Gabon : rien ne sera plus comme avant
Un scrutin très serré, la victoire du président sortant et la colère qui gronde dans l’opposition. Le scénario était hélas prévisible, mais laisse le pays fracturé. D’un côté, les partisans de Ping, qui veulent avant tout rompre avec la dynastie Bongo. De l’autre, ceux qui veulent encore croire qu’ABO peut incarner le changement. Mais quoi qu’il arrive, rien ne sera plus comme avant…
«Le chef de l’État sortant est réélu pour un nouveau mandat. Une élection contestée par l’opposition. » Bis repetita… Le scénario de la présidentielle gabonaise est peu ou prou celui d’autres scrutins organisés ces derniers mois sous les latitudes africaines (Niger, Tchad, Congo, Djibouti…). Et, comme en 2009 d’ailleurs, lors de la première élection d’Ali Bongo Ondimba (ABO), il était prévisible : l’opposition, dont les principaux ténors étaient finalement parvenus à s’entendre, dans la dernière ligne droite, pour se ranger derrière la candidature de Jean Ping, clame depuis le début qu’il est exclu qu’elle puisse perdre ce scrutin.
Un désastre attendu
Ping lui-même s’est déclaré vainqueur, le lendemain du vote, alors même que le dépouillement était encore en cours. Imaginer qu’elle ne serait pas allée au bout de sa logique, quel que soit le résultat, était donc illusoire.
Pis, les résultats de ce scrutin contesté, des plus serrés (un peu moins de 5 600 voix d’écart, sur les quelque 356 000 votes exprimés), et le taux de participation record dans le fief altogovéen d’Ali Bongo Ondimba (plus de 99 %, et plus de 95 % des voix pour ABO) ne pouvait qu’attiser des tensions déjà palpables, du moins verbalement, pendant la campagne et aboutir à l’exigence exprimée par l’opposition et une partie de la communauté internationale, Union européenne et France en tête, de recompter les bulletins ou de publier les résultats pour chacun des bureaux de votes.
Après le temps des urnes vint celui des incendies, pillages et saccages
Ce qui, dans ce dernier cas de figure, ne devrait logiquement pas poser de problème, puisque tous les procès-verbaux pris en compte ont été paraphés par un représentant de la majorité et un autre de l’opposition, avant d’être publiés au niveau local puis d’être compilés à Libreville. Piquant pour qui se souvient que lors de la crise ivoirienne de 2011, Ping et la communauté internationale s’étaient opposés au recomptage demandé par Gbagbo…
Sur le terrain, dans la capitale comme en province, dès la proclamation de la victoire d’ABO, la tension est montée de plusieurs crans. Là encore, c’était attendu. La haine entre les deux camps, pourtant exclusivement issus de la même matrice créée par Omar Bongo Ondimba, est telle qu’il ne pouvait en être autrement. Après le temps des urnes vint celui des incendies, pillages et saccages. Manifestants et casseurs contre forces de l’ordre.
Un prurit de violence anxiogène déjà vu ici, non seulement en 2009 mais aussi du temps d’Omar, notamment dans les fameuses années 1990, à l’époque des conférences nationales, qui firent vaciller bien des régimes.
Soupcons de fraude
ABO a donc été déclaré élu par la Commission électorale nationale autonome et permanente (Cenap) avec 49,8 % des voix, Jean Ping et ses alliés – tout le monde oublie aujourd’hui que Guy Nzouba-Ndama et Casimir Oyé Mba, notamment, lui ont apporté leurs militants, leurs bastions électoraux et leurs nombreuses voix – totalisant 48,23 % des suffrages. Deux pôles qui écrasent tout sur leur passage, laissant aux huit autres prétendants de minuscules miettes, moins de 2 % des votants.
Tout le monde a triché dans son fief, reste à savoir dans quelles proportions, avance un haut fonctionnaire français
Le camp Ping crie à la fraude massive, notamment dans le Haut-Ogooué, bastion inexpugnable de l’ethnie téké des Bongo et deuxième province, après l’Estuaire, en matière de population. Réponse d’un proche du chef de l’État : « Le Haut-Ogooué avoisine les 90 % de taux de participation et vote Bongo depuis qu’il y a des élections dans ce pays. Les accusations et les menaces proférées par Ping et ses amis – Ali ne serait pas gabonais, nous sommes des cafards qu’il faut exterminer, etc. – ont achevé de mobiliser en masse nos électeurs dans cette province. Et s’ils veulent parler de fraude, nous leur rappelons que c’est devant la Cour constitutionnelle que les recours doivent être déposés, pas en incendiant les villes ou en pillant les magasins, en recrutant des casseurs ou en tentant d’ouvrir les prisons pour libérer les détenus et semer le chaos. Nous, nous sommes légalistes et déposerons nos recours devant la cour. Et ils sont nombreux, car ces soi-disant opposants démocrates ont massivement fraudé, notamment dans le Woleu-Ntem [province traditionnellement acquise à l’opposition] ou dans l’Ogooué-Maritime [région de naissance de Ping]. »
En cause, notamment, des bureaux de vote où Ping obtiendrait, voire dépasserait, les 100 % et d’autres où ABO recueillerait zéro voix. Commentaire d’un haut fonctionnaire français : « Comme en 2009, tout le monde a triché dans son fief, il ne faut pas se leurrer. Reste à savoir dans quelles proportions… »Voilà qui promet pour la prochaine étape, auprès de la Cour constitutionnelle, donc.
Ping, incarnation de la fin de l’ère Bongo ?
La guerre qui s’est ouverte ce mercredi 31 août, et dont personne ne connaît l’issue, n’est que l’énième épisode de ce remake tropicalisé des Borgia, dans lequel les héritiers d’Omar Bongo Ondimba entendent solder leurs comptes. Mais elle ne se situe plus sur le champ électoral. Chacun campera sur ses positions. C’est désormais un véritable rapport de force qui s’est engagé. Ping a pour lui un capital sympathie, intérieure, extérieure et médiatique, qu’il doit plus à son (récent) statut d’opposant et à son carnet d’adresses international qu’à son parcours de grand démocrate. Il est, comme tous les autres, une créature d’Omar, un crocodile du même marigot qui a frayé dans la même lagune trouble.
Mais, et ce fut prépondérant, aux yeux des adversaires d’Ali – sincères ou désireux, telle la girouette Robert Bourgi, de renouer avec l’époque bénie, pour leur portefeuille, d’Omar – comme d’une partie des Gabonais, il incarne surtout la meilleure chance d’en finir avec la dynastie Bongo, après quasiment cinq décennies de règnes cumulés. Ping est une arme anti-Ali, pas une icône en soi de l’alternance ni le choix du cœur des Gabonais.
D’un côté, ceux qui aspirent au changement et ne veulent plus de cette famille à la tête du Gabon, de l’autre, ceux qui misent sur la continuité.
L’élection présidentielle qui vient de se dérouler – dont l’issue aurait peut-être été différente avec un autre candidat que Ping, un homme au « casier Bongo » vierge, un Mamboundou plus jeune et en bonne santé en somme – n’en était pas vraiment une. Il s’agit plutôt, comme le relève Dieudonné Minlama Mintogo, un des huit candidats de l’opposition, qui a refusé de suivre l’alliance autour de Ping parce qu’il « ne croi[t] pas que ces gens-là soient ceux qui devraient incarner l’alternance au Gabon », d’« un référendum pour ou contre ABO » et, plus largement, la dynastie Bongo.
Résultat : comme en 2009 finalement, quand l’opposition a recueilli plus de 50 % des voix (Pierre Mamboundou et André Mba Obame avaient obtenu environ 25 % chacun), un pays fracturé. D’un côté, ceux qui aspirent au changement et ne veulent plus de cette famille à la tête du Gabon, de l’autre, ceux qui misent sur la continuité et, surtout, la stabilité. Certains esprits cyniques vont même jusqu’à ajouter deux sous-catégories : ceux qui veulent leur part du gâteau, et ceux qui ne veulent pas céder la leur…
Une puissante coalition autour de Ping
Enfin, Ping est puissamment soutenu. Localement, c’est désormais une évidence, mais aussi dans la sous-région, dit-on. Quant à la France, toujours influente dans son ancien pré carré, il ne faut pas être grand clerc pour identifier ses élans amoureux du moment. À moins qu’il s’agisse de nouveaux tirs de semonce adressé au président gabonais, après l’arrestation de son directeur de cabinet ou la saisie de son avion.
Il suffit de lire les communiqués officiels, parfois ahurissants comme celui du parti socialiste, qui prenait, avant même l’annonce des résultats, fait et cause pour Ping. Ou ceux du Quai d’Orsay, que l’on a connu plus diplomate avec d’autres chefs d’État africains, dans des situations similaires. Bienvenue dans le monde de la realpolitik, une donnée que semble avoir sous-estimée le camp Bongo, qui n’estime guère Jean Ping mais qui n’a pas vu venir la coalition autour de ce dernier d’un faisceau d’intérêts convergents.
Abo n’a pas su, ou plutôt pas voulu, arrondir les angles, tendre la main à ses ennemis intimes, céder aux pressions, « acheter » tel ou tel opposant ou lobbyiste qui n’attendait pourtant que cela. Bref, il n’a pas souhaité reproduire ce que son père faisait si bien pour s’entendre avec tout le monde et avoir la paix. Par conviction, disent ceux qui le connaissent, l’homme étant bien placé pour savoir ce que cette stratégie exclusivement politicienne a coûté à son pays, à l’incroyable potentiel, en matière de développement.
Bongo face à un bilan controversé et d’importants défis
ABO a pour lui son contingent de militants et de partisans – au-delà des débats sur le Haut-Ogooué, il progresse dans la plupart des provinces par rapport à 2009 et a réuni la moitié des votes des électeurs – un Parti démocratique gabonais qui, malgré tout, reste une puissante machine maillant l’ensemble du territoire, le contrôle de l’État et des forces de sécurité. Son bilan, jugé insuffisant à l’évidence, n’est pas non plus aussi anémique que ses adversaires, pas vraiment les mieux placés pour aborder le sujet, le décrivent. Ceux qui ont profité de ses réalisations (infrastructures, santé, logement, etc.) lui en savent gré et n’ont pas disparu avec la crise post-électorale.
Ceux qui ont cru en ses promesses pour le nouveau septennat non plus. Enfin, pour d’autres, il incarne la personne idoine, celle qui, après un premier mandat où il a dû composer et se confronter à l’exercice réel du pouvoir, pourrait mener à bien la rupture attendue et mettre en place le fameux changement.
Parce qu’il connaît le système de l’intérieur et de longue date, parce qu’il retiendra de ses erreurs et pourra mettre à profit l’expérience acquise entre 2009 et 2016, parce qu’il est plus jeune que ses principaux adversaires politiques, qui ont tous plus de 70 ans et pour qui la présidentielle de 2016 représentait la dernière chance. On les entend peu, ils rasent aujourd’hui les murs, mais cela ne signifie pas qu’ils n’existent pas.
Quoi qu’il arrive désormais, rien ne pourra plus être comme avant.
Partout en Afrique, ceux qui exigent le changement ou l’alternance et se dressent contre les hommes de pouvoir sont toujours plus mobilisés et mobilisables que les autres. Il suffit de se rendre sur les réseaux sociaux pour s’en convaincre. Ironie de l’histoire : ABO se retrouve aujourd’hui acculé par ceux que les Gabonais ne pouvaient plus voir en peinture en 2009, et qu’il a donc remis progressivement au placard…
Quoi qu’il arrive désormais, rien ne pourra plus être comme avant. Pour le chef de l’État, le vent du boulet sera passé tout près. Il aura du mal à gouverner et sera considéré par une partie de la communauté internationale, en tout cas celle qui compte, comme mal élu. Il sait que son nom est un problème et le demeurera. Il a beau expliquer que ce qui importe le plus, ce sont les programmes, les projets et les résultats, il ne pourra jamais faire oublier qu’il est un Bongo, même s’il tenait une grande partie de ses promesses de campagne. Le spectre de son père planera en permanence au-dessus de sa tête et il sera souvent l’objet d’un a priori défavorable, ce qu’il appelle un « délit de patronyme ».
Il ne peut non plus ignorer que certains autour de lui cristallisent une animosité dont il fait les frais et qu’il aura besoin de sang neuf et de compétence, à tous les niveaux. Mais aussi de revoir de fond en comble son organisation, ses équipes et la méthode globale de gouvernance. Car ce qui l’attend, c’est la défiance. Et peut-être un certain isolement, même s’il compte aussi de solides « amitiés » (Mohammed VI, Alassane Ouattara, Faure Gnassingbé, Paul Kagamé…). Ses adversaires, locaux ou internationaux, ne lui laisseront aucun répit.
Des résultats tangibles sont attendus en croissance, emploi, éducation, santé, infrastructures, logements, lutte contre la pauvreté, pouvoir d’achat, justice, démocratie, institutions
Ils mettront tout en œuvre pour lui savonner chaque jour un peu plus une planche déjà en équilibre instable. Et ils ont les moyens de leurs « ambitions », notamment grâce à l’argent accumulé sous Omar – quel paradoxe ! – et au soutien d’une poignée de présidents africains qui ne portent guère ABO dans leur cœur. Surtout, il va devoir convaincre tous ceux, et ils sont nombreux, qui n’ont soit pas voté pour lui, soit pas voté du tout.
Pour y parvenir, c’est à la fois simple, car la « to-do list » est évidente, et titanesque. Croissance, emploi, éducation, santé, infrastructures, logements, lutte contre la pauvreté, pouvoir d’achat, justice, démocratie, institutions… Dans chacun de ces domaines, il lui faudra obtenir des résultats tangibles et visibles, et surtout rapides. Dans des conditions difficiles, le cours des matières premières, dont le pétrole, étant ce qu’il est.
Et avec la perspective de législatives, prévues en fin d’année, qui ne s’annoncent pas franchement comme une sinécure. Au bout de ces travaux herculéens, s’il parvient à redresser la barre, réside la possibilité de réunir les deux faces d’un même Gabon. C’est tout ce que l’on peut souhaiter à ce dernier.
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