Littérature : l’humain selon Khadra
Dans son nouveau roman, « Dieu n’habite pas La Havane », l’écrivain algérien scrute le castrisme finissant et continue d’explorer notre terrestre condition.
On pourrait dire de Yasmina Khadra qu’il se réinvente à chaque livre. Mais l’écrivain francophone le plus lu et le plus traduit au monde va au-delà : il réenchante son œuvre. Dieu n’habite pas La Havane ne déroge pas à la règle. On y retrouve la patte Khadra, forgée à l’école des polars de ses débuts, avec le légendaire commissaire Llob, et polie tout au long d’une impressionnante bibliographie : plus d’une vingtaine de livres, dont Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat, Ce que le jour doit à la nuit et, dernièrement, La Dernière Nuit du raïs.
Si le Khadra de la première époque avait un tropisme algérien, il a depuis pris son baluchon de voyageur pour s’en aller visiter les recoins de l’âme humaine à travers le monde. Pourquoi choisir Cuba alors que de nombreux auteurs algériens abordent l’actualité, en particulier du terrorisme ? « J’aime me diversifier, investir d’autres territoires, d’autres cultures, répond-il. Je voyage à travers mes romans, me découvre à travers mes personnages. J’ai été parmi les premiers, il y a vingt ans, à parler du terrorisme. Je crois avoir apporté tout ce que je savais sur cette pandémie diabolique. Mais la vie doit continuer de mériter ses peines. Ces dernières sont les unités de mesure de nos joies. J’écris pour continuer de rêver et d’aimer. J’ai eu un véritable bonheur à écrire Dieu n’habite pas La Havane et espère partager ce bonheur avec mon lectorat. »
Désillusion sur La Havane
Le pari est réussi. L’écrivain algérien, né en 1955 dans le Sahara algérien, déploie son génie de la formule pour nous immerger dans La Havane, en pleine mue idéologique. Le castrisme se débarrasse de ses derniers oripeaux. Juan Del Monte Jonava, dit Don Fuego (« parce que je mets le feu dans les cabarets où je me produis »), doit vider le mythique Buena Vista Café. L’ancien cabaret d’État est repris par « une dame de Miami » « dans le cadre de la privatisation décidée par le Parti ».
Le chanteur de rumba perd ainsi sa raison de vivre. Il redécouvre sa ville telle qu’il ne la voyait plus à travers sa vie de strass et de paillettes : les sourires de la fête ont fardé la lente désillusion d’un pays où, « malgré la ségrégation qui frappait jusqu’à nos dirigeants, il ne nous était pas interdit, à nous les Afro-Cubains, de fantasmer à la périphérie des liesses arrosées. On avait le droit de crever de faim, mais pas celui de bouder l’écho des percussions ».
Sous la plume de Khadra, La Havane a de faux airs d’Alger, cité décrite sous toutes les coutures dans ses livres précédents. Et pourtant, il réfute la comparaison : « Je n’ai pas besoin d’écrire sur Cuba pour loucher du côté de l’Algérie.
Mon roman se situe à Cuba. Strictement. Certes, il y a des ressemblances avec l’Algérie, notamment sur le plan social et administratif, mais mon histoire s’inspire de mon séjour à La Havane. Cuba m’a toujours “manqué”. Je rêvais de m’y rendre. Mon roman est le deuxième texte que je consacre à cette île mythique, après un scénario écrit en 2012 autour d’un pêcheur à la dérive, qui sera incarné à l’écran par Forest Whitaker. »
Un récit émouvant
Don Fuego se heurte à la fois à la lèpre bureaucratique qui a proliféré jusqu’au monde artistique et à la douloureuse réalité de sa ringardisation. Les temps ont changé, les modes ont changé. Il vivote en courant le cachet et partage l’espace étriqué de la maison de son beau-frère avec sa famille élargie – 12 personnes sous le même toit. La pente douce du déclin semble inéluctable. Le sexagénaire narcissique et mégalomane tombe de haut.
Malgré ses défauts, on s’attache à cet homme. « Don Fuego est une belle personne, confirme Khadra. J’aime sa longanimité et son besoin de vivre et de chanter malgré les déconvenues. C’est un personnage attachant. Nous avons besoin de le croiser sur la route ou dans un livre pour pouvoir placer la préciosité de la vie au-dessus des drames et des tragédies. Le monde va mal parce qu’il ne croit plus à ses rêves. J’essaie de lui prouver qu’il a tort de penser que tout est perdu. »
Le verbe taillé au scalpel découpe les contours de sentiments complexes avec une dextérité chirurgicale
Rien n’est perdu, d’autant moins quand l’amour fait battre le cœur plus vite. Don Fuego rencontre Mayensi, jeune femme de 20 ans. « Bien qu’elle ne fasse que le tiers de mon âge, elle possède déjà une bonne partie de mon âme », s’enflamme le chanteur. Sa vie bascule d’une façon dont il n’avait jamais même rêvé. Le début d’une histoire sans ombre ? Si l’amour a l’allure sèche d’une évidence, sans fioritures, il n’est pas pour autant facile.
Le verbe taillé au scalpel découpe les contours de sentiments complexes avec une dextérité chirurgicale. Les personnages avancent sur un fil tendu par l’auteur, où l’équilibre manque d’être renversé à chaque chapitre. La tension dramatique est entretenue par cette fragilité des situations et des êtres. Les émotions sont aussi extrêmes qu’éphémères, mais l’espoir subsiste au cœur même des situations les plus tragiques. Heureux ou malheureux, les soubresauts des cœurs, les errances citadines valent pour leur intensité.
Un regard universaliste
La vie de Don Fuego est rythmée par d’autres transes, celles de la musique, indissociable de Cuba et de l’univers de Khadra : « Je suis façonné par mes fibres sensibles. J’adore les artistes et je puise dans leur générosité l’essentiel de ma foi. Pour moi, les artistes sont les prophètes d’ici-bas. La musique m’a toujours accompagné partout. Lorsque le déplaisir s’ancre en moi, il me suffit d’écouter une chanson ou une partition pour renaître à la quiétude. L’un de mes plus beaux souvenirs est la rencontre, à Sidi Fredj, dans les années 1970, avec Léo Ferré. J’ai écrit Ce que le jour doit à la nuit en écoutant Barbara Hendricks tous les jours. L’éloge de la musique revient souvent dans mes romans. »
Dieu n’habite pas La Havane est une célébration de la vie dans tous ses aspects. Le récit, passionnant, emprunte des chemins inattendus jusqu’aux dernières pages, qui confèrent une nouvelle dimension au roman. On décolle alors dans cette sphère rare où la narration pure s’épaissit dans le supplément de sens qu’il donne à la condition humaine. Yasmina Khadra n’a pas son pareil pour explorer les tourments des êtres dans la tourmente des événements.
Les destins ricochent sur la surface chaotique du temps. Les turpitudes de l’époque traversent les personnages, qui en deviennent pour une part l’incarnation mais ne se réduisent pas à des symboles. Il y a de la chair dans les romans de Khadra, le dialogue entre l’homme et son environnement révèle l’un et l’autre, révèle l’un à l’autre. C’est dans ce regard universaliste qui transcende l’espace-temps et dans l’âme qu’il apporte à ses peintures des relations humaines que Yasmina Khadra se révèle tel qu’en lui-même : un grand écrivain.
Extrait : les Effets de l’amour
« Avec Mayensi, la graine que je sème me promet des moissons inépuisables. Je suis comblé au point de ne plus savoir où engranger mon excédent de bonheur. Il est des moments où l’on voudrait que le temps s’arrête, qu’il se réduise à cet instant de grâce où tout nous sourit. Et cet instant est arrivé. La baraque en bord de mer est devenue ma cité interdite. Ses remparts sont tellement hauts que les nuages s’émiettent dessus. Les opportunités que je n’avais pas su saisir, les promesses d’une carrière artistique hors norme, rien de ce qui me brisait le cœur ne chahute désormais ma béatitude. Mayensi me dédommage de mes infortunes, me prête une nouvelle jeunesse. Mes rides ont disparu, ou peut-être ne me dérangent-elles plus. Chaque matin, je me lève dans un corps flambant neuf. »
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