Gouvernement d’union nationale en Tunisie : le choix de l’autorité
Dans la formation du gouvernement d’union nationale de Youssef Chahed, les choix du chef de l’État ont été déterminants. Surprises, départs, visages inattendus… Tout ce qu’il faut savoir sur la nouvelle équipe au pouvoir.
Youssef Chahed a choisi de passer en force pour former son gouvernement d’union nationale. Il a dévoilé les contours de son équipe dans l’après-midi du 20 août, au terme de dix-sept jours d’intenses pourparlers et de tractations. L’équation qui lui était proposée était complexe, voire impossible à résoudre.
Il lui fallait à la fois satisfaire les deux composantes principales de sa majorité, Nidaa Tounes, le parti dont il est issu, et Ennahdha, qui pèsent respectivement 67 et 69 élus à l’Assemblée ; ménager ses alliés de la coalition sortante, les libéraux d’Afek Tounes et l’Union patriotique libre (UPL), de l’homme d’affaires Slim Riahi (respectivement 10 et 12 élus) ; tendre la main à la gauche démocrate et intégrer des représentants adoubés par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) ; dénicher de nouvelles compétences ; rajeunir et féminiser le gouvernement, tout en évitant soigneusement d’apparaître comme l’otage des formations partisanes.
Le choix de l’autorité
Partant du principe qu’il serait impossible de concilier tout le monde, le nouveau Premier ministre tunisien, en accord avec le président Béji Caïd Essebsi (BCE), a privilégié l’autorité au consensus. Les atermoiements de son prédécesseur avaient d’emblée sapé son autorité. On avait reproché, à juste titre, à Habib Essid de se laisser dicter sa conduite par les partis de la coalition. Chahed a fait exactement le contraire. Il a choisi et nommé lui-même ses ministres, sans solliciter l’aval des états-majors partisans.
Cette politique du fait accompli a provoqué remous et critiques. Tout porte à croire cependant que Chahed et BCE, en agissant de la sorte, ont pris un risque calculé. Les partis sont liés par l’accord de Carthage, qu’ils ont signé le 13 juillet, et ils devraient finir par voter la confiance au gouvernement, même en renâclant, car ils auront du mal à justifier un revirement devant une opinion lasse des querelles politiciennes. C’est le pari du duo de l’exécutif. Les faits lui donneront sans doute raison.
Le premier à faire les frais de cette méthode musclée aura été Slim Riahi. Sa formation, l’UPL (quatre ministères dans le gouvernement sortant), a été évincée de la nouvelle équipe. Riahi – dont l’origine de la fortune, amassée en Libye dans le sillage de la famille Kadhafi, est sujette à caution – rêvait d’un « grand ministère dévolu à la lutte contre la corruption »… Poliment éconduit par Chahed, il est allé plaider sa cause directement auprès de BCE.
Cette tentative de court-circuitage n’a pas été du goût du nouveau locataire de la Kasbah. En sacrifiant Riahi, que les Tunisiens ne regretteront pas, Chahed envoie un signal sans ambiguïté : l’époque des interférences, des marchandages et des passe-droits est révolue.
De nombreux ministres éjectés
Le message, valable pour Riahi, s’applique aussi aux caciques de Nidaa Tounes, la formation créée par BCE et gérée aujourd’hui par son turbulent fils, Hafedh (HCE), lequel a perdu ses principaux relais d’influence au gouvernement. Slim Chaker, qui était ministre des Finances, a été débarqué en douceur et recasé au poste honorifique de ministre-conseiller à la présidence de la République. Khaled Chouket, qui était porte-parole du gouvernement, a été éjecté : il est vrai qu’on ne comptait plus ses bourdes.
Abdelaziz Kotti, Khemaïs Ksila et Abderraouf Khamassi, les « grandes gueules » du Nidaa version HCE, ont toutes échoué à décrocher un maroquin. Là encore, personne ne s’en plaindra. Et Chahed n’a pas voulu conserver à ses côtés Saïd Aïdi, le ministre de la Santé, jugé infréquentable aussi bien par les islamistes que par les syndicalistes de l’UGTT, avec lesquels il était en conflit ouvert.
C’était pourtant l’un des ministres au rendement le plus convaincant, contrairement à son homologue du Tourisme, Selma Elloumi Rekik, maintenue cependant. L’éviction de Aïdi a été vécue comme une capitulation par la base de Nidaa, mais c’était une concession politique sans doute indispensable à l’équilibre général de la nouvelle coalition.
De nouveaux portefeuilles pour Ennahdha
Ennahdha, qui disposait jusqu’à présent d’un seul ministère (Formation professionnelle et Emploi), voit son quota multiplié par six (trois ministères et trois secrétariats d’État). Le parti n’a cependant pas eu la possibilité d’exercer de droit de regard sur la liste des membres du gouvernement Chahed, ce qui a poussé le Conseil de la Choura, son instance décisionnelle suprême, à exprimer ses réserves.
Certains profils lui déplaisent fortement : ceux de Samir Taïeb (Agriculture), figure de la gauche et détracteur virulent des Frères musulmans, de Majdouline Cherni (Jeunesse et Sports), sœur du martyr Socrate Cherni, assassiné par les terroristes du Chaambi, et de l’ex-syndicaliste Abid Briki (Fonction publique).
Ils seront néanmoins maintenus, et Ennahdha devait voter la confiance, comme elle s’y était engagée. « Même s’ils n’obtiennent pas de portefeuille régalien, et même s’ils n’ont pas réussi à arracher l’Agriculture, la Santé ou l’Éducation, les islamistes auraient tort de se plaindre, observe un expert en économie. Car entre l’Industrie et le Commerce, attribué à Zied Laadhari, et le ministère des Technologies de l’information et de l’Économie numérique, détenu par Anouar Maarouf, ils exerceront la tutelle sur des secteurs qui contribuent à près de 50 % au PIB formel de la Tunisie. »
Chahed, qui se passera des services de l’UPL, pourra compter en revanche sur le soutien d’Al-Horra, de Mohsen Marzouk (le groupe des dissidents de Nidaa Tounes, 26 élus). L’ancien lieutenant de BCE, tombé en disgrâce en octobre 2015, a choisi très tôt de soutenir le gouvernement sans y participer pour éviter de mettre à l’épreuve la cohésion de son mouvement et se concentrer sur la préparation des municipales prévues en 2017.
Il n’a pas dévié de la ligne qu’il s’était fixée. Consulté à maintes reprises à la fois par le président et par le Premier ministre désigné, il a discrètement poussé ses pions en appuyant la candidature de Ghazi Jeribi au poste de ministre de la Justice et en obtenant l’assurance qu’Abdelaziz Kotti, qui l’avait traîné dans la boue à l’automne 2015 lors de l’affrontement fratricide pour le contrôle de Nidaa, ne siégerait pas dans la nouvelle équipe.
« Marzouk a été le seul à ne pas tergiverser et à avancer des propositions constructives, explique un visiteur assidu du palais de Carthage. Il a rendu service à BCE et à Chahed. Ils sauront certainement s’en souvenir. »
Une reconfiguration opérée par BCE
Le président tunisien, à l’origine de la désignation de Youssef Chahed, a été à la manœuvre de bout en bout. Les deux hommes ont travaillé en symbiose. Le chef de l’État voulait se redonner de l’air et se replacer au centre du jeu en changeant de gouvernement : de ce point de vue, l’objectif est atteint. BCE a « fait exploser la classe politique » (la formule est du journaliste Moncef Gouja) et il a neutralisé ses adversaires.
Il a marginalisé Slim Riahi, provoqué des remous à Afek et a même été à deux doigts de faire exploser le Front populaire, l’opposition d’extrême gauche. Il a habilement exploité les dissensions internes à l’UGTT et à Ennahdha et a réussi à tempérer les ardeurs brouillonnes de son fils. Politiquement, la manœuvre est brillante. Le gouvernement est désormais attendu sur le terrain des résultats. L’équipe, assez pléthorique (26 ministres et 14 secrétaires d’État), comporte quelques trouvailles heureuses et une malencontreuse erreur de casting : Abdeljalil Ben Salem (Affaires religieuses). Trois des quatre ministres de souveraineté (l’Intérieur – comme nous vous l’annoncions dans JA n° 2900 –, la Défense et les Affaires étrangères) ont été reconduits.
Ghazi Jeribi remplace Omar Mansour au ministère de la Justice. Un choix fort, qui suggère que Chahed accordera sa priorité à la consolidation de l’État, à la réaffirmation de son autorité et à la lutte contre la corruption. Jeribi, qui a présidé le Tribunal administratif entre 2007 et 2011, est réputé incorruptible et a fait l’unanimité partout où il est passé.
Ministre de la Défense de Mehdi Jomâa, entre 2014 et 2015, il a su remettre en ordre de bataille l’armée et a fermement résisté aux empiétements intempestifs du président provisoire de l’époque, Moncef Marzouki. Sa mission de garde des Sceaux sera tout aussi compliquée : son ministère est soumis aux influences politiques et gangrené par le corporatisme, de lourds soupçons pèsent sur certains magistrats, les tribunaux travaillent dans le plus grand dénuement, les retards s’accumulent, les enquêtes « sensibles » piétinent et les prisons, déjà surpeuplées, débordent de prévenus.
L’économie, l’autre front de l’action gouvernementale, suscite davantage d’interrogations. Lamia Zribi, la nouvelle ministre des Finances, est une des « surprises du chef ». Marouane el-Abassi, un expert de la Banque mondiale, longtemps pressenti, a décliné l’offre in extremis, estimant le périmètre de son département trop réduit pour une action réellement efficace. C’est donc une technocrate très discrète qui devient la première femme arabe à occuper pareille responsabilité.
D’elle, on ne sait presque rien. Réussira-t-elle à juguler la crise des finances publiques et, avec l’aide de Fadhel Abdelkefi (Développement, Investissement et Coopération internationale), à retrouver la confiance des investisseurs nationaux et étrangers ? Les prochaines semaines devraient apporter un début de réponse.
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