Égypte : la diplomatie selon Abdel Fattah al-Sissi
Jadis champion du panarabisme, Le Caire n’est plus ce phare vers lequel tous les regards convergeaient. Le chef de l’État semble résolu à faire de nouveau rayonner son pays sur la scène internationale… moins pour guider le monde que pour protéger ses intérêts.
Reçu en grande pompe de Pékin à Malabo en passant par Moscou et Paris, Abdel Fattah al-Sissi tend la main à tous les continents. Après avoir ramené en 2014 l’Égypte dans le giron de l’UA (dont elle avait été exclue après la destitution du président Morsi, l’année précédente), le raïs l’a fait siéger, le 1er janvier 2016, au Conseil de sécurité des Nations unies et a présenté, le 19 juillet, une ex-ministre, Mouchira Khattab, pour diriger l’Unesco à partir de 2017.
Rafale, Mig et porte-hélicoptères de projection Mistral, il s’arme jusqu’aux dents et, VRP hyperactif d’un marché de 90 millions de consommateurs, il courtise les milieux d’affaires internationaux et organise des forums d’investisseurs.
Un rayonnement victime des effets des crises politique et sociale
Réengageant son pays dans des médiations régionales, il fait de nouveau entendre la voix de l’Égypte dans l’arène arabe et veut lancer son pays à la conquête d’un continent africain négligé depuis les années 1990.
« Cadeau de l’Égypte au monde », selon la présentation officielle, et symbole éloquent de ce retour en force sur la scène internationale, le nouveau canal de Suez a été inauguré en fanfare en août 2015, un peu plus d’un an après l’élection du maréchal à la présidence de la République. La terre du Nil, réputée premier État de l’Histoire, n’est-elle pas surnommée de temps immémoriaux Oum el-Dounia, « la mère du monde » ?
Mais la révolution du 25 janvier 2011 et ses ondes de choc politiques, sécuritaires et économiques intérieures ont éclipsé l’astre du Caire dans le ciel des relations internationales. Se débattant avec ses problèmes intérieurs, l’Égypte a dû délaisser le champ diplomatique. Le chaos social et les chamboulements politiques consécutifs à l’élection, la destitution puis la répression des Frères musulmans avaient rendu ses partenaires, au premier rang desquels les États-Unis, plus que prudents à son égard.
Une tendance amorcée avant même l’éclosion du Printemps arabe. En 2010, Yasmine Farouk, professeure à l’Université du Caire, écrivait : « L’instabilité nationale du régime politique égyptien a porté atteinte au rayonnement régional du pays. La multiplication des grèves, des sit-in et des manifestations anti-régime consomme la plupart du temps et de l’attention des dirigeants égyptiens. » Restaurer l’Égypte dans son ancienne position de puissance incontournable dans la région : telle est donc l’ambition de fond qu’affiche le maréchalprésident depuis son entrée en politique, en 2012.
Son soft power s’est érodé au profit du Qatar, de l’Arabie Saoudite et de la Turquie
L’espace diplomatique conquis par les pays du Golfe
Mais l’Égypte a-t-elle aujourd’hui les moyens de prendre de nouveau la place de leader culturel, diplomatique et militaire du monde arabe qu’elle occupait sous Gamal Abdel Nasser ? Elle était alors le phare médiatique et cinématographique de la région mais, depuis trois décennies, son soft power s’est considérablement érodé au profit de nouveaux acteurs.
Avec des chaînes de télévision comme la qatarie Al-Jazira et la saoudienne Al-Arabiya et des organes de presse florissants comme les quotidiens panarabes à capitaux saoudiens Asharq al-Awsat et Al-Hayat, le Golfe s’est offert une position éminente dans le champ médiatique, tandis que les feuilletons à succès dans la région sont désormais produits en Turquie.
Jadis champion d’un panarabisme qu’il a vainement tenté de concrétiser par deux unions politiques régionales en 1958 et 1971, Le Caire voit aujourd’hui les élites politiques internationales converger vers Doha, capitale d’un Qatar ambitieux qui mise sur la carte panislamique tout en restant ouvert aux autres courants d’idées. L’Égypte était-elle un acteur clé des relations israélo-palestiniennes et interpalestiniennes ? Las, c’est dans le petit émirat du Golfe qu’a eu lieu, en juin, la dernière tentative – avortée – de réconciliation entre le Fatah cisjordanien et le Hamas gazaoui.
Un État dépassé dans les plans militaire et économique
Enfin, si l’armée égyptienne reste numériquement la première du monde arabe et d’Afrique, les grands détenteurs du hard power au Moyen-Orient sont Israël, l’Iran et la Turquie.
Et l’initiative militaire vient aujourd’hui davantage d’une Arabie saoudite au pouvoir musclé que de la puissance égyptienne fanée. Si, dans les années 1960, Nasser était capable d’envoyer 70 000 hommes combattre les royalistes au Yémen, le régime actuel rechigne désormais à prêter ses contingents à l’opération guerrière Restaurer l’espoir dirigée par l’Arabie saoudite contre les rebelles houthistes de l’autre côté de la mer Rouge.
Quant à l’économie, sinistrée, elle serait à l’agonie sans les milliards de dollars perfusés par les Émirats arabes unis et, encore une fois, l’Arabie saoudite. « Le président Sissi a une vraie vision en matière de politique extérieure, mais elle ne correspond pas à ses ressources. La crise économique sévère entame sérieusement sa marge de manœuvre et les diplomates se plaignent de ne plus disposer des moyens nécessaires pour élaborer de grands projets et de n’avoir plus que des feux à éteindre », commente au Caire le politologue Tewfik Aclimandos.
La diplomatie sécuritaire comme priorité
C’est en effet sur les dossiers ayant des répercussions intérieures directes et graves que se concentre aujourd’hui la diplomatie égyptienne. En témoigne, dans son voisinage libyen, son engagement politique affiché et son soutien militaire clandestin en faveur de Khalifa Haftar, ex-général renégat de Kadhafi qui s’est constitué une « Armée nationale libyenne » et tient l’est du pays.
Autre manifestation de cette diplomatie sécuritaire de proximité : le 10 juillet, Sameh Shoukry a effectué la première visite d’un ministre égyptien des Affaires étrangères en Israël depuis neuf ans.
Pour Tewfik Aclimandos, l’objectif de cette rencontre était bien moins la reprise des pourparlers de paix entre Israéliens et Palestiniens que la coordination sécuritaire sur la bande de Gaza : un territoire dirigé par le Hamas islamiste et qui borde le Sinaï, où sévissent les jihadistes de l’ex-Ansar Beit al-Maqdis, devenu en 2014 une branche de l’État islamique.
« Le Caire a bien moins de problèmes avec Israël qu’avec le Hamas et ses capacités de nuisance dans le Sinaï. Quant à une initiative de paix, l’Égypte n’a pas les moyens de proposer une alternative sérieuse à l’initiative de 2002 de feu le roi Abdallah d’Arabie. Elle pourrait accueillir des pourparlers bilatéraux, comme le propose le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, mais guère plus », analyse le politologue.
Orientation de la diplomatie vers les partenaires subsahariens
Un autre aspect de cette visite a filtré dans la presse égyptienne et trahit la troisième grande préoccupation existentielle du Caire : elle est intervenue vingt-quatre heures après le retour de Netanyahou d’une tournée dans quatre pays d’Afrique de l’Est, dont l’Éthiopie.
« Le Caire était certainement très désireux d’apprendre le point de vue d’Israël sur la construction du barrage de la Renaissance dans ce pays, qui pourrait priver l’Égypte de 20 % de sa part – déjà insuffisante – des eaux du Nil », écrit Dina Ezzat dans Al-Ahram Weekly. Concrétisée par l’organisation du forum Africa 2016, en février à Charm el-Cheikh, l’offensive de charme de l’Égypte vers son continent auparavant délaissé doit aussi être lue à l’aune de ce dossier, existentiel pour ce pays agricole mais qui reste le premier importateur de blé du monde.
Car au-delà du redéploiement ostensible de la diplomatie égyptienne, celle-ci se préoccupe essentiellement des dossiers ayant un impact domestique, loin de la vision panarabe, panafricaine et internationale portée par Nasser.
Un prestige néanmoins incontestable en Occident
Le pays garde des atouts : son alliance inchangée avec l’Occident, qui se double d’une diversification de ses partenariats vers la Russie et l’Asie ; des capacités diplomatiques importantes ; un prestige encore très grand dans le monde arabe, qui lui confère sur les questions internationales une légitimité dont l’Arabie saoudite aurait plus de mal à se parer ; et une situation géostratégique de première importance, au carrefour de trois continents.
« C’est pour cela que Riyad cherche le soutien du Caire, qui est important sur le plan diplomatique pour mobiliser l’opinion arabe concernant sa guerre au Yémen ou son hostilité à l’Iran », commente Issandr al-Amrani, qui couvre le pays pour l’International Crisis Group. « Pas de paix sans la Syrie, pas de guerre sans l’Égypte », dit le dicton. Si la paix par le chemin de Damas devra attendre sans doute longtemps, il semble bien que Le Caire reste, malgré le recul de son influence, incontournable pour la guerre.
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