Tunisie : comment Youssef Chahed a succédé à Habib Essid

Jeune, assuré et détaché des luttes de clans. Tel est le profil du successeur de Habib Essid à la tête du gouvernement. Surtout, le nouveau venu bénéficie de la confiance du président : un atout non négligeable après des mois d’hostilité larvée entre le Palais et la primature.

 © Ons Abid

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ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 12 août 2016 Lecture : 6 minutes.

Youssef Chahed sera le prochain chef du gouvernement tunisien. Il devient, à 40 ans, le plus jeune Premier ministre de l’histoire moderne du pays. Sa désignation, ébruitée dans la soirée du 1er août, a été officiellement confirmée par le président Béji Caïd Essebsi (BCE) le 3 août. Il succède donc à Habib Essid, destitué quatre jours plus tôt par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) à l’issue d’un « vote de confiance » en forme de camouflet (3 voix sur les 109 nécessaires à son maintien).

Chahed a promis une équipe rajeunie et féminisée, mais n’a rien dit sur les nouveaux équilibres politiques. Il a maintenant un mois pour former son « gouvernement d’union nationale ».

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Une nomination appréciée

Sa jeunesse, le contraste flagrant entre l’assurance tranquille dont il a fait preuve lors de sa première prise de parole et le souvenir de l’élocution hésitante et de la gestuelle engoncée d’Essid, le fait, enfin, qu’il ait toujours su se tenir à l’écart des luttes de clans qui déchirent son parti, Nidaa Tounes, depuis dix-huit mois, sont autant d’éléments qui devraient contribuer à assurer un certain répit à Chahed dans les semaines à venir.

Il serait exagéré de dire que les Tunisiens placent d’immenses espoirs en sa personne : l’homme est peu connu, et le divorce entre les citoyens et leur classe politique a atteint des proportions abyssales. Mais sa désignation est un soulagement. Elle signifie la fin d’un feuilleton épuisant et médiocre, sur la forme et sur le fond, entamé le 2 juin quand BCE a appelé à la formation d’un gouvernement d’union nationale pour sortir le pays de l’ornière.

L’échec d’Essid

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L’hostilité larvée entre les deux têtes de l’exécutif avait alors éclaté au grand jour. Le départ d’Essid était devenu inéluctable. Exécutant docile et apolitique, dénué de charisme et de vision mais doté d’une probité et d’une intégrité sans faille, il avait été choisi pour ne pas faire d’ombre à BCE. Proche de Ridha Belhaj, l’ex-directeur du cabinet présidentiel, qui avait ardemment milité pour sa nomination, il n’avait jamais été véritablement accepté par les caciques de Nidaa Tounes, qui voulaient que le poste revienne à l’un d’eux après leur victoire aux législatives d’octobre 2014.

Même s’il peut invoquer des circonstances atténuantes – l’héritage calamiteux des gouvernements précédents, le manque de soutien politique des partis de la coalition et le terrorisme, qui a affecté le tourisme –, Essid a échoué. Il n’a pas été capable de juguler la crise des finances publiques, de faire repartir la production de phosphate ou de rétablir le prestige de l’État.

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Néanmoins, plus encore que son bilan, c’est la disgrâce de son mentor, Ridha Belhaj, en janvier, qui constitue la raison première de son éviction. « Dans un réflexe de survie, Essid et son directeur de cabinet, Taïeb Yousfi, se sont rapprochés d’Ennahdha, car ils avaient compris qu’ils n’avaient rien à attendre de Nidaa Tounes et de la nouvelle équipe au palais de Carthage, raconte un initié du sérail. Depuis des mois, il refusait de prendre au téléphone Sélim Azzabi, le successeur de Belhaj à la direction du cabinet présidentiel, prétendant que l’interlocuteur n’était pas de son niveau. »

Les vives tensions de Nidda Tounes

Les manœuvres de Hafedh Caïd Essebsi (HCE), le fils du chef de l’État, devenu en janvier le seul patron de Nidaa, ont achevé de le déstabiliser. Un autre élément a avivé le conflit entre la présidence de la République et la primature et pesé sur son dénouement : une sourde bataille pour le contrôle de l’appareil sécuritaire. Essid, lui-même issu de cette institution, a choisi de remettre à plat l’organigramme du ministère de l’Intérieur, en décembre 2015, après une terrible succession d’attaques terroristes.

Il écarte alors Rafik Chelly, le secrétaire d’État à la Sûreté, et nomme Abderrahmane Belhaj Ali à la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), poste resté vacant depuis mars 2015. Puis, début janvier, il remercie Mohamed Najem Gharsalli, le ministre de l’Intérieur, et le remplace par un homme à lui, Hédi Mejdoub, son ancien chef de cabinet. « Initialement, Essid souhaitait même cumuler les postes de chef de gouvernement et de ministre de l’Intérieur, mais c’était hors de question », nous affirmait il y a quelques mois un conseiller à la présidence.

Belhaj Ali, un élément gênant

L’arrivée de Belhaj Ali, 64 ans, à la DGSN va marquer un tournant. Originaire du Sahel, comme Essid, il a été directeur général de la sûreté présidentielle entre 1987 et 2000. À l’époque, la première dame, Leïla Ben Ali, qui lui reprochait de surveiller ses mouvements d’un peu trop près, avait fini par obtenir sa tête, et il s’était retrouvé ambassadeur en Mauritanie puis à Malte, avant de prendre sa retraite, en 2011.

« Son retour à la DGSN a été accueilli avec scepticisme, témoigne un cadre de la Dakhiliya (le ministère de l’Intérieur). Aujourd’hui, son bilan parle pour lui. Il a remis de l’ordre au sein des directions opérationnelles du ministère. La Tunisie a connu sa période la plus calme depuis quatre ans. Le ramadan n’a pas été endeuillé par un attentat. Il n’y a plus ni fuites ni interférences politiques. La DGSN et le nouveau ministre fonctionnent en parfaite intelligence, personne n’empiète sur les compétences de l’autre. »

Ce redressement spectaculaire n’est cependant pas du goût de tout le monde. Belhaj Ali est devenu un homme puissant qui sait beaucoup de choses. S’est-il intéressé d’un peu trop près aux affaires de la famille présidentielle ? Un incident va donner libre cours à tous les fantasmes. Des agents de la DGSN sont surpris par des membres de la Garde présidentielle alors qu’ils espionnent une conversation privée entre HCE et une diplomate espagnole.

En réalité, c’est la fonctionnaire ibérique, soupçonnée d’appartenir aux services de renseignements, qui faisait l’objet d’une filature, et non HCE. La DGSN était donc dans son rôle en la surveillant. Mais le climat de défiance entre les deux têtes de l’exécutif donne à cet incident des proportions invraisemblables. « BCE aurait souhaité que Belhaj Ali soit mis à l’écart immédiatement, raconte un visiteur régulier du palais de Carthage. Il s’en est ouvert auprès d’Essid, qui lui a répondu que le moment n’était pas opportun, car ce monsieur venait d’arriver et faisait du bon travail. À partir de là, la rupture entre les deux hommes a été définitivement consommée. »

Le choix de Youssef Chahed traduit la perte d’influence relative de Hafedh Caïd Essebsi

Le député Abdelaziz Kotti, un des affidés de HCE, a maladroitement porté l’affaire sur la place publique début juillet en accusant, sans plus de détails, la DGSN « d’espionner le président et sa famille » et en invitant Essid à partir. Ce déballage a ulcéré les cadres de l’appareil sécuritaire de la Dakhiliya. Leur lobbying effréné semble avoir porté ses fruits : Hédi Mejdoub devrait faire partie de la demi-douzaine de ministres qui garderont leur portefeuille, et Abderrahmane Belhaj Ali conservera finalement son poste.

Le choix de Youssef Chahed traduit la perte d’influence relative de HCE, qui n’avait pas fait mystère de sa préférence pour un autre candidat, Slim Chaker, ministre des Finances sortant. Néji Jalloul, ministre de l’Éducation sortant, dont le nom figurait aussi dans la short list des personnalités pressenties, doit également éprouver une forme de frustration. L’ambition dévorante qu’on lui prête l’aura probablement desservi.

BCE pense avoir été victime d’une triple trahison : celles de ses lieutenants Mohsen Marzouk et Ridha Belhaj, et celle d’Essid. Avec Chahed, il joue la carte de la sécurité et envoie le message d’un renouvellement générationnel.

Un pari à rapprocher de celui effectué, mi-juillet, par Rached Ghannouchi, le leader ­d’Ennahdha, qui a propulsé un autre quadra moderne, Zied Laadhari, au poste de secrétaire général du mouvement islamiste. « Chahed est un bon coup politique, reconnaît un dirigeant d’un parti de la coalition sortante. Il est consensuel, il a plus de leadership que Slim Chaker et n’a pas pris la grosse tête. Mais il ne tire sa force de rien. Il n’a ni réseau ni assise politique en dehors du président. Aura-t-il les moyens de son indépendance ? »

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