Tunisie : à quoi joue l’UGTT ?

Alternant revendications sociales et action politique, la puissante centrale syndicale passe de partenaire de l’exécutif à opposante acharnée. Au risque de fragiliser un peu plus une économie déjà très instable.

La salle de réunion du syndicat à Sidi Bouzid, ville d’où était partie la révolution de 2011. © nicolas fauqué/imagesdetunisie.com

La salle de réunion du syndicat à Sidi Bouzid, ville d’où était partie la révolution de 2011. © nicolas fauqué/imagesdetunisie.com

Publié le 9 août 2016 Lecture : 9 minutes.

Débrayages en cascade, grèves à répétition et revendications à tout va : les mouvements sociaux qui se succèdent en Tunisie n’aident pas une économie déjà entravée par le contexte mondial et le laisser-aller local. Malgré les appels à la trêve lancés par les gouvernements successifs depuis l’insurrection de 2011, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) orchestre, à un rythme soutenu, la contestation sociale en Tunisie.

Pour la seule année 2015, elle peut revendiquer un cumul de 270 000 jours perdus dans le secteur public. Sans qu’elle aboutisse la plupart du temps, cette pression sème le doute sur les objectifs du syndicat le plus puissant. « Nous tenons à faire respecter les accords issus des négociations sociales », assure Belgacem Ayari, le secrétaire général adjoint de la centrale chargée du secteur privé. En occultant le rôle politique que joue l’UGTT.

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Figure historique

Depuis sa création en 1946, l’organisation ouvrière, héritière des traditions syndicales françaises, a un profil atypique. Ses forces ont contribué à la lutte pour l’indépendance comme elles se sont confrontées à l’État bourguibien en 1978 (lors du Jeudi noir) et en 1984 (lors des émeutes du pain), le syndicat pouvant, d’allié du gouvernement, se muer en opposition agissante, avant d’être mis sous la coupe de Ben Ali.

En première ligne du soulèvement qui a conduit à la chute du régime en janvier 2011, l’UGTT a saisi l’occasion de l’intifada tunisienne pour se remettre en selle et s’est imposée comme un partenaire incontournable de tous les gouvernements, avec plus d’influence que par le passé. Mais elle a surtout su s’attirer l’adhésion populaire en devenant une bannière refuge pour les protestataires. Les plus importantes manifestations de 2011 ont ainsi pris pour point de départ la place Mohamed-Ali, où siège l’organisation à Tunis.

« Depuis que l’UGTT ne sort plus dans la rue, les voix contestataires sont étouffées ; difficile de se faire entendre sans l’effet de masse qu’engendrait le soutien du syndicat », regrette Ibtissem Jouini, une militante pour le droit au travail des chômeurs diplômés.

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Une légitimité croissante

Car, depuis 2013, l’organisation s’est offert une nouvelle visibilité et se veut une force de proposition. Initiatrice et chef de file du dialogue national au sein du quartet dont elle fait partie avec l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, lire encadré), la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et l’ordre des avocats, elle a évité que la Tunisie ne bascule dans le chaos en imposant aux partis une feuille de route qui a permis de dépasser l’étape périlleuse de la transition. Une action qui a valu à ces quatre le prix Nobel de la paix 2015, offrant un surcroît d’aura et de légitimité à la puissante centrale syndicale.

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Mais celle-ci n’en a pas oublié pour autant sa vocation sociale. « L’UGTT est le pouls de la société civile, la résultante des différentes composantes sociales, progressistes et civiles, insiste Kacem Afaya, le secrétaire général adjoint de l’organisation. Il est naturel qu’elle soit affectée par ce qui se passe au sein de la communauté tunisienne, d’autant plus qu’elle a choisi d’en être une conscience morale. »

Houcine Abassi, le secrétaire général de l’UGTT, au siège historique de l’organisation syndicale, place Mohamed-Ali, à Tunis. © nicolas fauqué/www.imagesdetunisie.com

Houcine Abassi, le secrétaire général de l’UGTT, au siège historique de l’organisation syndicale, place Mohamed-Ali, à Tunis. © nicolas fauqué/www.imagesdetunisie.com

Pour certains, le parcours de la centrale en fait « une force d’équilibre et de pression » : son influence s’est imposée dans la durée, et elle a été parmi les premiers acteurs conviés aux concertations sur la constitution d’un gouvernement d’union nationale proposée début juin 2016 par le président Béji Caïd Essebsi.

L’UGTT, qui avait eu des ministres dans différents gouvernements par le passé, choisit aujourd’hui d’éviter le mélange des genres. « Mais, avec cette initiative, le président de la République a voulu pousser la centrale à sortir d’une posture critique pour participer à la recherche de solutions. Il a quelque part ouvert à tous la porte du dialogue, et nous participerons au débat », déclare Sami Tahri, le porte-parole de l’organisation ouvrière, qui ne cache pas son dépit face aux propos tenus par Béji Caïd Essebsi, qui, en abordant les problèmes économiques dans son intervention du 2 juin, a pointé du doigt la responsabilité de l’UGTT dans l’instabilité économique. « Nous n’avons pas créé la situation d’échec actuelle », assène Tahri.

Des tensions avec l’Utica et les patrons

Les questions du sens des responsabilités du syndicat et des conséquences de l’agitation sociale sont devenues récurrentes. Depuis 2011, l’UGTT a croisé le fer avec tous les gouvernements et, en traitant directement avec l’Utica, a même court-circuité l’exécutif de Hamadi Jebali en 2012. Les deux corporations, syndicat national et patronat, s’étaient rapprochées, ou du moins étaient parvenues à entretenir des relations moins houleuses et passionnelles. Las, sorties des actions nationales communes, elles redeviennent adversaires et étalent leurs différends sur la place publique.

Belgacem Ayari fustige les violations par l’Utica des accords bilatéraux : « Nous voulons la paix sociale mais nous avons déjà fait preuve de beaucoup de patience, et il ne faut pas s’étonner que le ton monte. Nous attendons depuis mars que le patronat veuille bien entamer les négociations relatives au secteur privé pour 2016 et 2017, en respect de la convention signée par Houcine Abassi, le secrétaire général de l’UGTT, et Wided Bouchamaoui, la présidente de l’Utica, mais aussi des récents accords de Carthage pour établir le programme d’un gouvernement d’union nationale. Mais l’Utica fait la sourde oreille. » Les objectifs et la crédibilité de la « patronne des patrons » sont suspectés : « Souhaite-t-elle vraiment ces accords ou seulement travailler son image ? » glisse Ayari.

De leur côté, les patrons jugent l’UGTT trop radicale. « C’est une surenchère permanente doublée d’une attitude revancharde qui s’inscrit dans une dynamique de lutte des classes et fait perdurer l’idée que l’entreprise fait de l’argent sur le dos des ouvriers. Cela confine au harcèlement ; des entreprises ont été menacées pour ne pas avoir confirmé un contrat à durée déterminée ! Avec le départ de la société Lear, spécialiste du câblage, le pays a perdu 600 emplois, mais le syndicat, qui a été le moteur des perturbations sociales, ne dit pas aux ouvriers qu’ils ne retrouveront pas d’autre emploi en raison de leur implication dans lesdites perturbations. Les normes sont dramatiquement remises en question. Pour l’UGTT, il faudrait travailler beaucoup moins pour gagner plus », s’insurge Nafaa Ennaifer, directeur général du groupe textile TFCE et président de la Commission des affaires économiques à l’Utica.

Même perplexité dans le secteur public, où l’UGTT compte près de 500 000 adhérents (sur 750 000 au total) ; on lui impute la responsabilité de toutes les agitations sociales, parfois à tort. « On nous accuse de la paralysie de la Compagnie des phosphates de Gafsa alors qu’elle est le fait de chômeurs sans lien avec nous. Idem pour les mouvements sur le site de Petrofac [société pétrolière de prospection et d’exploitation énergétique] », proteste Belgacem Ayari.

En revanche, sur le front de l’enseignement secondaire, l’UGTT est montée au créneau dès mars 2015, sans tenir compte des promesses de trêve, en engageant un bras de fer avec le gouvernement à peine constitué. Près de quatre mois d’enlisement et de tensions plus tard, la constance de la solidarité gouvernementale a eu raison du mouvement, confortant la position de Neji Jalloul, le ministre de l’Éducation nationale, qui autorise la tenue des examens nationaux.

Duel avec le gouvernement

Face à la mobilisation syndicale, le gouvernement ne cède pas et riposte sur deux fronts, d’une part en appliquant la loi qui permet d’amputer les jours de débrayage des salaires des grévistes, et d’autre part en privant, au nom du pluralisme syndical inscrit dans la Constitution, l’UGTT de sa position de monopole dans la collecte des cotisations syndicales, les travailleurs pouvant s’adresser directement au syndicat de leur choix.

Mais la centrale ouvrière ne s’avoue pas vaincue. En février 2016, elle déclenche dans les hôpitaux de la santé publique une grève émaillée de violences, notamment au CHU de Sfax. Ce qui finit par braquer l’opinion publique contre l’organisation ouvrière, qui voit sa popularité se dégrader. Cette fois, l’exécutif trouve la parade en laissant à la justice le soin de trancher : le parquet de Sfax ouvre une instruction sur les soins gratuits qu’ont reçus des patients pendant la grève, abus contrevenant à l’article 96 du code pénal.

La direction de l’organisation syndicale, un enjeu incontournable

Mais si ce duel acharné semble, selon toutes les apparences, mettre aux prises le secrétaire général de la centrale, Houcine Abassi, et le chef du gouvernement, Habib Essid, l’enjeu profond de ces crises concerne l’UGTT elle-même. Car elles sont aussi un prétexte pour rebattre les cartes en interne. L’organisation ouvrière ne perd pas de vue son propre agenda ni le mois de janvier 2017, quand se tiendra son 23e congrès national.

Traversée par différents courants qui reflètent les divisions de la Tunisie, la centrale va devoir composer sans la figure de Houcine Abassi, qui, sollicité comme consultant par des organisations internationales dans le domaine de l’emploi, ne briguera pas de nouveau mandat. Et, tandis qu’au sommet les ambitions commencent à s’exprimer, la base militante et les bureaux régionaux maintiennent la pression en contournant la tradition centralisatrice à maintes reprises depuis 2011 pour contraindre leur direction à avaliser a posteriori des décisions prises localement.

« Il existe un clivage au sein de la centrale syndicale entre ceux qui recherchent le consensus et ceux qui veulent imposer une alternative à la politique libérale du gouvernement », confirme la sociologue Héla Yousfi, spécialiste du mouvement syndical, qui précise que « l’enjeu pour l’organisation est de conserver le pouvoir dans un champ politique en pleine mutation, d’où son oscillation entre négociations et confrontations. On ne peut pas comprendre l’UGTT si l’on ne tient pas compte de cette articulation entre revendications sociales et rôle politique ».

Ce jeu sur deux fronts, qui fait la particularité du premier syndicat tunisien, ne doit pas détourner son attention de l’émergence de centrales rivales, dont celle de l’Organisation tunisienne du travail (OTT), menée par des islamistes.

Ni le distraire des défis de réorganisation qui s’imposent pour amener à une meilleure représentation des femmes et des jeunes, mais aussi au niveau des formations qu’il propose, au premier rang desquelles se trouve celle sur la conduite des grèves. Un destin national, un rôle politique et une assise importante dans la société civile ne peuvent le dispenser d’une nécessaire restructuration. Laquelle sera difficile à négocier dans un contexte politique et socio-économique loin d’être apaisé.

Côté patronat, L’Utica ne chôme pas

Adversaire et challenger traditionnel des syndicats, au premier rang desquels l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la confédération du patronat tunisien a opéré sa mue. Dégagée, à la chute du régime en 2011, de son assujettissement au système Ben Ali, dont elle était un rouage, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) s’est depuis impliquée dans la transition sociale, économique et politique du pays.

Composée de dirigeants de grands groupes ou d’entreprises exportatrices, l’Utica a désormais son mot à dire sur l’évolution de la Tunisie. Si aucun gouvernant n’est allé jusqu’à décréter « l’état d’urgence économique », comme le réclamait la patronne des patrons, Wided Bouchamaoui, plusieurs membres de l’Utica, tels que Moncef Sellami (One Tech Holding) et Ridha Charfeddine (laboratoires Unimed), s’impliquent résolument en politique et siègent à l’assemblée.

Depuis sa participation au dialogue national en 2013, le patronat a constitué des lobbies, intervenant au niveau tant législatif qu’exécutif, notamment sous le gouvernement de Mehdi Jomaa (janvier 2014-février 2015). Aujourd’hui, il promeut des réformes économiques, il est consulté pour le plan de développement 2016-2020 et il soutient les projets de loi de partenariat public-privé (PPP) ainsi que l’adoption d’un nouveau code des investissements. Influente et puissante, l’Utica peine toutefois à établir des rapports stables avec les syndicats qui ouvriraient la voie à un dialogue social plus serein.

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