Littérature : le thriller sud-africain sous influence de Deon Meyer

Terre de littérature, l’Afrique du Sud compte aujourd’hui de nombreux auteurs de thrillers. Sous influence anglo-saxonne, ils doivent beaucoup à Deon Meyer, père du policier alcoolique Benny Griessel.

Deon Meyer, durant une interview en République Tchèque le 23 octobre 2015. © Roman Vondrous/AP/SIPA

Deon Meyer, durant une interview en République Tchèque le 23 octobre 2015. © Roman Vondrous/AP/SIPA

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Publié le 25 août 2016 Lecture : 6 minutes.

La réputation littéraire de l’Afrique du Sud n’est plus à faire : deux Prix Nobel de littérature – Nadine Gordimer en 1991 et J.M. Coetzee en 2003 – et des monstres sacrés comme André Brink, Breyten Breytenbach ou Ingrid Jonker, voilà qui dit en quelques lignes l’importance du pays sur le plan de la création romanesque et poétique. Mais, ces dernières années, c’est surtout dans le domaine du roman policier – thriller, roman noir, polar, peu importe le nom qu’on lui donne – que l’Afrique du Sud se signale sur les étals des librairies.

Mike Nicol, Sifiso Mzobe, Michèle Rowe, Karin Brynard, Meshack Masondo, Sally Andrew, Margie Orford, Angela Makholwa, Roger Smith, Deon Meyer ne sont que quelques auteurs parmi tant d’autres à s’aventurer dans ce que le monde réel nomme communément les « faits divers », territoire de mort, d’argent, d’amour, de sexe, de vengeance…

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Le pionnier du polar sud-africain

Le plus connu d’entre eux est sans aucun doute Deon Meyer depuis la publication de Jusqu’au dernier et des Soldats de l’aube, au début des années 2000. Facile d’accès, modeste, Deon Meyer ne se considère pourtant pas comme le père du polar sud-africain. « Un père ? pas vraiment, nuance-t‑il. Mais sans doute suis-je un peu un pionnier. » Sa consœur Karin Brynard, dont le roman Les Milices du Kalahari vient de sortir en français, est bien plus enthousiaste.

« Deon a placé le polar sud-africain sur la carte littéraire, localement et internationalement, et il est à juste titre l’auteur le plus aimé du pays, dit-elle. Non seulement il a préparé le terrain et permis à de nombreux auteurs d’émerger, mais il a aussi établi un standard d’excellence. Dans ma propre carrière, il a joué un rôle essentiel en lisant le premier jet de mon roman, en le soutenant, en me donnant des conseils et en le présentant chez son éditeur. Il est considéré comme le grand-père du polar, et, en tant qu’être humain et mentor, c’est le plus remarquable des gentlemen. »

karin brynard © Karin Brynard, éditions du seuil

karin brynard © Karin Brynard, éditions du seuil

Gentleman, Deon Meyer l’est assurément quand il s’agit d’évoquer le roman de Karin Brynard, efficace intrigue se déroulant dans la province du Cap-Nord, à l’époque où les meurtres de fermiers blancs étaient fréquents.

3775.HR.jpg © Les milices du Kalahari; de Karin Brynard, trad E. Roudet, éd Seuil, 576 pages, 22,90 euros.

3775.HR.jpg © Les milices du Kalahari; de Karin Brynard, trad E. Roudet, éd Seuil, 576 pages, 22,90 euros.

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« J’ai aimé ce roman parce qu’il fait entendre une voix unique, très sud-africaine, tout en étant de niveau international, affirme-t‑il. Karin a réussi à créer et à maintenir l’atmosphère menaçante d’un mal imminent à travers tout le livre, ce qui rend le suspense intense. J’ai aussi adoré la manière dont elle campe ses personnages… »

Évidemment, Deon Meyer n’est pas le seul à s’être lancé dans ce genre littéraire, il y a une vingtaine d’années. Karin Brynard cite aussi Mike Nicol, qui a commencé par l’écriture poétique – Among the Souvenirs a obtenu le prix Ingrid-Jonker en 1979 – avant de passer au roman dans les années 1980, puis au polar dans les années 2000. « Il écrit des policiers plus littéraires et plus noirs depuis de nombreuses années, soutient-elle. Leur détermination à tous deux paie enfin, avec l’émergence d’un grand nombre d’écrivains dans le pays. »

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Un courant aux origines anglaises et américaines

Si l’on veut remonter au-delà, c’est bien entendu du côté des États-Unis et du Royaume-Uni qu’il faut aller chercher leurs maîtres. « J’ai lu beaucoup de merveilleux livres pour enfants et adolescents en afrikaans quand j’étais gosse, et je suis certain qu’ils m’ont tous inspiré d’une manière ou d’une autre, confie Deon Meyer. Mais, en ce qui concerne les romans policiers, les influences les plus importantes furent sans conteste américaines. »

Il cite ainsi Michael Connelly, le père de l’attachant Harry Bosch (Les Égouts de Los Angeles, La Blonde en béton, etc.), mais aussi l’Écossais Ian Rankin (L’Étrangleur d’Édimbourg). Karin Brynard signale de son côté l’incontournable Dennis Lehane (Un pays à l’aube, Shutter Island…), mais aussi les Britanniques Lee Child et Robert Harris, l’Australien (mais né en Afrique du Sud) Peter Temple et le Norvégien Jo Nesbø.

Portés par ce courant anglo-saxon, des auteurs comme Deon Meyer, Karin Brynard ou Michèle Rowe, qui vient de publier en français Les Enfants du Cap, privilégient le plaisir et une certaine facilité de lecture.

Pas d’effets de style voyants, priorité à l’action et à l’intrigue, chapitres courts, déplacement des points de vue, il s’agit de concocter le meilleur page turner qui soit. « J’aime le polar parce que c’est un sacrément bon divertissement – ce qui, pour moi, reste le premier critère d’évaluation d’un bon livre ! » s’exclame Karin Brynard.

Un regard sur le contexte social sud-africain

Il serait pourtant injuste, et erroné, de réduire le polar sud-africain à l’efficacité d’intrigues rondement menées. La plupart des auteurs aujourd’hui en vue ont été ou sont encore journalistes de métier, c’est‑à-dire en contact immédiat avec l’actualité. Leurs personnages évoluent dans le décor bien précis de l’Afrique du Sud post-apartheid et sont traversés par toutes les tensions contradictoires qui déchirent la société.

« En ce qui me concerne, j’apprécie quand un roman policier m’apporte un peu plus que le simple plaisir du divertissement – que ce soit une ambiance intéressante, un lieu exotique ou un arrière-plan politique et social précis, dit Brynard. Je considère cela comme un bonus, un élément qui apporte de la profondeur et du sens à tout roman. Je suis convaincue que ce genre littéraire est un excellent moyen d’explorer des questions sociales, politiques et philosophiques plus profondes. »

Dans Les Milices du Kalahari, elle-même multiplie les références à l’environnement social de son héros, l’inspecteur Beeslaar : la fracture entre ville et campagne, les effets de la discrimination positive, le poids économique des possédants blancs, le racisme contre les migrants, la violence et la corruption omniprésentes, la persistance de traditions et de coutumes anciennes, etc.

Je l’ai appelée chien, de Marli Roode, trad. F. Duvigneau, éd. Rivages, 386 pages, 21 euros © Philippe Matsas/OPALE/LEEMAGE

Je l’ai appelée chien, de Marli Roode, trad. F. Duvigneau, éd. Rivages, 386 pages, 21 euros © Philippe Matsas/OPALE/LEEMAGE

L’articulation entre passé et présent, qui rend la période actuelle à la fois si passionnante et si incertaine pour l’Afrique du Sud, est d’ailleurs au cœur de la plupart des romans policiers, où les références à l’Histoire reviennent de manière lancinante.

Dans Les Enfants du Cap, l’héroïne de Michèle Rowe, Persy Jonas, est une métisse issue des townships. Obligée de collaborer avec Marge Labuschagne, une psychologue blanche, l’inspectrice perd le peu de calme dont elle dispose quand un événement lui rappelle que son grand-père a été spolié de ses terres : « Marge était submergée de honte. Une effroyable injustice avait été faite à Persy et à sa famille.

 © Je l’ai appelée chier, de Marli Roode, trad. F. Duvigneau, éd. Rivages, 386 pages, 21 euros.

© Je l’ai appelée chier, de Marli Roode, trad. F. Duvigneau, éd. Rivages, 386 pages, 21 euros.

Quant à Ivor, elle l’avait admiré et avait été attirée par lui. C’était difficile de concilier l’image de l’homme qu’elle connaissait avec l’archétype du Blanc rapace et sans cœur. Elle trouvait douloureux d’assumer la responsabilité morale du passé. L’apartheid était comme un caillou dans la chaussure dont on n’arrive pas à se débarrasser. De vieilles histoires se chevauchaient et entraient en résonance, prêtes à exploser dans le présent. »

Cette dernière phrase décrit à merveille la substance d’un autre roman paru récemment, Je l’ai appelée chien, de Marli Roode (32 ans). Ce road novel psychologique raconte le retour au pays d’une jeune journaliste, Jo Hartslief, élevée chez sa grand-mère dans la bien-pensance anglaise et qui se retrouve confrontée au racisme assumé de son père. Contrainte de fuir en sa compagnie alors même qu’elle entretient une relation amoureuse avec un cadre politique noir en pleine ascension, elle ignore tout du lien qui unit les deux hommes, par-delà les années.

Les Enfants du Cap, de Michèle Rowe, trad. E. Ménévis, éd. Albin Michel, 450 pages, 22 euros © Michèle Rowe/Jacqui Van Stadenn, éditions Albin Michel.

Les Enfants du Cap, de Michèle Rowe, trad. E. Ménévis, éd. Albin Michel, 450 pages, 22 euros © Michèle Rowe/Jacqui Van Stadenn, éditions Albin Michel.

Brinquebalée entre mensonges et demi-vérités, ballottée entre présent et passé, traversée de sentiments contradictoires, elle symbolise à elle seule cette Afrique du Sud pour laquelle vérité et réconciliation demeurent toujours des objectifs à atteindre. Même sur le plan littéraire, d’ailleurs, puisque peu d’auteurs noirs parviennent à émerger sur le plan international.

Les Enfants du Cap, de Michèle Rowe, trad. E. Ménévis, éd. Albin Michel, 450 pages, 22 euros © Les Enfants du Cap, de Michèle Rowe, trad. E. Ménévis, éd. Albin Michel, 450 pages, 22 euros

Les Enfants du Cap, de Michèle Rowe, trad. E. Ménévis, éd. Albin Michel, 450 pages, 22 euros © Les Enfants du Cap, de Michèle Rowe, trad. E. Ménévis, éd. Albin Michel, 450 pages, 22 euros

« Feu Meshack Masondo a écrit un bon nombre d’excellents polars en zoulou, très populaires en Afrique du Sud et qui sont devenus de vrais best-sellers, affirme Deon Meyer. Malheureusement, ils n’ont jamais été traduits… » La profusion créative actuelle laisse néanmoins espérer un happy end, caractéristique fréquente, quoique en trompe-l’œil, d’une majorité de polars. À moins que, comme dans un roman de Roger Smith, le pire soit toujours à venir…

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