Rencontre avec Touria El Glaoui, fondatrice de la foire d’art contemporain africain 1:54

Alors que s’annonce la quatrième édition londonienne de la foire d’art contemporain africain 1:54, « Jeune Afrique », partenaire de l’événement, a rencontré son enthousiaste fondatrice.

Pour la Marocaine Touria El Glaoui, il faut « donner la parole à un large public afin de ne pas être enfermé dans un ghetto ». © Vincent Fournier/JA

Pour la Marocaine Touria El Glaoui, il faut « donner la parole à un large public afin de ne pas être enfermé dans un ghetto ». © Vincent Fournier/JA

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 5 octobre 2016 Lecture : 7 minutes.

Thami El Glaoui (1879-1956) était le « seigneur de l’Atlas », pacha de Marrakech, grand ami de Winston Churchill, avec qui il partageait la passion du cheval. Hassan El Glaoui, 93 ans, est un peintre figuratif reconnu.

Touria El Glaoui, sa fille, est la fondatrice de la foire 1:54, qui depuis quatre ans se bat pour accroître la visibilité des artistes africains contemporains et permettre leur reconnaissance sur le marché international. Bilan d’étape à l’heure de sa quatrième édition londonienne, qui se tiendra à Somerset House du 6 au 9 octobre.

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Jeune Afrique : Savez-vous qu’il y a plusieurs œuvres de votre père dans la maison de Léopold Sédar Senghor, à Dakar ?

Touria El Glaoui : Oui, et ce qui me sidère c’est qu’elles soient restées aussi belles que lorsqu’elles ont été offertes par Hassan II. Mon père a reçu beaucoup de lettres de remerciement de chefs d’État après les cadeaux faits par le roi.

Les courriers précisaient où se trouvait le tableau, par exemple dans le bureau ovale de la Maison Blanche, lorsque George Bush père était président. Nous avons gardé certaines de ces lettres à la maison. Nous les avons même encadrées. De passage au Maroc, les présidents qui s’intéressaient à la peinture venaient souvent visiter l’atelier de mon père.

Quel regard votre père porte-t‑il aujourd’hui sur la foire 1:54, que vous organisez chaque année à Londres et à New York ?

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Il ne peut pas se déplacer et se rendre compte de l’envergure qu’elle a prise, mais il feuillette les catalogues, lit les articles de presse, et j’ai l’impression qu’il est assez fier.

1:54, c’est aujourd’hui trois éditions à Londres, deux à New York, et la sixième à venir, le 5 octobre…

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J’ai l’impression que le temps a passé très vite. Je suis étonnée qu’on ait pu continuer pendant autant d’années, malgré les hauts les bas, et recueillir l’assentiment des amateurs, des galeristes, des institutions… Je dois dire qu’on a été très bien entourés dès le début.

Les représentants des musées ne considèrent pas la foire comme une plateforme uniquement commerciale. Elle a en effet l’ambition, bien plus importante, d’offrir de la visibilité aux artistes africains contemporains. J’ai bénéficié d’une espèce d’aura positive, peut-être parce que 1:54 était nécessaire et qu’on en avait tous besoin, ou peut-être simplement parce que la qualité est exceptionnelle ! [Rires.]

J’espère qu’un jour la foire n’aura plus besoin d’exister et pourra mourir de sa plus belle mort

Lors de la première édition, il y a eu de rudes discussions sur ce que certains ont appelé la « ghettoïsation » de l’art africain contemporain…

Il y a encore beaucoup d’artistes qui nous font ce reproche, pour le meilleur et pour le pire car, parfois, ils auraient besoin de la foire et s’en privent en prenant une position de principe très ferme sur la façon dont ils veulent être présentés.

Je l’ai déjà dit mais je le répète, j’espère qu’un jour la foire n’aura plus besoin d’exister et pourra mourir de sa plus belle mort, car cela signifiera qu’il y a enfin un équilibre entre la visibilité des artistes africains et celle des occidentaux. D’ailleurs, les choses ont déjà beaucoup évolué. Dans notre lettre d’information au Cercle des amis de 1:54, nous pouvons proposer tous les mois entre 40 et 50 événements culturels liés à l’Afrique !

Ce n’était pas le cas il y a cinq ans. Le débat sur la question du ghetto ne va pas pour autant cesser. J’ai passé mon dimanche au Southbank Centre pour Africa Utopia, le discours y était très répétitif : créer du contenu pour les Africains et seulement pour les Africains. En ce qui me concerne, si je veux qu’on évite de m’enfermer dans un ghetto, j’essaie de donner la parole à un large public. C’est ce que l’on fait à 1:54.

Sans titre, par Mustafa Maluka, 2015 (à g.). © mustafa maluka/courtesy galerie mikael

Sans titre, par Mustafa Maluka, 2015 (à g.). © mustafa maluka/courtesy galerie mikael

Désormais, 1:54 va devoir affronter la concurrence, en France, de la Foire Akaa.

La concurrence, dans toutes les industries, est une bonne chose. Ce qui est important pour moi, c’est qu’Akaa soit d’une excellente qualité. Elle a un grand rôle à jouer car la communauté franco-africaine est importante, et l’histoire commune entre l’Afrique et la France est très forte.

1:54, c’est combien de visiteurs ?

À Londres, ils étaient 5 000 en 2013 et 15 000 l’année dernière. À New York, on est passé d’un peu moins de 5 000 à 6 500, sachant qu’il y a seulement 17 galeries et qu’on est décentralisé à Brooklyn, loin du métro.

Qu’annoncez-vous pour l’édition 2016 de Londres ?

Il y aura 40 galeries, dont presque 20 venues du continent. Nous sommes très fiers d’en compter 6 d’Afrique du Nord, dont l’Atelier 21 de Casablanca, AGorgi Gallery de Tunis ou encore Mashrabia Gallery of Contemporary Art, venue du Caire.

Concernant nos projets spéciaux, on a une grande exposition du photographe malien Malick Sidibé, qui restera trois mois à Somerset House, une collaboration avec Revue noire pour la librairie, un café ambulant tenu par l’artiste camerounais Barthélémy Toguo, un projet de la galerie allemande SMAC pour l’une des entrées de la foire, une installation de Zak Ové dans la cour…

Quel sera le thème du forum cette année ?

La commissaire camerounaise Koyo Kouoh a réalisé tout un travail autour du design, dans l’architecture, dans la mode, et comment il est influencé par la culture africaine en général. D’ailleurs, c’est le designer nigérian Ifeanyi Onganwu qui a réalisé notre « lounge » cette année…

Série Forbidden Fruit, par Ephrem Solomon, 2014. © ephrem solomon/courtesy circle art agency

Série Forbidden Fruit, par Ephrem Solomon, 2014. © ephrem solomon/courtesy circle art agency

Et quel est votre budget ?

C’est toujours entre 350 000 et 400 000 livres [entre 405 000 et 465 000 euros] pour monter la foire. Aujourd’hui, chaque édition est à l’équilibre. Nous avons la chance d’avoir quatre sponsors cette année : le gestionnaire de patrimoine Floreat, qui a une très belle collection d’art, la chaîne de restauration rapide sud-africaine Nando’s, qui a un centre créatif au Cap, Christie’s Education et le London Arts Council pour le forum. C’est une bonne année.

Le Brexit vous pose-t‑il problème ?

Nous attendons tous les ventes d’octobre pour voir si le résultat sera positif ou négatif. Pour le moment, il semblerait que les étrangers achètent parce que la livre est plus basse. Notre ligne de prix étant assez raisonnable, il me semble que nous ne serons pas affectés.

Je ne souhaite pas aller en Afrique du Sud, car il y a déjà deux foires dans le pays

Notez-vous un engouement particulier pour l’art africain contemporain ces derniers temps, notamment du côté des collectionneurs ?

C’est dans l’air du temps, et il est vrai que le moment semble venu pour l’art et l’Afrique. C’est pour l’instant surtout le cas en Occident, moins sur le continent. Par rapport aux retours que j’ai des galeries, c’est une tendance encore très dépendante du marché international, et le nombre de collectionneurs n’augmente pas aussi vite que je le souhaiterais. Il y a de plus en plus d’amateurs, de plus en plus de gens intéressés, mais ce n’est pas exponentiel.

Pensez-vous que 1:54 aura un jour lieu en Afrique ?

J’adorerais. J’ai à ce sujet le même enthousiasme que la première année quand je l’affirmais, avec cette différence qu’aujourd’hui j’en sais un peu plus sur le marché. Un critère n’est toujours pas satisfait pour l’instant : avoir une solide base de collectionneurs. Je ne souhaite pas aller en Afrique du Sud, car il y a déjà deux foires dans le pays. Je flirte beaucoup avec l’idée d’une foire associée à la biennale de Marrakech, sur le modèle de la biennale de Sharjah et d’Art Dubai, mais on n’y est pas encore…

À ce propos, constatez-vous toujours la présence d’une frontière invisible entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, thème de votre forum l’année dernière ?

La frontière est culturelle. La langue arabe rapproche l’Afrique du Nord du Moyen-Orient, et les galeries d’Afrique du Nord ne font guère de foires en Afrique subsaharienne. Je ne suis d’ailleurs pas sûre qu’elles soient consultées ou invitées. Par contre, elles vont à Art Dubai… Au Maroc, aujourd’hui, à l’initiative du roi, on se tourne vers l’Afrique en matière de business, on clame un peu plus notre identité africaine.

Quel regard portez-vous sur le marché de l’art africain contemporain ?

Il y a actuellement un grand enthousiasme, et nos galeries ont un certain succès. Si la demande n’était pas là, j’aurais moins de galeries, mais le nombre de candidatures à 1:54 augmente chaque année. Il y a forcément une motivation derrière. Personne ne prend des initiatives suicidaires !

Pensez-vous justement que les initiatives privées font bouger les institutions publiques ?

J’aimerais croire qu’on a eu un rôle assez important ! Plusieurs commissaires d’exposition m’ont dit avoir rencontré des artistes sur la foire. On a créé des collaborations, des engagements, des rencontres qui n’auraient peut-être pas eu lieu si nous n’étions pas là. Et ce qui est très rare, aussi, c’est d’avoir réussi à attirer un public africain ou d’ascendance africaine qu’on ne voit nulle part ailleurs à Londres dans le monde de l’art. Ce sont des gens qui veulent découvrir leur patrimoine, qui ne sont pas forcément collectionneurs. Et notre relation avec ce public, que personne n’avait encore touché, c’est notre grande réussite. Dans les vernissages, il y a souvent peu d’Africains…

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