Tunisie : mais qui est vraiment Youssef Chahed ?
Né à la politique dans l’euphorie et le sentiment d’urgence créés par la chute de Ben Ali, le nouveau chef du gouvernement reste une énigme pour ses compatriotes. Pleins feux sur un progressiste qui garde la tête sur les épaules.
Émeutes dans la région frontalière de Ben Guerdane après le décès d’un contrebandier tué par les tirs de l’armée, énième arrêt total de la production de phosphates dans le bassin minier de Gafsa, embuscade terroriste meurtrière dans la région de Kasserine (trois militaires ont été tués) : à peine investi par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le 26 août, Youssef Chahed a connu une entrée en matière compliquée.
La série de déclarations ambiguës de Rached Ghannouchi – président d’Ennahdha, principal partenaire-adversaire de Nidaa Tounes au sein de la coalition gouvernementale, qui a soufflé le chaud et le froid – n’a rien arrangé. Chahed, devenu à 40 ans le plus jeune chef de gouvernement de l’histoire de la Tunisie indépendante, s’en doutait, mais il en a maintenant la confirmation : il n’y aura pas d’état de grâce.
Une efficacité qui tarde à arriver
Propulsé sur le devant de la scène il y a tout juste dix-huit mois, lorsqu’il intégra l’équipe de son prédécesseur, Habib Essid, en qualité de secrétaire d’État à la Pêche, Youssef Chahed aura-t-il les épaules assez larges pour résister aux vents contraires ? Lui qui doit avant tout sa nomination à la volonté du président Béji Caïd Essebsi (BCE) parviendra-t-il à s’émanciper et à trouver la bonne distance avec le palais de Carthage ? Ne risque-t-il pas d’être à son tour rattrapé par ce terrible syndrome d’irrésolution qui caractérise les gouvernants tunisiens depuis la révolution ? N’a-t-il pas déjà trop parlé et trop tardé à agir ? Et qu’attend-il pour taper du poing sur la table ou faire tomber des têtes pour l’exemple, histoire de donner du crédit à son discours anticorruption ? Beaucoup, désormais, s’interrogent.
Youssef Chahed reste une énigme pour ses compatriotes. Il se retrouve aujourd’hui en pleine lumière, alors que rien ne le prédisposait à une telle ascension. Venu à la politique sur le tard, sans s’être jamais frotté au suffrage universel, il était plutôt habitué aux seconds rôles.
Sa trajectoire météorique n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Mehdi Jomâa, le chef du gouvernement indépendant désigné en décembre 2013 par le Dialogue national pour succéder à l’islamiste Ali Larayedh et organiser, en toute impartialité, les élections législatives et présidentielle de 2014. Jomâa, âgé à l’époque de 51 ans, faisait figure d’« objet politique non identifié », sans passé militant ni attache partisane, mais fort d’une réputation de manager international acquise au sein d’une importante filiale du groupe français Total.
L’agronomie, une passion
Ingénieur agronome de formation, membre de Nidaa Tounes depuis septembre 2013, Youssef Chahed a certes de qui tenir. Sa grand-mère, Radhia Haddad, symbole du mouvement féministe tunisien, fut la première femme élue députée, en 1959. Son oncle maternel, Hassib Ben Ammar, a été le cofondateur et le premier président de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme, en 1977. Lui, en revanche, s’était tenu à l’écart de la politique jusqu’au renversement de Zine el-Abidine Ben Ali.
Doué et travailleur, Chahed est sorti major de sa promotion à l’Institut national agronomique de Tunis, en 1998. Il a poursuivi ses études en France, à Paris, et a enrichi son cursus par une année d’études aux États-Unis. Polyglotte, il parle avec aisance l’arabe, le français, l’anglais ainsi que l’italien. Une fois son doctorat d’agroéconomie en poche (2003), il a mené de front une double carrière d’enseignant, toujours à Paris (jusqu’en 2009), et de consultant.
Il a notamment effectué des missions d’expertise auprès d’organismes internationaux ou américains, comme l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) ou la Food and Drug Administration (FDA). Un aspect de sa biographie exploité par ses détracteurs, qui tenteront de le faire passer pour un libre-échangiste enragé et un pro-OGM.
Une implication remarquée dans l’écriture des textes fondateurs
Khaled Abdeljaoued, un chef d’entreprise proche d’Al-Massar, la gauche postcommuniste, a côtoyé Youssef Chahed au cours de la campagne pour les élections à l’Assemblée constituante. Les deux hommes militaient alors sous les couleurs du Pôle démocratique moderniste (PDM) et œuvraient au sein du comité de pilotage de ce front électoral qui a décroché cinq sièges le 23 octobre 2011.
« Youssef Chahed s’est beaucoup impliqué dans le débat programmatique et l’écriture des textes fondateurs. Il défendait avec une réelle sincérité des thèses progressistes sur les grandes questions de société, l’égalité dans l’héritage ou l’abolition de la peine de mort. Il était plus pragmatique au sujet de l’épineux article 1er de la Constitution tunisienne, qui fait de l’islam la religion de l’État. Il pensait qu’il ne fallait surtout pas y toucher, car c’était un élément dans lequel les Tunisiens se retrouvaient. Et il avait une vraie sensibilité sociale. Idéologiquement parlant, son ancrage au sein du Pôle n’avait rien d’aberrant. Les allégations d’ultralibéralisme distillées à son encontre par certains milieux de la pseudo-mouvance révolutionnaire sont tout simplement absurdes. »
L’une de ses camarades, qui a milité à ses côtés à Al-Joumhouri en 2012-2013, se souvient d’une personnalité pragmatique et finalement assez consensuelle : « Youssef Chahed était libéral sur les questions de société, mais pas en économie. Il développait une approche assez keynésienne et suggérait même une certaine dose de relance par la consommation – mais il est vrai que, à l’époque, la situation des finances publiques n’était pas aussi dégradée qu’elle l’est aujourd’hui. Ce n’était pas un doctrinaire, mais il avait à cœur de défendre la singularité tunisienne, qu’il estimait menacée par Ennahdha et ses alliés du Congrès pour la République (CPR). »
Des actions en faveur du rassemblement des progressistes
Le départ précipité de Ben Ali et le vide politique créé par cet événement ont agi comme un électrochoc pour toute une génération née à la politique dans l’euphorie et le sentiment d’urgence, le 15 janvier 2011.
Au même titre que Selim Azzabi (38 ans), le futur directeur de cabinet du président Béji Caïd Essebsi, Youssef Chahed est un enfant de la révolution. Celle des élites et de Facebook, pas celle du peuple des régions et des quartiers périphériques. Pris dans ce bouillonnement citoyen, Chahed décide, avec un groupe d’amis, de fonder son parti, La Voie du centre. Mais, lors des formalités pour l’obtention de l’indispensable visa légal, lui et ses compagnons découvrent avec effarement que 45 formations ont déjà été officiellement créées et que des centaines d’autres dossiers sont en attente d’approbation.
Face à la perspective d’une dispersion des voix progressistes, Chahed et ses amis optent pour le rassemblement. La Voie du centre intègre le PDM, constitué autour des ex-communistes d’Ettajdid (l’ancêtre de l’actuel Al-Massar). Le Parti républicain (PR) de Selim Azzabi arrive à la conclusion similaire et rejoint lui aussi le PDM. Pour Azzabi et Chahed, c’est le début d’un compagnonnage et d’une amitié qui, en cinq ans, les mèneront jusqu’aux plus hauts sommets de l’État.
La délicate intégration du PDM
Les résultats des élections du 23 octobre 2011 sont une claque. Ennahdha et ses alliés triomphent, alors qu’en face les modernistes, victimes de leurs divisions et des querelles de chapelle, sont laminés. « Ni Selim ni Youssef n’ont eu envie de baisser les bras », explique Khadija Sellami, une amie des deux hommes qui les a suivis à Al-Joumhouri et à Nidaa Tounes. Le PDM se désagrégeant à vue d’œil, Azzabi et Chahed se tournent vers l’avocat Néjib Chebbi.
Sa formation, le Parti démocrate progressiste (PDP), vient d’essuyer un cuisant revers avec seulement 16 élus, alors qu’il avait fait la course en tête dans les sondages au début de la campagne, six mois plus tôt.
Chebbi veut en faire le point de ralliement des opposants à la troïka. Il change le nom du parti, qui devient Al-Joumhouri et fusionne avec les sociaux-libéraux d’Afek Tounes et les transfuges du PDM. « Youssef Chahed n’a pas pu s’investir totalement, car il devait se partager entre son engagement et sa vie professionnelle, se souvient Khadija Sellami. Plutôt que de chercher à tout prix une place dans l’organigramme du nouveau parti, il a préféré siéger à la “hype”, la haute instance politique d’Al-Joumhouri. Là, il a établi une grande proximité avec Néjib Chebbi, qu’il abreuvait en notes, jour et nuit. Politiquement et humainement, le courant passait très bien avec Chebbi et Taïeb Houidi, le conseiller chargé du programme. Par contre, la vie du parti constituait un motif de frustration permanente pour Chahed comme pour les autres membres du groupe. Les “historiques” du PDP ne voulaient pas lâcher les clés de la boutique. Ils nous considéraient comme des “pièces rapportées”, juste bons à jouer un rôle de faire-valoir. »
D’un camp progressiste divisé à l’option Nidaa
La création de Nidaa Tounes, en juin 2012, exacerbe les tensions. BCE, en lançant son propre mouvement pour fédérer les opposants à la troïka, coupe l’herbe sous le pied d’Al-Joumhouri. Les deux formations n’arrivent pas à s’entendre sur les modalités d’une coexistence pacifique et d’un pacte électoral. Très vite, l’ambiance se dégrade à Al-Joumhouri.
Karim Baklouti Barketallah, qui a fait partie des reconstructeurs aux côtés de Youssef Chahed et des transfuges du PR, raconte : « Nous avons tenté de faire émerger un courant moderniste au sein du parti, pour augmenter son attractivité, mais la direction – Issam Chebbi et, dans une moindre mesure, Maya Jribi – n’a rien voulu entendre et nous a accusés de vouloir faire un coup d’État. Cela a été la cassure. »
Le 25 juillet 2013, le jour de l’assassinat du député Mohamed Brahmi, le groupe démissionne en bloc. Ses leaders, Saïd Aïdi et Selim Azzabi, veulent déjà rallier Nidaa, car, selon eux, il n’existe plus d’alternative. Youssef Chahed se donne un délai de réflexion de quelques jours avant de les rejoindre. « C’est son tempérament, analyse l’un de ses amis. Il aime prendre un peu de recul et observer avant de décider. Il est moins fonceur que Selim Azzabi. »
Finalement, Chahed fera partie du trio de négociateurs mandaté par le groupe pour fixer les conditions de l’adhésion à Nidaa en septembre de la même année. Au début, les petits nouveaux détonnent au milieu des coteries et des clans constitués, et font profil bas. Saïd Aïdi, auréolé de son statut d’ancien ministre du gouvernement de transition, en 2011, obtient une tête de liste aux élections législatives (dans la circonscription de Tunis 2). Il sera le seul.
Place aux jeunes
Le groupe des « ex-Joumhouri » se révélera au cours de la préparation des élections législatives (26 octobre) et présidentielle (21 décembre) de 2014. BCE, qui a remarqué les qualités d’organisateur de Selim Azzabi, l’impose à son directeur de campagne, Mohsen Marzouk. Azzabi arrive avec son équipe de communication digitale et élit ses quartiers au deuxième étage du QG de Nidaa.
« Youssef Chahed devait intervenir sur la programmation et les aspects programmatiques, mais il n’a pas pu jouer le rôle qui aurait dû être le sien, regrette un membre de l’équipe. Mohsen Marzouk ne supportait pas sa prétention à intervenir sur le discours, il estimait que c’était son domaine réservé. Il l’a pris en grippe et marginalisé. »
Contrairement à une légende tenace, BCE et Youssef Chahed ne se connaissaient pas avant 2014 et, contrairement aux allégations distillées par ses adversaires, ils n’ont pas de lien de parenté. C’est essentiellement grâce à l’entregent d’un membre de l’entourage du nouveau chef de l’État, lié, lui, à la famille Chahed, que l’ingénieur agronome réussira à décrocher in extremis un strapontin au gouvernement de Habib Essid : un poste de secrétaire d’État à la Pêche.
« Il était dans son élément et a réussi un très bon passage, souligne un proche de BCE. Il a su saisir sa chance et taper dans l’œil du président. Sa relative virginité politique, son faible ancrage dans le parti et le fait qu’il n’ait pas milité avant le 14 janvier 2011, loin d’être des handicaps, ont joué en sa faveur. BCE se méfie des politiciens professionnels. Il sait trop de quoi ils sont capables. Il s’est pris d’affection pour Youssef Chahed, son côté ndhif (“propre sur lui”), fils de famille. Il sait qu’il ne le trahira pas, car son éducation le lui interdit. Et le président n’a jamais caché qu’il souhaitait mettre le pied de la génération des quadras à l’étrier. Il veut marcher sur les traces de son modèle, le Bourguiba des lendemains de l’indépendance, qui s’y connaissait en hommes et a façonné une nouvelle élite en donnant leur chance aux jeunes… »
En vérité, sans ce coup de pouce présidentiel, ni Youssef Chahed ni Selim Azzabi, devenu, en février 2016, directeur du cabinet présidentiel, n’auraient connu une ascension aussi rapide. En décembre 2015, au plus fort de la crise qui secoue Nidaa Tounes, Chahed est nommé à la tête d’un « comité de treize sages » pour tenter de réconcilier Hafedh Caïd Essebsi et Mohsen Marzouk, qui se disputent le contrôle du parti. C’est un signe de confiance.
La médiation avorte, mais, en janvier 2016, Chahed devient ministre des Affaires locales, avec pour mission de redécouper la carte administrative de la Tunisie en prévision des élections municipales et régionales. La suite est connue. Le 3 août, Youssef Chahed devient le chef du gouvernement.
L’assurance qu’il dégage lors de sa première déclaration publique, sur le perron du palais de Carthage, et l’apparition très remarquée qu’il fera en compagnie de son épouse, Hela Zahouani, dix jours plus tard, lors des festivités organisées à Carthage pour la Fête de la femme susciteront l’engouement sur les réseaux sociaux. Un peu partout, les comparaisons flatteuses et exagérées fleurissent. On parle d’un Matteo Renzi ou d’un Justin Trudeau tunisien.
De nombreux défis
Aujourd’hui, l’enthousiasme a laissé place aux doutes. Pourtant, Youssef Chahed a réussi son premier examen de passage : il ne s’est pas laissé prendre en otage par les partis de sa coalition. Le casting gouvernemental est plutôt réussi. Chahed est parvenu à contenter Ennahdha tout en limitant son périmètre d’action.
Il a pu donner une certaine coloration « de gauche » à son équipe en appelant à ses côtés Samir Taïeb, le secrétaire général d’Al-Massar (Agriculture), et Majdouline Cherni, la sœur du martyr Socrate Cherni, au ministère de la Jeunesse et des Sports. Et n’a pas flanché lorsque ceux-ci ont été victimes d’une impitoyable campagne de dénigrement émanant des milieux islamistes.
Mais le nouveau chef du gouvernement n’a pas dissipé toutes les interrogations. La tâche qu’il a à accomplir est titanesque : il doit redresser le pays, rétablir l’autorité de l’État et réformer en profondeur l’Administration. Pourra-t-il la mener à bien seul, sans s’appuyer sur une garde rapprochée, fidèle et loyale et sur des alliés de poids au sein de l’équipe ministérielle ? C’est toute la question.
« Le connaissant, je l’aurais imaginé plus en rupture sur les plans de la forme et de la communication, explique Khaled Abdeljaoued. Il me donne l’impression de chercher encore ses marques et de trop subir le protocole. Ma crainte est qu’il se laisse happer par la lourde machine gouvernementale. »
Un staff encore incomplet
À la Kasbah, Youssef Chahed s’est attaché les services de Hédi Mekni, 43 ans, spécialiste de droit public, qui sera son directeur de cabinet. Il officiait auparavant au ministère de l’Agriculture. Mofdi Mseddi sera son chargé de communication, en tandem avec Riadh Ben Omheni. Il avait déjà joué ce rôle pour Mehdi Jomâa, en 2014.
Le conseiller spécial Lotfi Bensassi est le joker de la nouvelle équipe. Ce quadra diplômé de Centrale Paris, banquier d’affaires, spécialiste des marchés émergents à la City, héritera des dossiers économiques. En revanche, il n’a pas conservé les membres du staff qui a travaillé bénévolement à ses côtés à Dar Dhiafa entre sa désignation, le 3 août, et son investiture, le 26 août, à l’instar de Mehdi Ben Saïd ou Maher Toumi.
Une décision qui a suscité une forme de malaise auprès de ses soutiens de la première heure, qui s’interrogent sur les raisons de cette éviction. Mais il est vrai que, avec près de 1 200 fonctionnaires, les services du premier ministère tunisien sont déjà pléthoriques.
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