Droit des affaires : la CCJA, un tribunal sous influences ?

La suspension du président de la Cour commune de justice et d’arbitrage de l’Ohada, en juillet, pose la question de l’indépendance de cette institution. Outre la mauvaise gestion qui lui est reprochée, certains dénoncent des pressions politiques.

Illustration. © Glez

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ProfilAuteur_FredMaury

Publié le 4 octobre 2016 Lecture : 4 minutes.

Suspendu, le 1er juillet, de ses fonctions de président de la Cour commune de justice et d’arbitrage (CCJA) de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (Ohada), le Centrafricain Marcel Sérékoïssé-Samba connaîtra, le 6 octobre, le sort que lui réserve l’Assemblée plénière, réunion de tous les juges de cette institution basée à Abidjan et faisant à la fois office de cour suprême et de centre d’arbitrage pour les 17 pays membres. Au centre des discussions, le rapport d’audit du cabinet PwC sur la gestion des institutions de l’Ohada entre 2010 et 2014.

Un limogeage contesté

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C’est le contenu de ce document qui avait justifié la décision du Conseil des ministres, l’organe politique de l’Ohada composé des ministres chargés de la Justice et des Finances, de suspendre Marcel Sérékoïssé-Samba, mais aussi de limoger le Camerounais Félix Onana Etoundi, directeur général de l’École régionale supérieure de la magistrature (Ersuma, à Porto-Novo).

Les deux décisions, signées par Pierre Mabiala, ministre congolais de la Justice (Brazzaville) et président du Conseil des ministres de l’Ohada, invoquaient la « mauvaise gestion administrative et financière de la CCJA » ainsi qu’une « insubordination administrative caractérisée » du juge centrafricain, et des « faits de malversation et de mauvaise gestion » pour Félix Onana Etoundi.

« Nous contestons la légalité de cette suspension », explique Robert Dossou à Jeune Afrique. L’avocat de Marcel Sérékoïssé-Samba, s’exprimant publiquement pour la première fois sur cette affaire, ajoute : « Les politiques veulent mettre la justice au pas. »

L’ancien bâtonnier du Bénin rappelle l’article 36 du traité de l’Ohada, qui stipule l’inamovibilité des juges, et insiste sur la compétence unique de l’Assemblée plénière des juges dans le cas d’une procédure disciplinaire contre un membre de la CCJA. De surcroît, selon lui, son client n’aurait pas eu le temps de répondre sérieusement aux accusations de mauvaise gestion.

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Interpellé sur la question de l’indépendance des juges, le Conseil des ministres de l’Ohada avance que c’est le dirigeant administratif de la CCJA qui a été suspendu et non le juge, Marcel Sérékoïssé-Samba restant membre de la Cour. « Cette dissociation entre fonctions de juge et de dirigeant administratif ressemble tout de même un peu à un prétexte, estime un avocat qui a requis l’anonymat. La règle pour un juge devrait rester la même : laisser ses pairs décider. »

L’indépendance de la cour remise en question

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Cette suspension survient dans un contexte délicat. En juin 2015, les juges de la CCJA avaient par écrit poussé un cri de détresse relatif à « l’atteinte à l’indépendance de la CCJA ».

En cause, notamment, des pressions subies à la suite de décisions prises sous l’égide de la Cour, dont une sentence arbitrale, en mai 2014, qui n’avait pas eu l’heur de plaire au pouvoir béninois puisqu’elle condamnait l’État à verser 129 milliards de F CFA (près de 197 millions d’euros) à Bénin Control, une société appartenant à l’opposant Patrice Talon (élu entre-temps président du pays). « De quoi faire planer le doute sur l’interventionnisme politique au sein de l’institution », commente un avocat.

Les propos tenus à la télévision gouvernementale par Cheick Sako, le ministre guinéen de la Justice, fin 2015, après l’annulation d’une lourde condamnation de la Guinée dans une procédure arbitrale à la CCJA (concernant l’expulsion de l’opérateur logistique Getma du port de Conakry), ont renforcé ces soupçons.

« En matière de contentieux international, il n’y a pas de hasard, expliquait alors Cheick Sako. Il ne suffit pas de prendre des avocats internationaux à New York et à Paris pour gagner. Nous avons donc tout fait pour que la Guinée ait un juge à la Cour d’Abidjan. Nous avons pu faire élire l’année dernière Fodé Kanté. Ce n’est pas rien : lorsque le président et les juges discutent des contentieux existants, le juge guinéen vous alerte sur les imperfections des dossiers. »

Proposés par les États, les juges de la CCJA sont des magistrats, parfois directement venus d’une administration. Mais ils ont le devoir d’opérer en toute indépendance.

Une gestion opaque

Si les défenseurs de Marcel Sérékoïssé-Samba dénoncent l’atmosphère politique qui entoure sa suspension, il n’en reste pas moins que les accusations contenues dans le rapport de PwC semblent graves pour la CCJA. Dans sa décision du 1er juillet, Pierre Mabiala évoquait trois comptes ouverts à la Banque internationale pour le commerce et l’industrie de la Côte d’Ivoire (Bicici, filiale de BNP Paribas) et pourtant inexistants dans la comptabilité de la Cour.

Il citait aussi l’opacité dans la gestion des revenus liés aux procédures d’arbitrage. Un sujet sensible : c’est notamment parce que les arbitres de la procédure Getma-Guinée estimaient leurs rémunérations trop basses par rapport au travail effectué – mais aussi par rapport au montant accordé à la CCJA elle-même – qu’ils avaient renégocié ceux-ci directement auprès des parties… provoquant in fine l’annulation de la procédure sur ce seul motif.

Professeur de droit à l’université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense et arbitre dans ce dossier, Ibrahim Fadlallah estime que « la crise que vit l’Ohada invite à deux mesures » : « L’une, immédiate, consiste à ouvrir aux parties un recours à bref délai contre les décisions rendues à leur encontre par une formation de la CCJA où siégeait le magistrat suspendu.

L’autre, à plus long terme, consiste en une réflexion approfondie sur les fonctions de la CCJA et sur sa réforme. » Gageons que l’institution saura à la fois montrer son indépendance politique et assurer les justiciables de l’intégrité de sa gestion administrative.

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