Alain Deloche : « La Françafrique de la médecine n’existe pas »

Depuis quarante ans, le chirurgien cardiaque et cofondateur de Médecins du monde sillonne l’Afrique. Il est sur le point d‘ouvrir à Dakar le premier centre cardio­pédiatrique d’Afrique de l’Ouest. Rencontre.

Alain Deloche, chirurgien cardiaque français, co-fondateur de « Médecins du monde » et fondateur de l’association « La Chaîne de l’espoir », à Paris le 29 juin 2016 © Jacques Torregano pour JA

Alain Deloche, chirurgien cardiaque français, co-fondateur de « Médecins du monde » et fondateur de l’association « La Chaîne de l’espoir », à Paris le 29 juin 2016 © Jacques Torregano pour JA

Clarisse

Publié le 18 août 2016 Lecture : 6 minutes.

Trois jeunes enfants : Fatou, en proie à une sévère affection cardiaque liée à une angine mal soignée ; Mansourah, au ventre rempli de plusieurs litres d’eau, signe d’une insuffisance cardiaque terminale ; Sokphan, touché en plein cœur par une flèche d’arbalète après une partie de chasse aux rats… En 2014, le cardiologue Alain Deloche publiait aux éditions du Cherche Midi La Glace à la vanille, un livre de souvenirs retraçant ses quarante années d’action humanitaire.

Cofondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde, mais aussi à l’origine du service de cardiologie de l’hôpital Georges-Pompidou, à Paris, l’éternel baroudeur expliquait avoir choisi de créer La Chaîne de l’espoir pour sauver de jeunes enfants – souvent des Africains – trop vite condamnés car vivant dans des pays où les hôpitaux ne sont pas équipés pour effectuer de lourdes opérations de chirurgie cardiaque.

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Déployant désormais sa chaîne de solidarité dans quinze pays sur le continent, Alain Deloche poursuit sa « bataille pour le cœur », avec notamment l’ouverture en janvier 2017 à Dakar du premier centre cardiopédiatrique d’Afrique de l’Ouest. Montant global du projet : 7 millions d’euros, entièrement financés par une généreuse donatrice monégasque, Elena Cuomo. De retour d’une mission en Guinée-Conakry, Alain Deloche a rendu visite à Jeune Afrique.

Jeune Afrique : Chaque mois, vous visitez un pays du continent. Quel regard portez-vous sur la situation sanitaire en Afrique ?

Alain Deloche : Les maladies transmissibles y reculent, mais les maladies des pays riches y progressent : diabète, maladies cardiaques, cancers… Actuellement, l’urgence la plus fréquente dans les hôpitaux africains, c’est l’accident vasculaire cérébral, lié à l’hypertension artérielle, devenue la grande tueuse. Or les structures de santé sont mal préparées, ce qui engendre de nombreux dysfonctionnements. Par exemple, à l’hôpital Georges-Pompidou, à Paris, où j’exerce, je ne me préoccupe pas de savoir si j’ai des médicaments trafiqués. Dans certains pays africains, c’est un vrai souci. De plus, si l’Afrique forme des médecins en nombre, elle manque de spécialistes : à peine une équipe chirurgicale valable pour 1 million d’habitants.

Il y a quand même quelques bonnes nouvelles…

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Elles viennent d’une nouvelle génération de médecins, des hommes et des femmes prêts à s’investir, à condition de trouver sur place des structures adéquates.

L’humanitaire aussi a changé.

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C’est vrai. Dans les années 1970, la substitution aux équipes locales d’équipes étrangères était la règle. Ça n’est plus le cas. Aujourd’hui, les humanitaires se présentent davantage comme des facilitateurs. Ils privilégient la coopération. Comme un entraîneur de football, je prépare des équipes à gagner. L’Afrique peut et doit exiger un système de santé moderne. Je m’abstiendrai d’évoquer les gabegies dans ce domaine.

En Afrique, les maladies cardiaques de l’enfant sont désormais un problème de santé publique, et il y a, dites-vous, une exigence de structures locales d’accueil des malades.

Au Sénégal, plus de 30 000 enfants sont atteints de cardiopathies graves. Chaque année, ils sont entre 800 et 1 000 à naître avec une cardiopathie congénitale, et 80 % d’entre eux en meurent avant l’âge de 5 ans, faute de soins appropriés. Le taux de prévalence des maladies cardiaques n’est pas plus élevé sur le continent qu’ailleurs, mais les jeunes Africains en meurent davantage, par manque d’infrastructures suffisantes, d’équipements spécialisés et de médicaments, dont les coûts sont souvent prohibitifs.

Ainsi, en l’absence d’échographe, peu de ces cardiopathies sont dépistées à temps. Pourtant, les maladies du cœur s’apparentent à une bombe dans la poitrine qu’il vaut mieux désamorcer avant qu’elle n’explose. Il est donc important de procéder à des dépistages. D’autant que, certains échographes pesant à peine deux kilos, ils peuvent aussi s’effectuer dans les villages les plus reculés.

Il convient peut-être de multiplier les centres de dépistage ?

Nous envisageons de créer un hub du cœur en Afrique de l’Ouest. Le déroulement actuel des détections entraîne des listes d’attente de plusieurs milliers d’enfants : 2 700 dans notre seul centre du Mali. Les consultations ne désemplissent pas. Alors nous avons deux priorités : bâtir et former. Il s’agit d’élargir l’offre de soins en cardiologie et en chirurgie cardiaque à tous les enfants de la sous-région en construisant de petites unités de 100 à 400 lits, essentiellement dans les grandes villes.

Les consultations démarreront en septembre. Afin d’éviter la création de campements autour de l’hôpital, les jeunes patients seront accueillis gratuitement dans des « maisons de l’enfant ». Nous formerons donc des équipes de médecins dans des villes-satellites comme Abidjan, Brazzaville ou encore Bamako. Lors de nos missions, ce qui fait le plus plaisir à voir, ce sont les échanges entre praticiens. L’infirmière toulousaine s’assure que l’infirmière bamakoise acquiert les gestes qu’il faut : précis, millimétrés, sûrs. Nous sommes dans une dynamique de transmission des connaissances. Encore faut-il savoir qui va payer.

En Europe, une opération cardiaque revient à environ 15 000 euros, contre 2 000 à 3 000 euros en Afrique

Ce qui signifie ?

Le dépistage est essentiel, certes. Mais nous avons aussi besoin de la solidarité internationale pour prendre en charge ces petits malades du cœur. Pendant quinze longues années, j’ai tenté de trouver les financements pour la création du centre cardiopédiatrique. L’Union européenne ignore l’enfant cardiaque, les officiels français, eux, se contentent d’encenser le projet. Il aura fallu ma rencontre avec une riche Monégasque pour voir le projet prendre corps.

Pis, j’ai essayé de faire former une équipe de dix Sénégalais en France pendant neuf mois. Obtenir le visa s’est révélé kafkaïen, alors j’y ai renoncé, et je les ai envoyés au Vietnam, dans notre réseau. La Françafrique de la médecine n’existe pas, et l’avenir de Dakar passe par le Vietnam et par Monaco. Voilà comment Paris se fait court-circuiter. J’ai aussi dû me débrouiller pour faire financer ladite formation.

Les pays africains mettent-ils la main à la poche ?

Ils interviennent sur le terrain. Nous avons par exemple obtenu la défiscalisation des équipements et des matériaux de construction. C’est appréciable. L’artiste Youssou Ndour tente de rallier les milliardaires africains à notre cause. J’ai coutume de terminer mes conférences par cette question : « Qui va payer ? » Les progrès de la médecine moderne ont un coût. En Europe, une opération cardiaque revient à environ 15 000 euros, contre 2 000 à 3 000 euros en Afrique, ce qui reste toujours une somme prohibitive en l’absence d’assurance maladie.

Il faudra attendre des lustres pour une greffe cardiaque, évaluée à 200 000 euros dans l’Hexagone. La vraie révolution serait l’assurance maladie liée à l’emploi. Dans le même temps, il faut savoir qu’en Afrique une opération à cœur ouvert, c’est le prix de quatre iPhone 6.

Ça devient très politique. Vous pointez peut-être du doigt l’absence de volonté d’investir dans la santé ?

Je suis obligé de constater que ce que je peux prescrire comme soins ne sera pas forcément couvert. Certes, par moments, La Chaîne de l’espoir prend en charge les soins d’un enfant pauvre. Mais ça n’est pas la solution. Heureusement, en tant que continent jeune, l’Afrique est ouverte à de nouvelles pratiques. Le secteur de la santé peut expérimenter d’autres systèmes de gestion, tel le partenariat privé-public.

De plus, le retard que nous avons sur le continent est parfois un avantage : des pratiques peu onéreuses, que l’on n’a plus besoin de valider, restent efficaces. Par exemple, en cardiologie, le coût d’une échographie reste abordable, et cet examen peut suffire : on n’a pas forcément besoin d’un scanner. Le progrès simplifie les choses sans pour autant rendre obsolètes les anciennes méthodes.

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