Algérie : Abdelaziz Bouteflika, le président aux six Premiers ministres
En dix-sept ans de présidence, Abdelaziz Bouteflika a travaillé avec six chefs de gouvernement. Enquête et révélations sur une relation complice, complexe et parfois orageuse.
Mercredi 29 juin 1999. Abdelaziz Bouteflika préside son premier Conseil des ministres comme président de la République. Avant de faire son entrée dans la grande salle, il s’entretient pendant une heure avec son chef du gouvernement, Smaïl Hamdani, nommé quelques mois plus tôt par le chef de l’État sortant, Liamine Zéroual. L’entrevue se déroule dans le bureau présidentiel. Un sujet lui tient vraiment à cœur : la communication.
Rancune envers la presse algérienne
Bouteflika fait le procès en règle de la presse de son pays, avec laquelle il entretient des rapports conflictuels, et s’en prend à son ministre de tutelle, Abdelaziz Rahabi, ex-ambassadeur au Mexique et en Espagne.
« J’ai l’intention de récupérer le ministère de la Communication », prévient Bouteflika. Hamdani n’est pas de cet avis et défend son collaborateur : « Monsieur le Président, je suis très satisfait du travail de mon ministre. Nous n’avons pas de problème avec la presse, et je n’ai pas à me plaindre de lui. » Bouteflika réplique sèchement : « Rahabi est l’ami de la presse, ce n’est pas mon ami. Il l’a aidée matériellement. Il ne peut pas être mon ami. »
La messe est dite, et le couperet tombera sous peu. Le Conseil des ministres s’ouvre dans une ambiance quelque peu tendue. Le président évoque le terrorisme, son projet de loi sur la concorde civile pour instaurer la paix et l’idée de le soumettre à un référendum populaire. Il lance ensuite, en tapant du poing, une attaque frontale contre les médias et les journalistes. Clou de son intervention : le limogeage en direct du ministre de la Communication.
Des limogeages à la chaine
Stupeur et silence embarrassé. On entendrait une mouche voler. Rouge de colère, Rahabi veut prendre la parole pour défendre son honneur et celui des journalistes. Un collègue le dissuade. « Ne lui répond pas, lui glisse-t-il à l’oreille. Te voilà libre, ce qui n’est pas notre cas. » Ironie du sort, ce collègue sera lui aussi remercié onze mois plus tard.
Ce limogeage en live servira de marqueur à la méthode et au style de gouvernance du chef de l’État algérien. Adepte d’un régime ultraprésidentiel, Bouteflika ne souffre pas la contestation, se montre jaloux de ses attributions et entend exercer tous les pouvoirs. Au cours des dix-sept dernières années, il a nommé et révoqué une bonne centaine de ministres, travaillé avec six chefs de gouvernement et procédé à vingt et un remaniements ministériels.
Le dernier en date a été opéré le 12 juin. Et déjà, à Alger, on murmure qu’un nouveau changement dans l’équipe gouvernementale d’Abdelmalek Sellal pourrait intervenir à la prochaine rentrée. L’omerta étant la règle dans le « système » algérien et le devoir de réserve, une obligation, rares sont ceux qui osent rompre le silence pour raconter les dessous de leur collaboration avec le président, qui arrive à la moitié de son quatrième mandat.
Toutefois, certains ont accepté de nous rapporter leur expérience sous le sceau de l’anonymat. Nous avons ainsi pu reconstituer les différents scénarios de ces moments où les carrières des Premiers ministres se font et se défont. Immersion dans les secrets du palais d’El-Mouradia.
Le choix Benbitour
Élu président en avril 1999 et ayant hérité d’un exécutif désigné par son prédécesseur, Abdelaziz Bouteflika mettra du temps à former son propre gouvernement. Il mène des consultations tous azimuts avec des dirigeants de l’opposition, avec son entourage ou avec le chef des services secrets, le général Mohamed Mediène, dit Toufik, limogé en septembre 2015 après vingt-cinq années passés à la tête du Département du renseignement et de la sécurité (DRS, dissous en janvier dernier). Les tractations durent huit mois avant que Bouteflika ne tienne enfin la liste complète des membres de son exécutif. Il lui manque un homme pour les diriger.
Ce sera Ahmed Benbitour, sénateur et ex-ministre de l’Économie. Mardi 21 décembre, ce dernier reçoit donc un coup de fil d’Ali Benflis, chef de cabinet de la présidence. « Le chef de l’État veut vous rencontrer. » Benbitour décline l’invite : « Je suis occupé. » Le locataire d’El-Mouradia est contrarié par ce refus.
Le lendemain, le chef de cabinet revient à la charge : « Le président veut vous voir, il insiste. » Nouvelle fin de non-recevoir, polie mais ferme, de l’intéressé. Mais le président n’en démord pas. Il ordonne qu’Ahmed Benbitour soit convoqué sur-le-champ au siège de la présidence. Une voiture officielle l’y déposera le jeudi 23 décembre en fin d’après-midi. L’entretien entre les deux hommes dure cinq heures.
« Je veux que nous travaillions ensemble, lui dit Bouteflika. Je vous nomme à partir de ce moment chef du gouvernement. Le pays a besoin de s’en sortir. J’ai une entière confiance en vos capacités à régler les problèmes de l’Algérie. » Surpris par la proposition, Benbitour écoute son interlocuteur développer son programme et expliquer sa stratégie de sortie de crise. « J’ai déjà formé mon gouvernement », lui lance ce dernier en lui mettant la liste sous les yeux. « Cela ne m’arrange pas que vous ayez déjà constitué l’équipe », répond le futur chef du gouvernement. Mais l’affaire est conclue.
Le vendredi 24 décembre, la présidence annonce la nomination d’Ahmed Benbitour. On ignore pourquoi le choix du raïs s’est porté sur cet économiste, mais une chose est sûre : l’intéressé n’a jamais négocié ce poste avec qui que soit. « À aucun moment, je n’ai discuté avec un général ou un haut dirigeant de l’armée, nous a assuré Benbitour. Je n’ai jamais eu de contact avec des militaires à même d’avaliser ou de refuser ma nomination. »
Un premier ministre ignoré de tous
Au fil des mois, les relations entre les deux hommes vont se heurter à deux écueils. Le premier a trait à la méthode de travail. Le président veut tout contrôler, ne délègue pas et consulte peu son premier collaborateur. Les échanges se font souvent par téléphone.
Le second écueil concerne un groupe de ministres détenteurs de portefeuilles de souveraineté qui ne rendent compte qu’au seul chef de l’État. Le compagnonnage dure huit mois, au bout desquels les deux hommes finissent par ne plus se parler, à tel point que la presse évoque le départ du chef du gouvernement. Les choses se précipitent dans la journée du vendredi 25 août 2000.
Informé de la tenue d’un Conseil des ministres le dimanche suivant, Ahmed Benbitour refuse de s’y rendre au motif qu’il n’a pas été associé à l’élaboration de l’ordre du jour, qu’il a reçu par courrier et qui tourne principalement autour de l’ordonnance sur les capitaux marchands de l’État. Le Premier ministre s’étrangle. Il rédige sur-le-champ sa lettre de démission, qu’il enverra le lendemain au président avant d’en informer ses ministres.
Quand il arrive, samedi 26 août, à 10 heures, au siège de la présidence, les caméras de la télévision sont déjà sur place. L’entretien, plutôt cordial, avec le président, qui prend acte du départ de Benbitour, dure deux heures. Devant ce dernier, Bouteflika parle de sa personne, de son parcours ou encore de sa vision de l’Algérie, mais ne tente à aucun moment de retenir son chef du gouvernement. La page Benbitour est tournée.
Benflis, une collaboration qui vire à la confrontation
Quelques minutes après la fin de cette entrevue, Ali Benflis ne se doute pas que la mission que le président s’apprête à lui confier va bouleverser le cours de son existence. Dans le bureau présidentiel, Bouteflika lui lance tout de go : « Vous prenez le gouvernement, je n’ai personne d’autre que vous. Vous devez l’accepter. »
Décontenancé, Benflis ne souhaite pas assumer cette lourde tâche. Certes, les deux hommes ont appris à se connaître puisqu’ils travaillent ensemble depuis l’automne 1999, quand Benflis est nommé directeur de campagne du candidat Bouteflika, mais cette nouvelle mission est trop écrasante pour lui. D’autant que cet ancien magistrat sait que le président n’aime pas partager ses pouvoirs.
Bouteflika insiste et balaie les réticences d’Ali Benflis. « Nous reconduirons la même équipe gouvernementale pour ne pas perdre de temps, lui explique-t-il. Dans deux ou trois mois, il y aura un remaniement ministériel. Vous pourrez alors nommer les ministres que vous voulez. » Mission acceptée.
Pendant plus de deux ans, le tandem travaille en relative bonne intelligence. Bien sûr, les deux hommes divergent sur certaines questions, notamment au sujet de la nouvelle loi sur les hydrocarbures, à laquelle le chef du gouvernement s’oppose parce qu’il la juge ultralibérale et antinationale.
Bien sûr, encore, des ministres réputés très proches du président, notamment ceux de l’Énergie, des Finances ou de l’Intérieur, préfèrent s’en remettre directement à Bouteflika, au risque parfois de mettre en péril la cohésion gouvernementale. Mais, plus le temps passe, plus Bouteflika devient méfiant à l’égard de son chef de gouvernement, élu entre-temps secrétaire général du FLN et qui ne fait plus mystère de ses ambitions à l’approche de l’élection présidentielle d’avril 2004.
Monsieur le Président, ne vous gênez pas pour me notifier mon limogeage
Les rapports entre Bouteflika et le chef de l’exécutif s’enveniment en avril 2003. À preuve, ils ne communiquent plus et ne se voient plus. Le chef de cabinet de la présidence, le général Larbi Belkheir, homme de réseaux et fin connaisseur du sérail, joue les intercesseurs entre les deux hommes.
Pour rabibocher le chef de l’État avec son Premier ministre, Belkheir s’ouvre à Benflis : « Il y a un froid entre vous et le président à cause de cette histoire de présidentielle. Pour que les choses rentrent dans l’ordre, vous devriez lui apporter votre soutien et celui du FLN. En échange, vous garderiez votre poste, même au-delà du scrutin. » Son interlocuteur s’offusque. « Je n’accepte pas le chantage, lui répond-il. Vous êtes en face d’un bâtonnier qui ne l’a jamais accepté. De même que je n’accepte pas ces pratiques au sommet de l’État. » Le chef de cabinet n’insiste pas.
Début mai, la rumeur de l’éviction du chef du gouvernement enfle. Démissionner ? Pas question, répète ce dernier à ses proches. Quitte à partir, autant se faire remercier d’une manière solennelle. Lundi 5 mai, Ali Benflis se trouve dans le bureau du président. « Cela ne peut plus durer ainsi, lui dit-il. Monsieur le Président, ne vous gênez pas pour me notifier mon limogeage. De toutes les façons, les liens sont rompus. »
Pendant une heure, il évoque les blocages des réformes, le peu de confiance dont jouit son équipe ou encore la concentration des pouvoirs entre les mains de la présidence. L’entrevue s’achève et les deux hommes se quittent en se serrant la main.« Je n’accepterai pas que la télévision censure ma déclaration », prévient celui qui vient d’être débarqué. C’est la dernière fois qu’Abdelaziz Bouteflika et Ali Benflis s’adresseront la parole ou se croiseront en public.
Ouyahia, le fidèle aux grandes ambitions
Aussitôt le limogeage annoncé, Ahmed Ouyahia est nommé chef du gouvernement. Pour les initiés des arcanes du pouvoir, sa nomination est tout sauf une surprise. C’est que, quelques semaines avant l’éviction de Benflis, Larbi Belkheir avait été missionné pour proposer à Ahmed Ouyahia la direction du gouvernement.
Entre Bouteflika et Ouyahia, le courant passe plutôt bien. Il faut dire que ce dernier connaît la maison pour l’avoir dirigée entre décembre 1995 et décembre 1998. Serviteur zélé, bon connaisseur des dossiers, travailleur acharné, Ouyahia plaît à Bouteflika. L’entente durera deux ans et demi.
Les premières fissures apparaissent au début de l’année 2006. Comme ce fut le cas avec Benbitour et Benflis, les liens se distendent, la confiance s’éloigne et la méfiance s’installe. Le climat devient d’autant plus pesant que Bouteflika se remet difficilement d’une hospitalisation en France après un ulcère hémorragique survenu en novembre 2005. Ahmed Ouyahia a-t-il mis à profit cette période de convalescence pour se mettre en avant ? A-t-il voulu s’émanciper de la tutelle de ce président omniprésent ? Ou alors a-t-il refusé de cautionner le projet de révision constitutionnelle qui sera finalement adopté en novembre 2008 ?
Toujours est-il qu’au printemps 2006 les deux têtes de l’exécutif ne se voient plus et ne se parlent presque plus. Là encore, les rumeurs évoquant un remaniement ministériel ressurgissent. Une enquête parue en mai 2006 dans JA scelle le divorce.
Ahmed Ouyahia se rêve un destin national. La présidence ? Il y pense en se rasant le matin. Les proches de Bouteflika digèrent mal les ambitions du chef du gouvernement et y voient même une forme de trahison. « Le retour du syndrome Benflis, commente un ex-ministre. Le président l’avait écarté parce qu’il s’était placé comme un concurrent potentiel à sa succession. Ahmed Ouyahia en a fait de même. La sentence est inéluctable. »Le 24 mai 2006, le chef du gouvernement est remercié.
Belkhadem, ouvrier de la réconciliation
Pour le remplacer, Bouteflika fait appel à l’un de ses proches, Abdelaziz Belkhadem, alors patron du FLN. On raconte que ce dernier avait été proposé pour diriger le gouvernement quelques heures avant la démission de Benbitour, en août 2000, mais ce choix s’était heurté au refus de la hiérarchie militaire, qui ne voyait pas d’un bon œil l’idée que l’exécutif fût dirigé par un islamo-conservateur.
Le passage de Belkhadem au palais du gouvernement durera deux ans, au cours desquels il mettra en œuvre la politique de réconciliation nationale censée vider les maquis des terroristes et ramener la paix dans une Algérie meurtrie par la guerre civile et ses quelque 100 000 morts.
Mais la greffe Belkhadem n’a pas pris. Deux ans après son arrivée, le 23 juin 2008, il est lui aussi débarqué. Son limogeage et son remplacement par l’incontournable Ouyahia marquent un tournant dans le style de gouvernance de Bouteflika. C’est que ce dernier n’a reçu en audience ni Belkhadem ni son successeur. Les deux hommes ont été briefés par téléphone via le chef de protocole de la présidence.
Ce sera également le cas en septembre 2012, lorsque le même Ouyahia est de nouveau remercié au profit d’Abdelmalek Sellal, ministre des Ressources en eau, mais aussi directeur de campagne du candidat Bouteflika à trois reprises. Sellal ne voulait pourtant pour rien au monde de ce poste. Une anecdote résume son état d’esprit de l’époque. Nous sommes en décembre 2008, dans la cabine de l’avion présidentiel. Le président fait venir Sellal dans son salon privé.
« J’ai beaucoup d’affection pour vous, lui dit-il en substance. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-moi signe… » Réplique de son invité : « Envoyez-moi dans une ambassade… » Ce ne sera pas l’ambassade mais le palais du gouvernement, où Abdelmalek Sellal fêtera, en septembre prochain, son quatrième anniversaire à la tête de l’exécutif.
Les choses ont (un peu) changé
Usure du pouvoir et soucis de santé aidant, Bouteflika, 79 ans, voit de moins en moins son Premier ministre, mais lui délègue de plus en plus ses prérogatives, notamment la possibilité de nommer ministres et hauts cadres de l’État. Au cours de ses deux premiers mandats, entre 1999 et 2009, Bouteflika ne permettait que très rarement à son plus proche collaborateur de désigner des membres du gouvernement.
« Il avait une liste prête et elle n’était ni discutable ni négociable, confie un connaisseur du sérail. C’était à prendre ou à laisser. » Aujourd’hui, les choses ont changé. Si le président continue d’avoir la haute main sur les nominations, il ne partage pas moins cette prérogative avec le chef du gouvernement ou encore avec son frère cadet, Saïd, conseiller aussi puissant que discret.
Le remaniement ministériel de juin dernier a été élaboré au palais du gouvernement avant que la short list ne soit envoyée à la présidence pour y être validée. De mauvaises langues croient même savoir qu’un puissant homme d’affaires, proche du cercle présidentiel, se targuerait d’être derrière la promotion de certains ministres.
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