Algérie : la troisième médaille de Taoufik Makhloufi

Double médaillé d’argent aux derniers JO, le coureur de demi-fond a fait sensation en éreintant publiquement ses dirigeants. Portrait d’un champion qui n’a pas froid aux yeux.

L’athlète algérien après la finale olympique du 1 500 m, le 21 août, à Rio. © Dominic Ebenbichler/REUTERS

L’athlète algérien après la finale olympique du 1 500 m, le 21 août, à Rio. © Dominic Ebenbichler/REUTERS

FARID-ALILAT_2024

Publié le 14 septembre 2016 Lecture : 6 minutes.

Visage en sueur, drapeau national sur les épaules, Taoufik Makhloufi vient de terminer deuxième de la finale olympique du 1 500 m, à Rio. Le champion algérien rate de peu l’or, cinq jours après avoir décroché l’argent sur le 800 m. Il est visiblement déçu, mais pas seulement pour des raisons sportives.

Lorsqu’une chaîne qatarie lui tend le micro, l’athlète vide alors son sac : « Chaque Algérien a le droit de fêter cette victoire, sauf les responsables du sport, parce qu’ils ont trahi la confiance du peuple. On leur a confié une responsabilité, ils n’ont pas été à la hauteur. Ils ont manigancé et enfreint les règlements. Le gouvernement leur a confié la mission d’aider les sportifs, mais moralement ils ont déçu. C’est comme s’ils n’avaient aucun intérêt au développement du sport. »

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Accusations médiatisées

Tenus devant des millions de téléspectateurs algériens, qui espéraient que leur champion rééditerait son exploit des JO de Londres, en 2012, au cours desquels il décrocha une médaille d’or, ces propos ne passent pas inaperçus. Makhloufi est connu pour ne pas avoir la langue dans sa poche. Par le passé, il avait lancé quelques piques bien senties contre ses dirigeants sans que cela prête à conséquence.

Cette fois, il est allé plus loin. L’ennui, pour les intéressés, est que le coureur va récidiver sur les ondes d’une radio gouvernementale, citant nommément le chef de la délégation à Rio, Amar Brahmia, lui-même ancien athlète de haut niveau. « Qu’a-t‑on fait de la préparation ? Où sont les promesses ? Qu’est-ce qu’ils sont en train de faire, ces responsables ? s’interroge-t‑il. Je ne cours pas derrière l’argent, mais pour le drapeau algérien. Si c’était pour ces responsables, je jure que je ne serais pas venu ici au Brésil. »

Emboîtant le pas à Makhloufi, Ahmed Mahour Bacha, entraîneur du décathlonien Larbi Bouraada, qui a frôlé le podium, alimente la polémique en accusant les mêmes responsables de dilapidation des deniers de l’État, de mauvaise gestion ou encore de népotisme. « Des moyens de la délégation ont été utilisés à des fins personnelles au détriment des athlètes, regrette-t‑il. Nous avons beaucoup de choses à révéler une fois que les Jeux seront terminés. »

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Le scandale fait le buzz et anime le morne été algérien. Comme si les accusations de Makhloufi venaient de libérer la parole, les réseaux sociaux s’enflamment, les médias s’emparent de l’affaire, alors que les officiels font profil bas.

Un échec pour l’Algérie

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Manque de moyens, négligence, passe-droits accordés aux familles et aux proches qui ont fait le voyage au Brésil aux frais de la princesse, défaillances, défaut de soutien aux athlètes, les récriminations s’empilent. Le procès fait aux autorités est d’autant plus aisé que la récolte algérienne aux derniers JO est famélique : deux médailles d’argent pour 65 athlètes.

Sur 209 pays participants, l’Algérie arrive à la 62e place du classement général. Pour les Algériens, ces résultats, en plus d’être humiliants, reflètent la sinistrose dans laquelle est plongé le sport national. « Il [Taoufik Makhloufi] est le seul à avoir fait exister l’Algérie », juge El Kadi Ihsane, éditeur de presse électronique. « Des nations nettement moins riches que nous ont décroché des médailles d’or, maugrée un journaliste qui a fait le déplacement à Rio. Même la Corée du Nord a obtenu deux médailles d’or ! Comment ne pas s’étrangler quand on sait que l’État a alloué plus de 3,5 milliards de dollars de budget au ministère de la Jeunesse et des Sports au cours des dix dernières années ? »

L’affaire ayant connu un certain emballement médiatique, l’opinion réclame des têtes. Le gouvernement est sommé de s’expliquer et de sévir, des commissions d’enquêtes parlementaires sont exigées et la justice est priée de lancer des investigations sur ces supposés détournements dont se seraient rendus coupables les dirigeants de la fédération d’athlétisme et les membres du comité olympique national.

Certains n’ont pas hésité à verser dans l’inquisition en qualifiant Amar Brahmia de suppôt des islamistes, voire des terroristes. Il est vrai que l’intéressé, ex-cadre du Front islamique du salut (FIS, dissous en 1992), avait animé des meetings électoraux lors des législatives de décembre 1991 et ne cachait pas son enthousiasme quant à l’avènement d’un État islamique en Algérie. Un passé que ses détracteurs ont exhumé pour tenter de le discréditer.

Un scandale ? Quel scandale ! « Makhloufi n’a qu’à les identifier [les responsables], et les mesures qui s’imposent seront prises », botte en touche Ould Ali El Hadi, ministre de la Jeunesse et des Sports. Principale personnalité mise en cause, Brahmia soutient que ces accusations et ces reproches relèvent de la diffamation et de l’insulte. Les passe-droits ? Des balivernes ! « Chaque famille a payé son séjour, répond-il. C’est le droit du comité olympique d’embarquer qui il veut. » Moyens insuffisants et sportifs délaissés ? « Personne n’a manqué de rien, peste-t‑il. Aucun athlète n’a payé de sa poche. » Des résultats catastrophiques ? « Notre participation a été globalement satisfaisante, juge encore Brahmia. Peuple algérien, je vous affirme qu’il n’y a pas eu de vol ou de détournement de deniers publics. »

Une victoire construire dès l’enfance

L’affaire n’aurait certainement pas pris de telles proportions sans la personnalité et l’aura de Makhloufi. À 28 ans, ce natif de Souk Ahras, près de la frontière tunisienne, est un héros national. De retour au bercail en août 2012 après avoir été sacré champion olympique à Londres, il avait arpenté triomphalement les artères d’Alger au milieu d’une foule en délire. Rares sont ses compatriotes qui peuvent se targuer d’un accueil aussi chaleureux.

« Les Algériens l’aiment parce que Taoufik est un authentique fils du peuple, avance une de ses connaissances. Sa success-story, il l’a construite tout seul à la force de ses jarrets. On l’aime encore plus quand il dénonce la bureaucratie et la corruption, les deux plaies de ce pays. »

L’intéressé souscrirait certainement à cette description. « Je suis parti de zéro, raconte un jour Taoufik. Enfant, je voulais être quelqu’un, un champion. Je voulais régler les problèmes de la famille. Les chaussures coûtaient la moitié du salaire du paternel. »

Père gendarme, mère au foyer, une fratrie composée de deux garçons et cinq filles, Makhloufi est d’extraction modeste. Adolescent, il manifeste plus d’intérêt pour les pistes poussiéreuses que pour les bancs du collège. La course n’étant pas une garantie pour l’avenir, ses parents insistent pour qu’il obtienne son baccalauréat avant d’envisager une quelconque carrière sportive. Las. Il échoue une première fois, mais, tenace et persévérant, Taoufik décroche le sésame un an plus tard, tout en réalisant de prometteuses performances.

Avant de faire deux tours de piste, il faut souffrir, travailler, perdre conscience, vomir et vivre loin de sa famille

Déjà sacré champion d’Algérie, il entre dans la cour des grands aux Jeux africains 2011, au Mozambique. Sur place, il coiffe au poteau les coureurs kényans, réputés les meilleurs du monde dans cette spécialité. « Ce jour-là, j’ai su que j’allais décrocher le titre olympique à Londres, confie Makhloufi. Dans ma tête, je ne pouvais pas le rater. » Sa réussite ne surprend guère son ancien entraîneur, Ali Redjimi, qui se souvient d’un garçon « sérieux, éduqué, peu bavard » et doté d’un mental de gagneur. Pourtant, Londres aurait pu tourner au cauchemar.

Inscrit contre son gré à la qualification pour le 800 m, Makhloufi s’y est plié en traînant quelque peu les semelles. Mécontent, le juge arbitre décide de l’exclure des Jeux pour « mauvaise foi » et « manque de combativité ».

Le coureur argue de sa bonne foi et présente un certificat médical signé par deux médecins britanniques. La suite appartient à l’Histoire. Dans la soirée du mardi 7 août 2012, Taoufik décroche la médaille d’or et fait retentir Qasaman, l’hymne algérien, devant des centaines de millions de téléspectateurs. Il entre dans la légende comme dans le cœur de ses compatriotes. « Avant de faire deux tours de piste, il faut souffrir, travailler, perdre conscience, vomir et vivre loin de sa famille », rappelle-t‑il. C’est pour tout cela et pour ses médailles olympiques que les Algériens l’applaudissent quand il crie au scandale.

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