Tunisie : l’IVG face à la pression conservatrice
Légalisée en 1973, l’interruption volontaire de grossesse se heurte encore à bien des obstacles, notamment d’ordre moral. Reportage.
«Je suis moi-même mariée », ment Marwa, 23 ans, pour couper court à la curiosité de sa voisine, une trentenaire portant le voile qui la questionne sur sa situation personnelle et explique, en passant, que son époux ne veut pas un troisième enfant. Toutes deux attendent d’être reçues par un gynécologue de centre du planning familial de L’Ariana, près de Tunis.
Elles ont le même souhait : se faire avorter. Mais Marwa appréhende ce moment ou plutôt les procédures préliminaires. « Pour plus de discrétion, j’ai vu un médecin du privé qui voulait attendre pour pratiquer un avortement par aspiration ; il exigeait 450 dinars [182 euros], contre 180 dinars pour l’interruption de grossesse médicamenteuse, à laquelle je pouvais prétendre jusqu’à la fin de la cinquième semaine de grossesse. »
Arguments moraux
Étudiante sans grands moyens, Marwa s’est alors adressée au planning familial. Depuis la loi de 1973 autorisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG), il suffit d’avoir 18 ans et une carte d’identité pour pouvoir accéder gratuitement à ces structures étatiques. Sa grande appréhension est d’être jugée et qu’on tente de la convaincre de garder l’enfant.
« Je ne suis pas en mesure d’assumer un bébé, et mes parents ne sont pas au courant. Le moment est pénible, mais je n’ai pas d’autre choix », se justifie Marwa, en détresse depuis l’entretien obligatoire avec une psychologue. La praticienne l’a poussée à revenir sur sa décision en avançant des arguments d’ordre moral et a fini par lui suggérer d’épouser le père de l’enfant. Les sages-femmes ont fait de même, arguant pour certaines que c’est la volonté de Dieu.
« Nous devons nous assurer que nos patientes prennent la mesure de leur acte pour éviter que l’avortement ne devienne une forme de contraception », explique Samira, une infirmière, qui reconnaît néanmoins que le personnel soignant, fortement islamisé, sort de plus en plus souvent de son rôle et se laisse aller à des avis personnels où la morale prime.
Pourtant, le parti islamiste n’a pas tranché sur la question et n’a pas tenté de modifier la loi. Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, qui estime que « l’IVG est une agression contre la vie », considère comme possibles celles effectuées avant le développement du fœtus, tandis que les plus tardives « relèvent du meurtre ».
Des difficultés d’accès
Pourtant, aussi bien à l’hôpital de La Rabta que dans les centres de planning familial, les candidates à l’avortement, dans des salles impersonnelles et lugubres, semblent se tenir sur le banc des accusées en attendant l’effet de la pilule abortive qui leur a été distribuée. « C’est ma vie, nul ne devrait pouvoir s’en mêler ! », s’insurge l’une d’entre elles, mais qui écoute avec intérêt une sage-femme expliquer que chaque cas est personnel et que, si l’avortement est autorisé, le législateur a également agi contre les trop nombreux abandons d’enfants en contraignant les mères célibataires à comparaître devant une commission pour désigner le père de leur enfant et à l’épouser.
Une digression qui en dit long sur la solitude de certaines femmes face à des grossesses non désirées. La pression conservatrice s’exprime par les chiffres : en 2015, sur près de 35 000 avortements, 14 000 ont été effectués dans le secteur public. « On observe une baisse de 2 % des IVG dans les cliniques du planning familial et de plus de 55 % dans les services hospitaliers. Ces chiffres attestent d’une indisponibilité des services et des difficultés rencontrées par les femmes pour y accéder », relevait en 2013 l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD).
« Le glissement, s’il est avéré, se verra sur le temps. C’est une question de niveau d’éducation et de sensibilisation », note le gynécologue Faouzi Ariane, qui rappelle que « l’État encourage les naissances, notamment en fournissant gratuitement les médicaments traitant la stérilité ».
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