Afrique du Sud : petits meurtres entre camarades à l’ANC
La campagne pour les élections municipales du 3 août a été émaillée de violences et de règlements de comptes qui mettent en lumière les dérives et les faiblesses de l’ANC, au pouvoir depuis la fin de l’apartheid.
À quoi pensait Bongani Skhosana dans la fraîcheur de la matinée du 18 juillet ? Était-ce parce qu’il craignait que ses enfants n’attrapent froid qu’il avait décidé de les accompagner à l’école en pick-up ? Il y a en tout cas peu de chances qu’il ait été sur ses gardes : à Harding, dans la campagne à mi-chemin entre Durban et les verdoyantes collines de Mthatha, où a grandi Nelson Mandela, la sécurité est rarement la préoccupation première.
Et puis la vie souriait à cet homme de 41 ans que le Congrès national africain (ANC) avait, quelques semaines plus tôt, désigné comme candidat pour un siège au conseil municipal.
Une hausse inquiétante des assassinats politiques
Lors des précédentes élections, le parti au pouvoir avait remporté plus de 60 % des suffrages dans cette localité. Ses chances d’être élu étaient très élevées. Mais, quel qu’il fut, le fil de ses pensées a été coupé net : Bongani Skhosana a été assassiné de deux balles dans la tête devant chez lui, sous les yeux de ses enfants. Plus tard, lors de cette journée noire, une autre candidate de l’ANC, Khanyisile Ngobese-Sibisi, a été assassinée dans la même province du KwaZulu-Natal.
Le phénomène des assassinats politiques n’est pas nouveau en Afrique du Sud, mais il a connu une recrudescence spectaculaire à l’approche des municipales du 3 août. Au moins 12 membres du parti ont été assassinés ces derniers mois.
Le plus souvent, ces crimes sont commis par des professionnels et commandités par des « camarades » – comme les militants de l’ANC continuent de s’appeler entre eux. Il s’agit fréquemment de leurs principaux rivaux. « On m’avait informé que la personne était un obstacle à mon élection au poste de conseiller municipal, a par exemple expliqué Sifiso Khumalo à ses juges lors d’une affaire similaire qui remonte à 2012. L’un de mes camarades a suggéré de le tuer, et j’ai donné mon accord. »
Dans les provinces déshéritées, faire carrière en politique est l’un des rares moyens de devenir riche. Il permet d’employer ses proches, mais aussi d’empocher des commissions aussi juteuses qu’illégales lors de l’attribution de contrats publics – et les éventuels litiges ne se règlent pas devant les tribunaux. D’autres fois, ce sont les lanceurs d’alerte qui sont visés. Plusieurs anciens cadres locaux de l’ANC, qui n’exerçaient plus de responsabilités, ont également été tués.
Clientélisme et détournement de fonds au sein de l’ANC
Au sommet de l’État, on admet rarement le caractère politique de ces crimes. Ce serait reconnaître la dérive affairiste d’une partie de l’ANC. Or, sur ce terrain, le président Jacob Zuma n’est pas le mieux placé pour donner des leçons. Le 31 mars, après des années de polémique, la Cour constitutionnelle lui a ordonné de restituer une partie des fonds publics utilisés pour la réfection de sa résidence privée de Nkandla.
Le même mois, un autre scandale a éclaté lorsque le ministre adjoint des Finances, Mcebisi Jonas, a affirmé qu’un poste de ministre lui avait été offert par les Gupta, la richissime famille d’origine indienne dont Zuma est très proche. Gwede Mantashe, le secrétaire général du parti – qui a certes peu d’affinités avec le président – s’est emporté dans les médias : « Nous devons régler ce problème ! Notre État va devenir un État mafieux si cela continue. »
Gwede Mantashe a également affirmé, dans une interview à la chaîne publique SABC, que la plupart des assassinats de responsables locaux étaient liés à la corruption et à l’attribution frauduleuse de marchés publics.
« Ce n’est pas un phénomène entièrement nouveau, explique Susan Booysen, chercheuse à l’université du Witwatersrand et auteure de L’ANC et la régénération du pouvoir politique. Mais il n’y avait jamais eu autant d’assassinats en aussi peu de temps. » Si leur nombre a augmenté ces derniers mois, c’est parce que les postes à pourvoir se font plus rares : la crise économique a réduit les opportunités.
Conflits intestins à l’ANC
Au moins 15 000 emplois formels ont été détruits lors des trois premiers mois de 2016, et cette tendance (les syndicats parlent d’un « bain de sang de l’emploi ») devrait se poursuivre ces prochains mois. Parallèlement, l’ANC est en perte de vitesse dans les urnes, ce qui menace de le priver d’une partie de ses élus. Dans les villes de Pretoria, de Johannesburg ou de Nelson Mandela Bay, les sondages donnent même l’Alliance démocratique (DA), le principal parti d’opposition, en tête.
Les violences politiques ne sont pas non plus totalement déconnectées des rivalités internes au sein du parti, lesquelles ne vont faire que s’accentuer à mesure qu’approche la conférence de décembre 2017, au cours de laquelle le successeur de Zuma doit être désigné. « Ce sont les branches régionales de l’ANC qui contrôlent la liste des candidats et envoient des délégués à la conférence, rappelle Booysen. Donc les postes au niveau local peuvent avoir une très grande importance sur le déroulement de la conférence, et la direction de l’ANC a tout intérêt à ce que des candidats loyaux soient élus. »
Cela explique que les choix des dirigeants du parti soient parfois si violemment critiqués. En juin, la désignation de l’ancienne ministre de l’Agriculture, Thoko Didiza, pour mener la campagne à Tshwane (la municipalité qui englobe la capitale politique, Pretoria) a ainsi donné lieu à une vive contestation. Des émeutes ont éclaté, faisant cinq morts.
L’identité du prochain chef d’État, un enjeu crucial
Pratique pour le leadership, la culture du secret, héritée des années de clandestinité, n’incite par ailleurs pas à la confiance. Certains, comme Paul Mashatile, le président de l’ANC dans le Gauteng (la province de Johannesburg et de Pretoria), connu pour son hostilité à Jacob Zuma, appellent à une réforme du système de désignation. « Je pense que l’ANC devrait mener ses processus électoraux au grand jour », a-t-il lancé dans la presse.
La violence a pour l’instant épargné le sommet du parti, mais la bataille pour la présidence promet d’être féroce. Même si personne ne s’est encore déclaré, les candidats les plus sérieux semblent être le vice-président Cyril Ramaphosa, le numéro deux du parti et du pays, et Nkosazana Dlamini-Zuma, la présidente de la Commission de l’Union africaine, qui a décidé de quitter son poste pour rentrer au pays.
Le prochain chef de l’État pourra-t-il remettre de l’ordre dans le parti ? « Cela ne pourra être fait qu’au prix de grands efforts, juge Susan Booysen. Et encore, il faudrait que la personne élue ait une grande légitimité et qu’elle soit prête [pour restaurer la confiance] à ne faire qu’un seul mandat. »
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