Livres : ce que nous apprennent les batailles de Hannibal Barca, Ulysses S. Grant et Hailé Sélassié Ier
Avec Écoutez nos défaites, le romancier français Laurent Gaudé revient sur les grandes batailles de trois personnages historiques : Hannibal Barca, Ulysses S. Grant et Hailé Sélassié Ier. Mais s’il rappelle ce passé, c’est pour mieux évoquer les guerres du présent.
À quoi songe Hannibal Barca, au bord de l’Ofanto, en ce début de mois d’août, deux cent seize ans avant Jésus-Christ, tout plein de la victoire écrasante qu’il vient de remporter sur les Romains ? « Les grandes batailles qui restent dans les mémoires sont des charniers atroces qui font tourner les oiseaux. Est-il fier de cela ? Des quarante-cinq mille Romains qui gisent à ses pieds ? Peut-on l’être vraiment… ? Il veut se souvenir des viscères qui se mêlent au vent de l’été car si l’Histoire a un parfum, c’est celui-là », écrit l’auteur français Laurent Gaudé dans son nouveau roman, Écoutez nos défaites.
Un approfondissement du sens du mot « Victoire »
Et la question court, tout au long du livre, de savoir si écraser son ennemi, massacrer l’armée adverse peut mériter le beau mot de victoire quand l’odeur tenace de la mort donnée entre frères humains renvoie chacun à ses plus sordides instincts.
Au sens strict du terme, il y a peu de personnages romanesques dans Écoutez nos défaites. Trois, pour être précis. Assem Graïeb, membre des services de renseignement français, petite main des coups fourrés et des missions inavouables. Mariam, archéologue irakienne engagée dans la lutte contre les trafiquants d’objets d’art qui pullulent dans les zones de conflits, et ce malgré la maladie qui la ronge de l’intérieur. Enfin, Sullivan Sicoh, ancien Seal de l’armée américaine ayant participé à la mission d’Abbottabad (Pakistan) au cours de laquelle l’ennemi public numéro un du début du siècle, Oussama Ben Laden, fut exécuté…
« L’époque dans laquelle on vit me fascine et me terrifie à la fois, explique Laurent Gaudé. Ses aspects épiques fournissent du matériau littéraire, mais je ne crois pas que j’aurais pu écrire seulement sur le contemporain. J’ai besoin de la profondeur de champ que donne l’Histoire.
J’aime opérer ces va-et-vient entre passé et présent qui permettent de voir ce qui a changé, ce qui est immuable ; j’aime l’idée que nous faisons partie d’une chaîne temporelle reliant les différentes époques… » Ainsi, les personnages les plus importants de ce chant emporté, souvent lyrique, sont des figures historiques dont les victoires militaires ou diplomatiques demeurent présentes dans les mémoires : Hannibal, bien sûr, mais aussi le général de l’armée nordiste Ulysses S. Grant et le roi des rois d’Éthiopie, lion conquérant de la tribu de Juda, Hailé Sélassié Ier.
Une plongée dans l’univers de la guerre en afrique subsaharienne
« C’est un livre qui m’a demandé beaucoup de travail, raconte l’auteur, qui s’est glissé dans la peau de ces grands hommes pour leur redonner vie. Je ne suis pas du tout un spécialiste de ces périodes et j’ai dû rassembler une importante documentation, multiplier les lectures pendant plus d’un an avant de me mettre à l’écriture… »
Les paysages de batailles, il les a imaginés à partir d’informations éparses, de lectures, de voyages passés, ne se rendant pas forcément sur les lieux. « J’ai beaucoup voyagé au Moyen-Orient et au Maghreb, mais je ne suis jamais allé en Éthiopie et je connais peu l’Afrique subsaharienne. C’est pour moi un espace de projection, d’imagination, de fantasmes… »
Trois continents différents, une guerre de conquête, une guerre civile, une lutte d’indépendance, tout semble avoir été calculé pour couvrir une majorité de cas de figure. « Pourquoi eux ? Cela a été une sorte d’impulsion… Je le sentais et plus je creusais, plus j’avais le sentiment qu’ils correspondaient à l’histoire que je voulais raconter. Mais j’ai découvert beaucoup de choses, notamment la boucherie que fut la guerre de Sécession, première véritable guerre industrielle de masse, des années avant celle de 1914-1918. »
Tectonique. Écoutez nos défaites mêle donc la brève romance d’Assem et de Mariam, la rencontre d’Assem et de Sullivan, aux récits romancés de la bataille de Cannes (216 avant J.-C.), des combats de Bloody Angle (1864) ou de la défaite de Maichew (31 mars 1936), contrepoint tragique de la bataille d’Adoua (1896). Laurent Gaudé explore les sentiments contrastés de Hannibal, du général Grant et du négus, les époques se percutent en une tectonique brutale, le sang rougit la terre, les victoires laissent un goût amer.
« Lorsqu’ils sortent de la maison d’Appomattox, les soldats de l’Union hurlent spontanément de joie mais Grant les fait taire d’un geste de la main, écrit l’auteur du Soleil des Scorta (prix Goncourt 2004). On ne fête pas la victoire dans une guerre civile. L’ennemi d’hier est le voisin de demain. Les rangs se taisent. Et les hommes font une haie d’honneur à la délégation sudiste, qui repart, mâchoire serrée, annoncer aux troupes qu’ils ont perdu la guerre mais qu’ils auront à manger ce soir. »
La personnification de la guerre nouvelle
Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas de guerre juste ? « Non, répond le romancier. Je serais assez malheureux si on renvoyait dos à dos tous les belligérants. La guerre de Sécession est une boucherie sans nom, mais c’est une guerre juste, le sens de l’histoire est plutôt du côté de Grant. La notion de guerre juste ne me gêne pas ; à un moment donné, prendre les armes peut être admirable, comme dans le cas d’un peuple qui veut se libérer. » De belles pages sont ainsi consacrées à la défaite militaire de Hailé Sélassié face aux troupes du Duce et, surtout, au discours très actuel qu’il prononça ensuite face à la Société des nations (SDN).
Pour autant, Écoutez nos défaites n’est pas seulement un roman des guerres anciennes, où le corps à corps des armées lancées l’une contre l’autre sur le champ de bataille dominait. D’autres personnages historiques viennent ici rappeler que la guerre est un sujet d’actualité et qu’elle ne se pratique plus comme autrefois. Sullivan Sicoh a fait partie de l’équipe qui a exécuté Ben Laden, Assem Graïeb était dans la foule quand Kadhafi a été brutalement mis à mort.
« Évoquer ces personnages est venu du désir de faire entendre les déclinaisons possibles de la guerre, explique Gaudé. Dans les deux cas, cela prend le visage d’une traque, d’une chasse à l’homme. Tout est surincarné en un individu. Pendant la guerre de Sécession, Grant et Lee sont dans un face-à-face, mais leur combat ne prend jamais cette tournure. »
La sophistication des armes modernes, la professionnalisation des armées, l’utilisation massive des tirs à distance pourraient laisser penser que les victimes sur le terrain, notamment civiles, seraient moins nombreuses. Laurent Gaudé n’est pas de cet avis. « Il y a peut-être beaucoup moins de gens sur le terrain de bataille qu’à l’époque, mais l’impact sur le monde civil qui vit sous l’œil permanent des drones existe toujours. En retour, c’est le terrorisme qui frappe jusque dans nos rues. Il n’y a pas d’imperméabilité de la guerre. »
Parmi les plus belles et les plus cruelles pages d’Écoutez nos défaites, celles concernant l’utilisation des drones et la mort que l’on peut donner de loin en ayant l’impression de jouer sur une console… Cela fait-il de Barack Obama – puisque c’est bien d’aujourd’hui que l’on parle – le digne successeur de George W. Bush ? Gaudé, qui a lu la Théorie du drone, de Grégoire Chamayou, nuance : « La différence profonde, c’est que l’administration Bush a théorisé le choc des civilisations et fait croire qu’à partir du moment où il n’existait que deux camps il y en avait un de trop. Obama a tout au moins fait disparaître cette idéologie, ce qui est déjà un progrès, même s’il a usé et abusé de frappes de drones. »
Après de si nombreuses pages consacrées à la guerre, décrite avec tant de minutie, sort-on indemne de l’écriture ? « La guerre est très présente dans mon travail, affirme Gaudé. J’ai grand plaisir à l’écrire quand on est dans l’univers de l’épopée – et cela a été le cas pour La Mort du roi Tsongor. Mais dans le cas d’Écoutez nos défaites, non, parce que je savais que cela avait vraiment eu lieu. »
En contrepoint, il y a heureusement la création artistique que Mariam essaie de protéger, le meilleur de ce que l’humanité peut produire. Et puis, bien entendu, l’amour, même fugace, entre l’archéologue et Assem, qui laisse entrevoir pour l’homme aux mains sales l’espoir d’une rédemption.
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