Libération des femmes tunisiennes : qu’est devenu l’héritage de Bourguiba ?

Le 13 août 1956, Bourguiba libérait les femmes. Soixante ans plus tard, le code du statut personnel demeure un modèle à suivre pour le monde arabe, même si beaucoup reste à faire. Zoom sur une révolution permanente.

Meeting de Nidaa Tounes, le 15 novembre 2014, à Tunis, quelques jours avant le premier tour de l’élection présidentielle. © augustin le gall/HAYTHAM/REA

Meeting de Nidaa Tounes, le 15 novembre 2014, à Tunis, quelques jours avant le premier tour de l’élection présidentielle. © augustin le gall/HAYTHAM/REA

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 29 août 2016 Lecture : 7 minutes.

La promulgation par Habib Bourguiba du code du statut personnel (CSP), le 13 août 1956, moins de cinq mois après l’indépendance, fut un geste d’une audace politique inouïe. Le texte, qui porte la marque de son époque, n’abolit pas le privilège de masculinité, mais il le tempère considérablement. Il met fin au pouvoir despotique des pères et des maris, et transforme la femme tunisienne en sujet de droit, alors qu’elle était jusque-là une chose soumise : son consentement est exigé avant le mariage, dont l’âge légal est relevé à 20 ans, la répudiation est proscrite, et la loi institue le divorce judiciaire (et la pension alimentaire, obligatoire si la femme obtient la garde des enfants).

La polygamie, qui était déjà tombée largement en désuétude, est interdite. Bourguiba, il l’a confessé à de nombreuses reprises, n’a pas pu aller au bout de sa logique et instaurer l’égalité dans l’héritage. La méthode qu’il avait choisie pour sa réforme – se poser en moujtahid, en interprète éclairé de la religion – lui interdisait d’aller plus loin. Le Coran comporte en effet des dispositions assez claires en matière de droit successoral et prévoit une part pour le descendant mâle mais seulement une demi-part pour la fille.

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Mettre fin à la violence d’un ordre patriarcal

Admirateur d’Atatürk, Bourguiba récusait néanmoins sa violence. Sa réforme féministe, il voulait l’imposer par la persuasion, en sollicitant intelligemment le référent religieux et en jouant sur ses contradictions pour abolir la polygamie. La seule manière pour lui d’aller plus avant en matière d’égalité dans l’héritage aurait été d’obtenir une caution explicite des autorités de l’islam tunisien. Elle n’est jamais venue…

Le titre de « libérateur de la femme tunisienne » était celui auquel Bourguiba était le plus attaché : il l’a fait graver en lettres d’or sur la porte de son mausolée de Monastir. Il procède d’une conviction viscérale : pour lui, l’ordre patriarcal n’était pas moins injuste que l’ordre colonial et il convenait d’en secouer les fondements. La famille ne pouvait pas rester à l’écart du grand mouvement de transformation de la société qu’il avait impulsé.

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Une émancipation diversifiée

L’émancipation de la femme dans toutes ses dimensions – l’éducation, la contraception – relevait aussi d’un impératif politique. Les femmes doivent être instruites, car des mères « primitives » risqueraient de réduire à néant l’effort de formation mis en œuvre par l’État en direction de la jeunesse. Et la femme libérée doit maîtriser sa fertilité. Pour Bourguiba, la natalité galopante représentait un fardeau pour la société et l’État et une condamnation au sous-développement.

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Soixante ans après, force est de constater que ces objectifs ont été atteints et même dépassés : le nombre d’enfants par femme a été divisé par quatre, pour s’établir à 1,99. Les statistiques du baccalauréat 2016 indiquent que 60 % des lauréats sont des lauréates. Un basculement similaire s’observe sur les bancs de l’université. L’ignorance et l’échec scolaire ont changé de sexe. Les garçons décrochent massivement, et les proportions du phénomène, lourd de conséquences en matière de marginalisation et de violence sociale, inquiètent.

Des professions se sont massivement féminisées : l’enseignement, la santé, les métiers du droit sont aspirés par le même mouvement, et l’armée se met au diapason. Il existe désormais des femmes pilotes de chasse, et d’autres, capitaines de corvette dans la marine. Bien sûr, le tableau est loin d’être idyllique. Le chômage frappe deux fois plus les femmes diplômées que les hommes (31 %, contre 16 %).

Les violences conjugales demeurent un fléau, tout comme le harcèlement. Enfin, le retour à une religiosité ostentatoire, dans le sillage de l’« orientalisation » de la société, à l’œuvre depuis le début des années 1980, et qui s’est accéléré depuis 2001, a entraîné une réapparition massive du hijab, qui avait pratiquement disparu des villes dans les années 1970.

Bourguiba incitant par le geste une femme à retirer son voile, le 13 août 1966. © INA

Bourguiba incitant par le geste une femme à retirer son voile, le 13 août 1966. © INA

La lente évolution des droits des Tunisiennes

Le mouvement des femmes n’a pas subi une évolution linéaire. Le « féminisme d’État » s’est essoufflé dès le milieu de la décennie 1970. Le féminisme associatif, issu de la société civile, a pris le relais et servi d’aiguillon à de nouvelles conquêtes.

L’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), créée en 1989, et l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (Afturd), fondée six mois plus tard, ont contribué à inciter les pouvoirs publics à toiletter la législation. La réforme de 1993 supprimera le « devoir d’obéissance » de la femme envers l’époux et l’autorisera à transmettre la nationalité tunisienne en cas de mariage avec un étranger.

Mais l’ATFD, à la pointe du combat pour la démocratie, avec des figures comme Sana Ben Achour, Bochra Belhaj Hmida et Khadija Cherif, deviendra très vite la cible des tracasseries des autorités. À cette adversité politique succédera une autre adversité, « sociétale », au lendemain de la révolution de janvier 2011.

Alors que tous les espoirs semblaient autorisés, dans l’allégresse des premières semaines, la lame de fond conservatrice qui emporte la société dans le sillage de la victoire d’Ennahdha aux élections à la Constituante souligne la précarité des acquis de la femme.

« Nous pensions que le CSP avait été intériorisé et était devenu partie intégrante de l’identité moderne de la Tunisie, note Monia Ben Jemia, présidente de l’ATFD. Tout notre combat visait à remédier à ses carences. Nous n’aurions jamais imaginé devoir livrer bataille simplement pour éviter un retour en arrière. C’est pourtant ce qui s’est passé entre 2012 et 2013. Nous avons vu certains élus clamer haut et fort leur penchant pour la polygamie ! Heureusement, la mobilisation de la société civile et de l’opposition démocratique, qui a culminé avec les manifestations du 13 août 2012, a permis de torpiller le projet régressif, discuté à la Constituante, qui visait à remplacer la notion d’égalité par celle de complémentarité. »

À l’arrivée, la Constitution du 27 janvier 2014 comporte de timides avancées. L’article 21 énonce le principe de l’égalité des citoyennes et des citoyens devant la loi, sans discrimination. L’article 46 affirme que l’État « s’engage à protéger les droits acquis de la femme et œuvre à les développer ». Une loi sur la violence faite aux femmes et contre le harcèlement a été adoptée le 13 juillet 2016 en Conseil des ministres.

Violences sexuelles et héritage

« Nous nagions en pleine schizophrénie au sujet du viol, explique Hager, une avocate de Tunis. Le Code pénal prévoyait la peine de mort si l’acte avait été précédé de violence ou perpétré sous la menace d’une arme. Mais l’article 227 bis de ce même code autorisait l’extinction des poursuites, dans le cas de viol sur mineure, si ce viol avait été commis sans violence et si le violeur acceptait d’épouser sa victime pour préserver son honneur ! » Cet article anachronique sera abrogé. C’était une des principales revendications du mouvement féministe.

« Aujourd’hui, notre priorité est de parvenir à la pleine égalité dans l’héritage, poursuit Monia Ben Jemia. Quarante pour cent des femmes y sont favorables. Il ne s’agit pas d’un combat de principe. L’inégalité crée de la pauvreté et empêche les femmes d’entreprendre et de produire des richesses. En milieu rural, seules 15 % des femmes sont propriétaires des terres qu’elles exploitent, c’est dramatique. »

Le vrai défi, aujourd’hui, consiste à transposer dans la législation les principes énoncés dans cette Constitution

Les choses pourraient changer rapidement. Mehdi Ben Gharbia, député indépendant de Bizerte, a déposé une proposition de loi audacieuse visant à instaurer l’« égalité facultative » dans l’héritage. Elle prévoit que, sans accord exprès entre les héritiers, l’égalité s’appliquera par défaut : les familles souhaitant que le partage s’effectue selon les dispositions de la charia le pourront, mais si un héritier seulement s’y oppose, alors le partage s’effectuera sur une base égalitaire. Concrètement, on ne pourra plus imposer aux filles de ne toucher qu’une demi-part.

Le texte, qui a créé une brèche formidable, a engendré un vif débat et reçu un bon accueil. Ennahdha, qui tient désormais à donner des gages de modernité, ne l’a pas condamné sans appel. « L’égalité va dans le sens de l’Histoire, explique Mehdi Ben Gharbia. On peut retarder l’Histoire mais on ne peut pas l’arrêter. La Constitution dispose que les femmes et les hommes sont égaux. Le vrai défi, aujourd’hui, consiste à transposer dans la législation les principes énoncés dans cette Constitution. Mes détracteurs n’ont qu’un seul argument, l’opportunité : ils disent que ce n’est pas le moment.

Mais, si on les écoute, ce ne sera jamais le moment. Je crois au contraire que c’est le moment, que les Tunisiens sont souvent bien plus progressistes que leurs élites. Posons-nous les bonnes questions sur l’égalité, sur le statut de la femme et sur l’interprétation du sacré. Peut-on s’affranchir de l’interprétation rigoriste et littéraliste du texte et faire place au progrès tout en restant musulman ? Les penseurs Tahar Haddad et Tahar Ben Achour et un politique comme Habib Bourguiba l’ont fait en leur temps. Ils nous ont montré la voie. À nous de persévérer dans celle qu’ils ont tracée. »

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