Tunisie – Hafedh Caïd Essebsi : monsieur Fils n’en fait qu’à sa tête

Directeur exécutif du parti fondé en 2012 par son père – aujourd’hui président de la République –, Hafedh Caïd Essebsi n’en finit pas d’exaspérer ses troupes par ses initiatives intempestives et unilatérales.

Dans son bureau, au siège de Nidaa Tounes, le 27 mai 2014, à Tunis. © Ons Abid

Dans son bureau, au siège de Nidaa Tounes, le 27 mai 2014, à Tunis. © Ons Abid

Publié le 10 octobre 2016 Lecture : 5 minutes.

Depuis plus de deux ans, Nidaa Tounes se débat dans une crise qui s’apparente de plus en plus à un mauvais feuilleton. Entre coups bas, querelles d’ego et phrases assassines, le mouvement qui a remporté les élections générales de 2014 continue d’être le théâtre d’une vulgaire bataille de chiffonniers étalée sur la place publique. En cause, la non-tenue d’un congrès électif et la gestion peu conventionnelle, voire antidémocratique, de Hafedh Caïd Essebsi (HCE), directeur exécutif du mouvement fondé par son père, Béji, actuel président de la République.

« Il n’est pas concevable qu’une seule personne détienne les clés de toutes les portes d’une maison tout en affirmant que la maison est ouverte, alors que toutes les issues sont fermées. C’est une attitude despotique », assène Boujemaa Remili, l’un des fondateurs du mouvement, qui fustige ainsi la propension de HCE à prendre des décisions qu’il impose au parti sans consulter les membres du bureau exécutif.

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Lors des négociations, en juillet et août 2016, portant sur la composition de l’actuel gouvernement d’union nationale, les mêmes reproches lui avaient été adressés, HCE s’étant autodésigné pour représenter Nidaa Tounes. « Il prend des décisions unilatérales, propose ses propres hommes pour le gouvernement et ne rend pas compte du contenu des réunions qui ont lieu à Carthage », déplorait alors Nabil Karoui, membre du bureau politique.

Représentation de Nidaa Tounes dans le gouvernement d’union nationale

Cette fois, lors d’une réunion improvisée tenue à Gammarth le 18 septembre, HCE a pris au dépourvu tout son monde en chargeant le nouveau chef du gouvernement, Youssef Chahed, de présider le comité politique et en décidant d’intégrer à cette même instance les ministres membres de Nidaa Tounes. Certains ont décrypté la nomination de Chahed comme une manœuvre grossière destinée à le compromettre, d’autant que l’intéressé n’avait pas été informé au préalable, ne jouait aucun rôle dans les arcanes du parti et avait, au contraire, en sa qualité de chef d’un gouvernement d’union nationale, enjoint à son équipe de se défaire de positions partisanes au nom des intérêts supérieurs du pays.

« Il doit être fédérateur. La sagesse recommande à Chahed de ne pas cumuler les mandats pour demeurer crédible dans sa mission de sauvetage de la Tunisie. La priorité est le pays, pas le parti », commente un militant de Nidaa Tounes.

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Par cette manœuvre, HCE, dont l’avis a peu compté dans la désignation de Chahed, entendait sans doute apposer son empreinte sur l’exécutif et satisfaire des membres de Nidaa Tounes qui estiment que le parti ne compte pas suffisamment de ministres, feignant d’oublier qu’il a perdu 21 députés et qu’il n’est plus le premier groupe parlementaire. « En impliquant ses membres dans Nidaa Tounes, l’exécutif risque d’être contaminé par la maladie du parti », avertit l’éditorialiste Zyed Krichen.

Hafedh Caïd Essebsi est derrière toutes les crises qu’a connues Nidaa Tounes depuis sa création

Contestation internes

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Si la proposition a pris tout le monde de court, elle a donné aux forts en gueule l’occasion de se manifester. Néji Jelloul, ministre de l’Éducation et membre du parti, a ainsi menacé de claquer la porte. Des figures du pré carré de HCE, dont Abdelaziz Kotti, ont publiquement désavoué leur chef. Khemaïs Ksila, autre fidèle, va jusqu’à l’accuser d’avoir « nui au parti et également à l’État ».

Quant à Ridha Belhaj, ancien président du comité politique, qui avait défendu bec et ongles HCE, notamment lors du congrès de Sousse, en janvier 2016, il a enfoncé ce dernier sans ménagement : « C’est une tentative de putsch. Hafedh Caïd Essebsi est derrière toutes les crises qu’a connues Nidaa Tounes depuis sa création. » Par un étrange renversement, certains détracteurs d’hier se sont, eux, rangés du côté de HCE. Lazhar Akremi, qui le vilipendait voilà un an, soutient ainsi le projet de nomination de Youssef Chahed.

Volonté de dominer le parti

C’est peu dire que ce déballage sur la place publique a indisposé, sinon exaspéré, l’opinion, désormais convaincue que HCE n’en fait qu’à sa tête alors qu’il n’a aucune légitimité politique. Inconnu jusqu’en 2014, il est l’homme dont on parle le plus et que l’on voit le moins. Cela aurait pu contribuer à lui donner l’image d’un personnage public discret, privilégiant son parti à sa personne, mais ses initiatives et déclarations déconcertent. Mises bout à bout, elles traduisent de facto une volonté de mainmise sur Nidaa Tounes.

Aux membres du bureau exécutif qui exigeaient une meilleure représentativité et la fin de ces pratiques, HCE aurait rétorqué qu’il était « aux commandes » et que « ceux qui ne sont pas satisfaits peuvent partir », rapporte Nabil Karoui. Cette volonté d’hégémonie est confortée par l’entourage immédiat du directeur exécutif, qui passe désormais pour celui qui appuie sur le bouton de l’ascenseur politique, attirant dans son giron les opportunistes de toutes sortes.

Lesquels ont cependant commis une erreur d’évaluation. Dans un raccourci malencontreux, certains se sont en effet rapprochés de HCE parce qu’il est le fils du chef. Mais Béji Caïd Essebsi, qui par son soutien initial avait laissé perdurer le malentendu, a aujourd’hui pris ses distances et ne se prononce plus sur la crise au sein de Nidaa Tounes. Le « garde ton fils à la maison et non dans le parti » asséné par le député Ammar Amroussia, du Parti des travailleurs, avait eu le mérite de signifier que les choses étaient allées trop loin, au point que le président était publiquement accusé de confondre République et régime dynastique.

Le silence du père

Fin stratège, Béji Caïd Essebsi a vite compris qu’un tel soupçon ne pouvait que lui nuire. Même si le sort du parti qu’il a créé lui tient évidemment à cœur, il est revenu à son devoir de réserve et, constatant que les fractures sont importantes, voire irréversibles, le fondateur de Nidaa Tounes tente, à distance, de faire bouger les lignes et encouragerait même la création de fronts politiques nouveaux.

Dans cet imbroglio partisan empreint de versatilité, les Tunisiens désabusés ne comptent même plus les points, mais ils relèvent une coïncidence. Ce énième accès de fièvre au sein de Nidaa Tounes survient au moment où Samia Abbou, députée du Courant démocratique, dénonce la corruption de certains de ses collègues et les pressions de lobbys. Sans que Nidaa Tounes ait été cité, Ons Hattab, l’une de ses élues, s’est empressée de préciser que « si un ou plusieurs députés se sont rendus coupables de corruption, alors ils seront bannis du parti ».

Un scandale de plus conduirait à une hémorragie dans les rangs du groupe parlementaire de Nidaa Tounes et aurait des répercussions graves, car toute crise au sein du parti ne fait qu’alimenter l’instabilité politique du pays. Nidaa Tounes reste-t-il aujourd’hui ce mouvement capable de faire contrepoids aux islamistes d’Ennahdha ? Ou assistera-t-on à l’émergence d’une nouvelle force politique moderniste ? Une chose est sûre : les crises récurrentes de Nidaa Tounes ont ouvert un espace politique au centre gauche dans lequel certains pourraient s’engouffrer.

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