rival pour le géant américain. Avec son réseau, le plus utilisé au Kenya, et sa plateforme de paiement mobile M-Pesa, qui compte plus de 20 millions d’utilisateurs, Safaricom possède de sérieux atouts pour s’imposer.
En Afrique, d’autres acteurs concurrencent déjà Uber, dont le brésilien EasyTaxi, développé par l’incubateur Rocket Internet. Pionnier dans les services de taxis en ligne en Amérique latine, il est actif en Égypte (Le Caire, Marina), au Kenya (Nairobi), au Nigeria (Abuja, Lagos) et au Ghana (Accra). Plusieurs applications locales, de taille plus modeste, se sont aussi multipliées ces derniers temps : SnappCab en Afrique du Sud, Maramoja au Kenya et SafeBoda en Ouganda, spécialisé dans les motos-taxis et revendiquant 12 000 passagers par jour.
Cette effervescence a gagné la Côte d’Ivoire où, dans le sillage d’Izicab, né en 2015, TaxiJet, Drive et Africab se sont lancées. Comme ses concurrents, Africab salarie ses conducteurs et possède son propre parc automobile (70 voitures) – il affirme avoir conclu des partenariats avec des concessionnaires auto pour l’agrandir rapidement. Vangsy Goma, son fondateur, défend une stratégie panafricaine. Il serait en train de conclure ses premières franchises à Lomé et à Cotonou.
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