Côte d’ivoire : attention fraudeurs !

Pariant sur une hausse des cours du cacao, des exportateurs peu scrupuleux auraient fourni des contrats falsifiés d’achat de fèves. Des pratiques spéculatives qui menacent tout le système de vente à terme instauré en 2012.

Un entrepôt à Abidjan. Le pays fournit 40 % des fèves du marché mondial. © Issouf Sanogo/AFP

Un entrepôt à Abidjan. Le pays fournit 40 % des fèves du marché mondial. © Issouf Sanogo/AFP

Publié le 10 octobre 2016 Lecture : 6 minutes.

C’est une dépêche de Reuters, le 9 septembre, qui a donné l’alerte. Citant des sources officielles et industrielles concordantes, l’agence de presse annonçait que la campagne cacaoyère 2016-2017 en Côte d’Ivoire (ouverte depuis le 1er octobre) pourrait être confrontée à des défauts d’un certain nombre d’exportateurs peu scrupuleux qui, en raison de pratiques spéculatives, ne seraient pas en mesure d’honorer les contrats pour lesquels ils se sont engagés auprès du Conseil café-cacao (CCC), le puissant organisme public de gestion de la filière. En jeu, « entre 200 000 et 250 000 tonnes » de fèves, selon Reuters.

Un secteur fragilisé

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Ces volumes énormes resteraient alors sur les bras du CCC, avec des conséquences potentiellement graves : sur les finances publiques d’abord, puisque le secteur génère plus de 525 milliards de F CFA (environ 800 millions d’euros) de recettes fiscales sur un budget national de 6 000 milliards de F CFA ; sur la filière ivoirienne ensuite, qui fait vivre quelque 800 000 planteurs ; mais aussi sur le cours du cacao, très sensible aux informations concernant la Côte d’Ivoire, d’où viennent 40 % des fèves du marché mondial.

Le jour où la dépêche a été publiée, le cours a d’ailleurs touché un plus-bas depuis mai, à 2 189 livres la tonne. Pour calmer les esprits, le très mutique CCC a été contraint de démentir l’information. « Il n’y a pas de risque sur le système [de vente à terme] », a déclaré à des journalistes Djibril Fadiga, directeur général adjoint de l’institution.

Tout est-il vraiment sous contrôle ? Difficile à dire. Le risque de spéculation est connu depuis longtemps. « Il a largement été discuté lors des réunions préparatoires à la mise en place du Conseil, en 2011 », rappelle un ancien exportateur de cacao. Mais, depuis près d’un an, Abidjan bruisse de rumeurs persistantes faisant état de pratiques spéculatives sur le marché à terme. De quoi s’agit-il ?

Une pratique incontrôlable 

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Lorsqu’il achète du cacao auprès du CCC – via un système d’enchères –, l’exportateur doit, pour entériner cette transaction, fournir la preuve (contrepartie ou contrat d’achat) que son client est preneur d’une certaine quantité de fèves au prix convenu avec le gendarme de la filière – la marge de l’export étant fixe, à environ 15 F CFA par kilo, bien loin des sommes considérables que les exportateurs pouvaient engranger auparavant. Ce sont ces contrats qui seraient au cœur de la fraude.

Certains exportateurs les obtiendraient avec la complicité de leurs clients situés en Europe, à des milliers de kilomètres des ports de San Pedro ou d’Abidjan. « De nombreux exportateurs, souvent des petits ou des nouveaux, ont vu qu’ils pouvaient gagner beaucoup plus d’argent en faisant de faux contrats et en tablant sur une hausse du marché », poursuit notre ancien exportateur. Comme ce dernier, la plupart des sources interrogées dans le cadre de cette enquête, sans vouloir être citées, évoquent une pratique « répandue ». D’autant que le CCC n’a pas aujourd’hui les moyens de contrôler a posteriori la fraude, une partie du paiement étant exécutée offshore.

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Baisse du cours

Jusqu’ici, les parieurs ont été très chanceux. Depuis l’instauration du système de vente à terme, en 2012, le prix du cacao, porté par l’appétit grandissant des pays émergents (Chine, Brésil…) pour le chocolat, a en effet connu une forte progression : de moins de 1 500 livres la tonne début 2012 à plus de 2 250 livres aujourd’hui. « C’était la meilleure situation pour spéculer : il y a eu quelques soubresauts, mais la tendance globale est très haussière », appuie un exportateur.

La courbe est néanmoins en train de s’inverser, et l’année 2017 s’annonce mauvaise, car la demande des grands pays émergents, confrontés à d’importants problèmes macroéconomiques, a ralenti. Pour ne rien arranger, la dépréciation de la livre, au plus bas depuis trente ans après le vote du Brexit, a touché le cours du cacao. Problème : les contrats d’achats fournis par les exportateurs au CCC ne les protègent pas en cas de variation des cours au London Stock Exchange, indice de référence pour le cacao.

En cas de baisse des cours, ils devront donc vendre leurs fèves moins cher qu’ils ne les ont achetées… au risque d’accumuler les pertes et d’abandonner leur contrat auprès du CCC, qui sera contraint de revendre à la dernière minute sur un marché déprécié.

L’enjeu est immense. Car c’est sur la base des revenus des préventes (80 % de la production totale) que le CCC détermine, en septembre, le prix minimum promis aux producteurs pour l’année suivante, mais aussi la marge attribuée à chaque intermédiaire (acheteurs bord champ et exportateurs) ou encore les recettes fiscales de l’État. Si les opérateurs font massivement défaut, ce savant calcul sera faussé.

Certes, le CCC pourra puiser dans sa trésorerie (les exportateurs doivent notamment lui verser un dépôt de garantie pour chaque transaction, mais la somme est limitée à 2,5 % du montant) ou débloquer, avec l’aval des ministères de tutelle (l’Économie et l’Agriculture), le fonds de réserve du secteur pour faire face aux pertes. Reste une question : les 70 milliards de F CFA (selon le « document d’opérationnalité », véritable bible du mécanisme de vente) de ce fonds placés sur un compte séquestre à la BCEAO seront-ils suffisants pour couvrir les éventuelles pertes ?

« Manipulations »

« Méfiez-vous des experts en nouvelles alarmantes ! » prévient un négociant. Dans un monde du cacao où chacun défend ses intérêts, les manipulations sont fréquentes. Ainsi, alors que certaines sources interrogées confirment qu’environ 200 000 tonnes ne sont pas couvertes, d’autres nient totalement l’existence du problème. Évidemment consciente de ces jeux d’influences, la directrice générale du CCC, Massandjé Touré-Litsé, a néanmoins été sensibilisée, « il y a plusieurs mois », au risque créé par ces fraudes, selon une source bien introduite au 23e étage de l’immeuble Caistab (du nom de l’ancien organisme de gestion de la filière, la Caisse de stabilisation), où siège la direction.

Également en alerte, le ministère du Budget a convoqué, le 9 juin, selon des documents que Jeune Afrique a pu consulter, la direction du CCC et les représentants des exportateurs (Gepex, GNI et coopératives) pour faire un état des lieux. « Le Conseil a l’air assez serein. La direction affirme avoir suffisamment d’outils pour gérer la situation », affirme un fin connaisseur du secteur.

Des contrats non honorés

Seul à même de détailler la situation, le CCC (tout comme le ministère du Budget) n’a pas répondu à nos demandes d’interview. Comme le souligne un interlocuteur, « du côté des autorités, tout était en règle, mais une faille est apparue et, dans ces cas-là, on a toujours tendance à réagir trop tard ». De fait, selon nos informations, des contrats portant sur quelque 40 000 tonnes de cacao n’auraient pas été honorés au cours de la récolte intermédiaire (juin-septembre), pour être reportés sur la campagne actuelle. Officiellement, ces défauts auraient été causés par le manque de fèves de qualité au cours de cette période.

Selon un expert, la situation deviendrait dangereuse si les cours continuaient de se dégrader pendant plusieurs mois, mais les niveaux actuels permettent de maintenir le barème de rémunération des acteurs. Le CCC semble d’ailleurs confiant sur ce point : il vient d’annoncer une revalorisation de 10 % du prix bord champ payé au producteur, à 1 100 F CFA contre 1 000 F CFA l’année dernière.

Par ailleurs, le CCC a d’autres leviers entre les mains pour limiter les risques. Par exemple, exclure les acteurs les moins sérieux de la liste des exportateurs agréés (113 sociétés l’année dernière, parmi lesquelles des multinationales, des entreprises locales et des coopératives), ou encore revaloriser la marge des exportateurs, dont le faible niveau encouragerait les pratiques spéculatives. Des décisions qui feraient autant de gagnants que de perdants.

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