Kenya : le rugby, nouveau sport à la mode

Longtemps confiné aux faubourgs chics de la capitale, le rugby est le nouveau sport à la mode dans les quartiers pauvres. Une popularité due aux bonnes performances de l’équipe nationale ces derniers mois.

Finale de la Prescott Cup, à Nairobi. Chaque année, le trophée oppose les écoles les plus prestigieuses du pays. © Valentin EHKIRCH

Finale de la Prescott Cup, à Nairobi. Chaque année, le trophée oppose les écoles les plus prestigieuses du pays. © Valentin EHKIRCH

ROMAIN-GRAS_2024

Publié le 18 août 2016 Lecture : 6 minutes.

Sous l’ombre légère d’un large pin, une quinzaine de jeunes en blazer bleu suivent avec attention l’action qui se joue devant eux : l’équipe de rugby du lycée Ofafa Jericho attaque en tête la seconde partie du match qui l’oppose à l’Alliance High School. En ce samedi après-midi, sur l’immense pelouse de la Saint Mary’s School, à Nairobi, les jerseys bleu et rouge d’Ofafa Jericho sont en passe de remporter la finale de la Prescott Cup.

Depuis près de quarante ans, ce trophée oppose chaque année les plus prestigieuses écoles du pays. Une occasion unique pour ces jeunes d’impressionner les recruteurs qui se cachent dans les tribunes et, pourquoi pas, d’intégrer un jour la sélection nationale de rugby à VII, dont la popularité a explosé ces derniers mois.

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Fierté nationale

Si le ballon ovale a subitement la cote au Kenya, ce n’est pas parce qu’il vient de faire son entrée aux Jeux olympiques de Rio. C’est parce qu’en avril dernier, alors que leurs adversaires étaient jusque-là considérés comme les meilleurs joueurs du monde, les Kényans ont renversé les Fidji en finale du tournoi de Singapour, offrant à leur pays sa toute première victoire en dix-sept ans de participation au circuit mondial de rugby à VII.

L’euphorie a immédiatement gagné le Kenya. Twitter a été saturé par les messages de célébration, et les principaux quotidiens du pays ont consacré leur une à l’exploit. Le jour du retour des héros a été déclaré férié, et le président, Uhuru Kenyatta, est allé les accueillir en personne à l’aéroport. Les joueurs ont ensuite déambulé au milieu de la foule, coupe à la main – du jamais-vu pour le sport kényan !

Une tradition longtemps réservée aux plus aisés

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Ce succès a ravi Gregory Sang, le directeur de la Saint Mary’s School, dont trois anciens élèves (Biko Adema, Sammy Oliech et Robert Odhiambo) font partie de l’équipe nationale. « Nous les faisons régulièrement venir pour qu’ils s’expriment et transmettent leur expérience aux jeunes étudiants. On ne peut pas imaginer meilleure publicité pour notre école », se réjouit-il. Sur ce domaine verdoyant qui s’étend au cœur du quartier chic de Lavington, sur les hauteurs de Nairobi, on cultive la tradition anglaise du rugby. Importé sous la colonisation britannique, ce sport s’est développé au début du XXe siècle dans des écoles huppées de la ville.

Et longtemps, il y est resté confiné. Sur le bord du terrain, Brian Okello, un ancien élève devenu entraîneur, confirme : « Ici, les frais de scolarité s’élèvent à 190 000 shillings [environ 1 730 euros] par an, c’est l’équivalent du salaire annuel moyen au Kenya. Les jeunes qui sont ici viennent de milieux aisés, ce sont des privilégiés. »

Sur le terrain du centre sportif de Sadili, à Nairobi. © Valentin EHKIRCH

Sur le terrain du centre sportif de Sadili, à Nairobi. © Valentin EHKIRCH

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Une activité en voie de démocratisation

Surfant sur la popularité née à Singapour, la Fédération kényane de rugby (KRU) tente de changer l’image du ballon ovale – de le démocratiser, en somme. « Aujourd’hui, grâce aux performances des Simbas, c’est le sport qui se développe le plus rapidement au Kenya, affirme Nicolas Aballa, un cadre de la KRU. Jusque dans les bidonvilles, les jeunes rêvent du mode de vie des joueurs de l’équipe nationale, des stades pleins et des voyages. » Et, au sein des quartiers pauvres, l’ambition et le talent ne manquent pas.

« Si vous prenez un jeune de 13 ans d’une école comme Saint Mary et un garçon du même âge issu du bidonville, vous verrez que ce dernier sera plus agressif, plus combatif, continue Nicolas Aballa. Il verra le rugby comme un moyen de s’en sortir. »

Loin du cadre léché de Saint Mary, Stephen Wakaya promène son physique de déménageur au milieu des rues pauvres et animées de Mathare, dans le nord de la capitale. Rugbyman pour l’équipe de KCB, l’une des principales banques du pays, cet ancien videur a grandi ici, entre ces baraques de tôle rouillée.

Dans le quartier de Mathare. « Ce sport permet de garder les enfants en dehors de la rue », explique le joueur Stephen Wakaya. © Valentin EHKIRCH

Dans le quartier de Mathare. « Ce sport permet de garder les enfants en dehors de la rue », explique le joueur Stephen Wakaya. © Valentin EHKIRCH

« À 25 ans, je n’avais aucune perspective, je ne faisais rien. Puis mon cousin, qui jouait pour KCB, m’a proposé de venir à un entraînement. » Depuis, le colosse de 30 ans fait partie de l’équipe, et il s’est engagé aux côtés de la fondation Shamas, créée en 2012 par un homme d’affaires indo-kényan pour promouvoir le rugby dans le bidonville (elle est aujourd’hui présente dans treize écoles de Mathare).

Une alternative aux dangers urbains

Une fois par semaine, Stephen Wakaya se rend dans le quartier de Huruma, en bordure de Mathare. Derrière l’école primaire de Salama, une centaine d’enfants, âgés de 7 à 13 ans, accourent vers un terrain cabossé, tout en touffes d’herbes et poussière rouge. Tous portent encore leurs uniformes défraîchis – pulls bordeaux et shorts pour les garçons, robes grises et cols bleus pour les filles. Au programme : passes et exercices d’évitement. La majorité des élèves de l’école participe aux entraînements.

Pour autant, faire entrer le rugby dans les écoles du bidonville n’a pas été évident. Les parents s’y sont au départ opposés. Beaucoup y voyaient un sport trop violent pour des enfants déjà contraints de grandir dans un environnement agressif. « C’est vrai qu’à Mathare l’insécurité est omniprésente, reconnaît Stephen Wakaya. Parmi mes amis, beaucoup sont tombés dans les gangs, dans la drogue, et certains sont morts. Mais le rugby permet justement de garder les enfants en dehors de la rue. »

Une fois par semaine, une centaine de gamins viennent s’entraîner derrière l’école de Salama, en bordure du bidonville. © Valentin EHKIRCH

Une fois par semaine, une centaine de gamins viennent s’entraîner derrière l’école de Salama, en bordure du bidonville. © Valentin EHKIRCH

Depuis la victoire des Simbas à Singapour, le regard des gens a changé, explique encore Stephen Wakaya. « En 2014, nous avions essayé de venir dans ces écoles, mais elles n’étaient pas intéressées. Leur priorité était d’obtenir plus de financements du gouvernement, le reste leur importait peu. Mais, depuis avril, nous sommes les bienvenus, et c’est une bonne chose, parce que, avant, si vous ne fréquentiez pas les grandes écoles, vous n’aviez aucune chance de jouer au rugby. » Lui espère que la pratique du rugby va encore s’étendre grâce à ces écoles publiques, où l’inscription ne coûte que 9 000 shillings par an, étoffant ainsi le vivier de joueurs disponibles pour la sélection nationale.

Une pratique encouragée par les anciens sportifs

Il faut dire que le rugby kényan revient de loin. Au sud de Nairobi, à l’écart du bidonville de Kibera, le centre sportif de Sadili a été l’un des premiers soutiens des Simbas. « Notre histoire s’est bâtie avec celle de l’équipe nationale. Plusieurs jeunes venaient s’entraîner ici, nous organisions même des levées de fonds pour financer les maillots », se souvient Elizabeth Odera.

En 1992, sous l’impulsion de cette ancienne joueuse de tennis professionnelle, le centre de Sadili s’est appuyé sur le rugby pour sortir de la rue les jeunes des quartiers alentour.

« Ils ont fait beaucoup pour l’équipe nationale à une époque où celle-ci n’avait même pas assez d’argent pour assurer le quotidien de ses joueurs », confirme Benjamin Ayimba, aujourd’hui coach du Sept national. Lui se souvient des poussives performances du début, de cette époque où les joueurs « ne pouvaient pas soulever dix kilos à la musculation », des soupes distribuées à la fin des entraînements… Le centre de Sadili a souvent porté à bout de bras les futurs champions.

En attendant l’ouverture des Jeux olympiques*, la sélection nationale s’est isolée à Nandi Bears, club de golf privé perché au milieu des champs de thé qui dominent la région de Nandi Hills, au sommet de la vallée du Rift.

Les difficultés des débuts semblent derrière eux. « Il y a dix ans, personne ne comprenait l’enjeu que pouvait représenter la construction d’une équipe nationale, se remémore Elizabeth Odera. Pendant longtemps nous avons joué le rugby des Anglais. Aujourd’hui, nous jouons un rugby kényan. Ce sport a été rendu à la communauté. »

*Cet article a initialement été publié avant l’ouverture des Jeux de Rio, dans le n°2899 de Jeune Afrique. Le Kenya s’est classé 11e sur 12 en Rugby à VII à Rio. 

Et maintenant, les JO !

Plus rapide et plus spectaculaire que le rugby à XV, le rugby à VII fait son entrée aux Jeux olympiques à Rio – le rugby avait disparu du programme olympique depuis les Jeux de Paris en 1924. Discipline extrêmement endurante, il se joue avec deux fois sept joueurs (et cinq remplaçants) sur un terrain aux dimensions habituelles (100 m par 70 m). Chaque match comprend deux mi-temps de sept minutes, à l’exception de la finale, qui se dispute en deux fois dix minutes. Né en Écosse en 1886, ce sport s’est principalement développé dans les pays du Commonwealth (Nouvelle-Zélande, Australie, Afrique du Sud, Royaume-Uni) pendant la première partie du XXe siècle.

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