Zimbabwe : 16 ans après la réforme agraire, quels espoirs au pays de Mugabe ?
Seize ans après la réforme agraire, nous avons sillonné le pays, entre cultures de tabac et plantations de canne à sucre, pour prendre le pouls d’une société de plus en plus désireuse de s’affranchir du régime de Robert Mugabe. Carnet de route.
Robert Mugabe, l’ancien guérillero anticolonialiste qui avait fait du Zimbabwe son royaume
Le militant déterminé qui a façonné le Zimbabwe sur les cendres de la Rhodésie du Sud, sœur jumelle du pays de l’apartheid, s’est éteint le 6 septembre à l’âge de 95 ans. Si son règne de presque quatre décennies, interrompu en novembre 2017 par un putsch conduit par ses anciens compagnons d’armes, s’est achevé dans un autocratisme pétrifié, Robert Mugabe fut aussi un héros panafricain, aujourd’hui célébré sur le continent. Jeune Afrique a rouvert ses archives pour éclairer le parcours de « Comrade Bob ».
L’aube se lève sur Harare. C’est une journée d’hiver parfaite. Il fait froid, mais les rayons du soleil dissipent doucement les dernières ombres de la nuit et jettent une lumière crue sur le marasme économique dans lequel s’embourbe le Zimbabwe de Robert Mugabe. Dans le nord de la ville, le palais présidentiel – la State House –, devant lequel sont postés d’imperturbables gardes armés de sabres, trahit le goût un peu désuet du chef de l’État pour un apparat tout droit hérité de l’époque coloniale.
Mais à travers les townships et sur la route qui mène jusqu’au centre de la capitale, des milliers de personnes se rendent déjà au travail. Pas dans des bureaux, pour l’immense majorité d’entre elles, mais vers les coins de rue où elles installeront des étals pour y vendre de la farine de maïs, des tomates, des oignons, des pommes de terre, des recharges de téléphone portable ou des mouchoirs. La génération de l’après-indépendance a beau avoir été formée – et bien – dans les universités, elle a appris à faire avec les moyens du bord. Mais pour combien de temps ?
Les finances zimbabwéennes dans le rouge
La colère gronde à Harare : dans la rue, sur les réseaux sociaux, dans les discours enflammés de pasteurs que le pouvoir a tôt fait de qualifier de subversifs et dans le regard de ces jeunes que la police tente de faire reculer à coups de grenades lacrymogènes… Le point de rupture, murmure-t-on parmi les plus téméraires, sera bientôt atteint. Il faut dire que l’horizon est sombre.
Le Zimbabwe connaît sa pire sécheresse depuis un quart de siècle, plus de 4 millions de personnes – le tiers de la population – vont avoir besoin d’une aide alimentaire d’urgence, et la prochaine période de soudure s’annonce très difficile. Conscient du problème et surtout de ce qu’il risque, le gouvernement s’applique à payer ses arriérés au FMI et à la Banque mondiale, espérant obtenir de nouveaux prêts.
Mais les plus pessimistes s’inquiètent du vide que pourrait laisser Robert Mugabe, 92 ans, s’il venait à être brutalement empêché d’exercer le pouvoir, et du séisme politique qui ne manquerait pas d’en découler.
Tendai Biti, ancien ministre des Finances aujourd’hui passé à l’opposition, ne dit pas autre chose. Il commence par critiquer l’inconséquence de l’État : « Le problème, c’est que nous avons une économie de rente. Le gouvernement chiffre le PIB à 15 milliards de dollars [13,5 milliards d’euros], mais c’est largement surestimé. »
Une réforme agraire aux airs de « Chimurenga »
Biti, comme nombre d’adversaires de Mugabe, milite pour la formation d’un gouvernement de transition qui serait pour une fois obligé de mener de vraies réformes économiques et de rendre des comptes. Ni lui ni ses camarades ne font confiance à ce président qui a été contraint de reconnaître qu’en sept ans 15 milliards de dollars de revenus diamantifères ont tout bonnement disparu.
À Harare, tout le monde s’accorde sur la gravité de la crise. Ses causes, en revanche, sont âprement débattues, et si la question de la réforme agraire revient à chaque fois sur le tapis, chacun a sa propre version de l’histoire. Au départ, il y a ce constat : la loi sur le foncier de 1969 avait octroyé 15 millions d’hectares de terres agricoles à 6 000 fermiers blancs. Pendant ce temps, 700 000 familles noires (soit plus de 4 millions de personnes) ont dû se partager à peine plus de 16 millions d’hectares.
À l’indépendance, en 1980, 42 % des terres étaient détenues par des Blancs. En 2000, sous la pression des anciens combattants et des syndicats, la Zanu-PF, le parti au pouvoir, lance ce que le politologue ougandais Mahmood Mamdani a qualifié de « plus grand transfert de propriété en Afrique australe depuis la colonisation ». Dans les trois années qui suivent, 90 % des fermes sont saisies.
Pour Mugabe et la Zanu-PF, qui ont fait de la « libération des terres » leur mot d’ordre, cette réforme agraire, c’est « le troisième Chimurenga », la suite logique des deux guerres menées contre l’envahisseur étranger. Mais le Royaume-Uni, les États-Unis et la plupart des pays occidentaux, pour qui Mugabe vient tout simplement d’abroger le droit de propriété et de détruire l’agriculture voire l’économie du pays tout entier, ont une lecture bien différente de l’affaire.
Une récession aux lourdes conséquences
S’ensuit une série de sanctions drastiques qui achèvent de mettre à genoux le Zimbabwe, lequel ne peut plus se targuer que de détenir le record mondial du PIB en plus fort recul. Quant à la population, elle se retrouve entre le marteau de la Zanu-PF et l’enclume des Occidentaux, dont, à dire vrai, les mesures de rétorsion n’ont jamais vraiment gêné les barons du parti.
Mais les années ont passé. Responsables zimbabwéens et occidentaux se parlent à nouveau, et la fin du règne de Mugabe se rapproche – inévitablement. Alors qu’un autre chapitre s’ouvre, nous avons pris la route à bord d’une vieille Mercedes, indéniablement vintage mais très fiable.
Mille kilomètres à travers les plantations de tabac, les champs de maïs et de canne à sucre pour parler aux gagnants et aux perdants de cette réforme lancée il y a seize ans, pour écouter ces gens qui peinent à joindre les deux bouts, pour aller à la rencontre de ceux qui s’obstinent à bâtir un nouveau Zimbabwe sans plus se préoccuper des querelles de leurs dirigeants.
Première halte dans un supermarché flambant neuf du quartier de Lanes, avant même de sortir de Harare. Dehors, le long de la route bordée d’arbres, des jeunes femmes se prostituent. La State House est à moins de 1 km. Le contraste avec l’intérieur du magasin, condensé de ce qu’est aujourd’hui la petite bourgeoisie de Harare, est saisissant.
Des Blancs et des Noirs bien nourris se pressent devant les étals chargés de fruits et légumes, attendent que le boucher ait fini de découper de généreux morceaux de viande, font le plein de yaourts Kefalos (une marque haut de gamme produite non loin de là) et s’attardent devant les rangées de bières, de vins et de whiskys.
Nous franchissons le péage de l’A2, dépassons les membres d’une secte apostolique et bifurquons sur une route défoncée. L’usine Kefalos n’est plus très loin. Leif Reeckmann, son directeur général, est un homme taciturne, originaire du Danemark. Il nous raconte qu’il est parvenu à s’entendre avec les autorités, à échapper aux saisies de terres, et que c’est pour se faire une place sur le marché des produits laitiers qu’il se bat désormais. Avec succès : sa crème glacée a été primée en Afrique du Sud.
Mais ça, poursuit-il, amer, c’était avant, quand l’entreprise tournait bien. Son chiffre d’affaires a chuté à 10 millions de dollars par an, contre 16 millions pendant les années fastes. Il ajoute qu’il devra licencier une partie de ses 120 salariés si les choses ne s’arrangent pas. « Les jeunes ne savent même pas que l’on produit des choses au Zimbabwe, déplore Leif Reeckmann. Tout ce qu’ils font, c’est regarder la télé sud-africaine. »
Plusieurs entreprises agroalimentaires de la région sont confrontées à de sérieuses difficultés. Il y a la concurrence des produits sud-africains, mais aussi la difficulté de se fournir localement. Le lait qui sert à la fabrication des yaourts Kefalos, par exemple, est parmi les plus chers du monde. Ceci s’explique en partie par le fait que le Zimbabwe a adopté le dollar américain, qui a fortement augmenté ces derniers mois, plombant la productivité du pays.
Plus tôt, nous avions rencontré Patrick Chinamasa, le ministre des Finances, qui insistait sur le fait que le gouvernement avait pris des mesures « pour clore la question agraire et pour soutenir la production agricole ».
L’idée, selon lui, étant d’octroyer des baux de quatre-vingt-dix-neuf ans aux nouveaux propriétaires terriens et de dédommager tous ceux dont les fermes ont été saisies. Impossible en revanche de savoir à combien se chiffreraient ces compensations ni quand elles seraient versées. Certains affirment qu’il pourrait en coûter 3 milliards de dollars au gouvernement, et il est fort peu probable que ce soit une priorité, quel que soit le parti qui remportera les élections prévues en 2018.
De nombreux privilèges, pour les exploitants du Sud
Au sud de Harare, la route reprend et serpente dans une campagne verdoyante et vallonnée. L’herbe jaunit à mesure que nous nous enfonçons plus au sud. À perte de vue dans le district de Chiredzi, des plantations bien entretenues de canne à sucre. Ailleurs dans le pays, beaucoup d’entreprises agroalimentaires ont dû fermer. Mais pas le Triangle Estate, qui continue de tourner jour et nuit.
Ce domaine, qui s’étend sur près de 13 000 ha, appartient à une compagnie sud-africaine, Tongaat Hulett, qui possède aussi plus de la moitié de celui de Hippo Valley. Sa capacité de broyage atteint les 640 000 tonnes par an, et le sucre qui sort de ses usines, le Huletts SunSweet, est le plus vendu au Zimbabwe.
Les domaines de Triangle et de Hippo Valley incarnent à la perfection cette économie d’avant la réforme agraire. Peu de choses ont changé depuis l’époque où des travailleurs sous-payés étaient acheminés par bus entiers depuis la Zambie et le Malawi.
Mais ils ne sont pas représentatifs du reste de l’économie rurale, et, comme les mines, ce sont de véritables enclaves d’où partent des millions de dollars qui atterrissent directement sur le compte à l’étranger du propriétaire, si l’on en croit Ian Scoones, de l’Institut britannique d’études du développement (IDS), qui fait tout de même valoir que la réforme agraire a stimulé la production et les revenus – un fait généralement peu reconnu.
En 2000, explique-t-il, le gouvernement a divisé 6 000 grandes propriétés en fermes plus petites. Pour celles dont la taille finale était comprise entre 5 et 20 ha, l’opération a plutôt été un succès. Là où cela a été plus compliqué, c’est pour les exploitations qui ont fini par totaliser une centaine d’hectares : leurs repreneurs n’avaient ni les compétences ni les moyens suffisants pour les faire fructifier, résume Ian Scoones. Ils n’avaient même pas de quoi acheter les engrais dont ils avaient besoin.
Esther Chikote, qui avait une modeste parcelle de terre en 2000, possède désormais 20 ha près de Wedza : une petite étable, quelques huttes rondes en brique et un petit champ, près de sa maison. Comme beaucoup, elle utilise à peine un dixième de ses terres, mais elle s’en sort. En riant, elle dit envoyer régulièrement de l’argent à son mari, qui travaille en ville. Ses enfants peuvent aller à l’école, et elle emploie quatre personnes.
Plus loin, nous croisons la route d’un chauffeur qui se souvient s’être perdu un jour à Mazowe, à 40 km au nord de Harare. Là-bas, raconte-t-il, Grace Mugabe, la première dame, a fait saisir des terres sur lesquelles la compagnie Interfresh cultivait des agrumes. Tous les gens qui habitaient dans les alentours ont été expulsés. Le jour où il s’y était aventuré, espérant trouver un hôtel, il était tombé nez à nez avec des hommes armés jusqu’aux dents. Jamais plus il n’y retournera.
Une intervention tardive
Mais sans doute est-il trop facile de mettre l’échec de la réforme agraire sur le dos de la seule Zanu-PF. L’affaire est plus complexe. Les fermiers blancs ont tout fait pour lui mettre des bâtons dans les roues, avec le soutien des pays occidentaux. Une chose est sûre : au Zimbabwe, la réforme agraire s’est perdue dans les méandres de la politique locale.
Le professeur Sam Moyo est mort l’année dernière dans un accident de voiture. Mais il demeure une référence sur le sujet. En 2009, il nous avait expliqué avoir fait partie d’un groupe d’experts qui avait mis en garde Mugabe dès 1997, juste avant le sommet de l’OUA que devait accueillir Harare : retarder davantage la redistribution des terres allait aggraver les difficultés du gouvernement, lui avaient-ils affirmé ; les vétérans de la guerre d’indépendance avaient commencé à s’agiter et étaient prêts à embarrasser le chef de l’État pendant le sommet. « Le président était inquiet, il nous a expliqué qu’il ne pouvait pas [saisir les terres] parce que les Britanniques allaient envahir le Zimbabwe. »
En 2000, quand il se décide finalement à passer à l’action, la réforme n’a pas été bien préparée ni négociée – rien à voir avec ce pour quoi Sam Moyo et les autres experts s’étaient battus. Ce fut bien davantage une sorte de campagne militaire qui échappa rapidement à tout contrôle. Bientôt, les fermiers blancs se retrouvèrent à financer le Mouvement pour le changement démocratique (MDC), de Morgan Tsvangirai.
Pour ne rien arranger, la Zanu-PF perdit, en février 2000, le référendum sur la nouvelle Constitution qui prévoyait, au milieu de dispositions visant à renforcer les pouvoirs du chef de l’État, des mesures pour encadrer la réforme agraire. Et les saisies commencèrent, permettant de s’assurer la fidélité d’un certain nombre de personnalités politiques et de hauts gradés.
Le tabac, un secteur dynamique en perte d’attrait
Nous reprenons la route. La réserve de Malilangwe jouxte le Triangle Estate. Buffles, lions, zèbres et éléphants s’y promènent en liberté. Mark Saunders est à la tête du parc naturel et de son lodge pour touristes. Dans une autre vie, dix années durant, il cultivait le tabac, jusqu’à ce que sa ferme soit saisie. Aujourd’hui, Saunders est philosophe. Selon lui, le rebond des ventes montre bien que les petits exploitants de tabac sont parfaitement en mesure de travailler les terres qui leur ont été cédées.
De retour à Harare, nous empruntons cette fois l’A5, en direction du sud-est. Un pick-up blanc est arrêté sur le bas-côté de la route entre Marondera et Wedza – en plein pays du tabac. À l’arrière, trois hommes en route pour vendre leur production. L’un d’eux raconte que sa famille « a été réinstallée ici dans les années 1990 et [que] le gouvernement [les] a aidés » : « On a eu des tracteurs pour labourer les champs, ainsi que des semences et des engrais. »
Avant la réforme, près de 3 000 fermiers blancs exportaient la quasi-totalité du tabac zimbabwéen. Aujourd’hui, le pays compte 90 000 producteurs noirs, pour un revenu global estimé à 650 millions de dollars par an. Cet argent participe au dynamisme économique local, affirme Ian Scoones, qui cite en exemple le boom immobilier que connaissent les villes de la région. On assiste, selon lui, à l’émergence d’une nouvelle classe moyenne d’agriculteurs.
Tout n’est pas rose pour autant dans le secteur. Lors de la dernière campagne, qui a commencé en avril, les planteurs n’ont pas pu être payés en cash en raison d’une pénurie de dollars. Certains ont dû ouvrir des comptes bancaires dans des villes parfois éloignées ; d’autres ont eu recours aux transferts d’argent par téléphone portable. Pour les petits agriculteurs, le tabac est en train de perdre de son attrait.
Gugulethu Matope raconte que ses voisins ont eu de bonnes récoltes entre 2010 et 2013, mais que plus personne ne veut continuer et que les gens se tournent vers la tomate. Elle-même a brûlé les installations sur lesquelles elle faisait sécher les feuilles de tabac, juste au cas où elle aurait été tentée de revenir en arrière. Entre les soucis d’argent, les ennuis avec la police et les contrats peu avantageux que lui proposaient les grandes compagnies de tabac, « le travail était trop difficile ».
Le problème, nous explique-t-on, c’est que plus de 75 % du tabac zimbabwéen est cultivé sur contrat. Cela permet certes de mobiliser des fonds dans un contexte économique difficile, mais fait la part belle aux grands groupes tels que le chinois Tian Ze ou British American Tobacco (BAT). Toendepi Shonhe, de l’Institut africain des études agraires, a étudié la culture du tabac à Marondera.
Il en a conclu que les producteurs devaient transformer leur production : « Un kilo de tabac non traité se vend 3 dollars, mais un kilo de cigarettes coûte 60 dollars ! » Des entreprises telles que BAT, argumente-t-il, décident des modalités des contrats, dirigent les entreprises de transformation, fabriquent paquets et cigarettes et commercialisent le tout.
« En l’état actuel, résume Toendepi Shonhe, les petits producteurs de chez nous ne pèsent pas davantage que les ouvriers en Chine que l’on paie une misère pour assembler des iPhones qu’Apple vend des centaines de dollars ! » Toendepi Shonhe peste aussi contre les fanfaronnades de la Zanu-PF, assure que ceux qui se sont mis au travail de la terre n’en ont retiré que peu de bénéfices et que les fermiers blancs sur lesquels s’est abattue la colère du gouvernement ont eu le nez assez fin pour se reconvertir dans la transformation du tabac, un business plus lucratif.
L’élevage, de nombreuses possibilités
Nombreux sont ceux qui, comme lui, se plaignent du système de prédation mis en place par l’État. Chrispen Sukume, du Conseil consultatif pour l’élevage et la viande, affirme que « les agriculteurs doivent se lever à 3 heures du matin pour éviter la police, sous peine d’être délestés en moyenne de 30 dollars avant même d’arriver au marché ». Il pointe aussi le niveau élevé des impôts et le fait que, malgré tout, l’État ne parvient pas à payer ses fonctionnaires.
Résultat : avant la réforme agraire, 550 000 têtes de bétail étaient abattues chaque année ; le chiffre plafonne aujourd’hui à 250 000 et le secteur informel s’est considérablement développé. L’État prélève 10 % des 500 dollars auxquels un éleveur peut espérer vendre une vache, détaille Chrispen Sukume : « Et ces 50 dollars tuent l’agriculteur, fulmine-t-il, parce qu’ils représentent la moitié de son bénéfice. »
Au Zimbabwe comme ailleurs, l’agriculture et l’élevage ne créent pas assez de nouveaux emplois. Beaucoup de jeunes gens préfèrent se lancer dans le commerce, fut-ce de manière informelle et dans la rue, et la plupart d’entre eux sont acquis à la cause du MDC. À Chivhu, nous rencontrons justement Mishek Marava, sénateur MDC de la province de Masvingo.
« Comment un soldat peut-il se prétendre économiste ? » lance-t-il. Selon lui, la crise de ces dernières années est largement imputable à la militarisation du régime : « Nous avons pris le pays à la force des fusils, puis nous avons tout détruit. »
Et si la réforme agraire avait malgré tout ouvert de nouvelles possibilités ? Et si, en l’espace d’une génération, des changements radicaux devenaient possibles ? À Mashava, une petite communauté d’agriculteurs s’est installée derrière la mine d’amiante et pratique l’art du possible.
Isaac Mpofu est heureux de nous montrer sa porcherie propre et bien entretenue et de nous expliquer qu’une partie du fumier lui sert pour son élevage de poissons, en contrebas. « Nous ne perdons rien ! » Non loin, des murs de pierre sèche captent l’eau et la redirigent vers des potagers, alors même que la province de Masvingo connaît depuis cinq mois une terrible sécheresse.
L’autonomie pour mot d’ordre
Blasio Mavedzenge, le voisin, pense que les citadins ne peuvent pas saisir l’ampleur du changement à l’œuvre dans les campagnes. Debout à côté d’un tracteur rouge, il désigne les 20 ha de terre que lui et sa femme ont repris en 2000, puis montre du doigt les deux fosses à fumier creusées dans le sol : « En fait, on n’a pas besoin d’engrais. Nous pouvons tripler la teneur de nos terres en azote rien qu’avec ça. »
Mavedzenge dit avoir appris à se débrouiller sans l’aide de l’État. Il emploie désormais trois couples de travailleurs : « Mais alors que les Blancs se tenaient toujours à distance, nous, nous mangeons tous à la même table. » Auparavant, à Mashava, « six éleveurs faisaient travailler chacun une dizaine de personnes, poursuit-il. Alors qu’aujourd’hui près de 500 ménages vivent ici, et la moitié d’entre eux emploient au moins un travailleur. »
Voilà donc 250 emplois au lieu de 60, mais ce que cela signifie politiquement est plus difficile à comprendre. Bien sûr, les nouveaux venus sont globalement satisfaits de la réforme agraire, mais ils sont aussi plus exigeants et ne sont pas prêts à tout pardonner à la Zanu-PF.
Ian Scoones, de l’IDS, se souvient de la manière dont plusieurs agriculteurs ont uni leurs forces pour refaire le revêtement d’une route défoncée : « Ils étaient énervés de ne pas pouvoir acheminer leurs produits jusqu’aux marchés de la région. Les routes sont censées être entretenues par l’État, mais rien n’était fait. Alors un jour, ensemble, ils ont loué une niveleuse et se sont mis au travail. »
Lorsque les citoyens commencent à se substituer à l’État, c’est qu’une nouvelle dynamique politique est en marche. Des citoyens mieux nourris sont également moins susceptibles d’être la cible de tentatives d’intimidation. « Nous avons nos panneaux solaires et notre eau, tranche Isaac Mpofu. Nous n’avons pas besoin que la municipalité vienne traîner par ici. » Robert Mugabe imaginait-il que les bénéficiaires de la réforme agraire se sentiraient redevables ? Si c’est le cas, mal lui en a pris.
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