RD Congo : les Léopards se cachent pour mourir
Vainqueurs de la CAN en 1968 et 1974, ils ont été de véritables stars. Jamais leur performance n’a été égalée. Mais aujourd’hui, les anciennes gloires du ballon rond ont le sentiment d’avoir été abandonnées. Ils demandent des comptes.
Il est 18 heures passées et le soleil vient de se coucher sur Kinshasa. Loin du centre-ville, dans le vacarme quotidien des quartiers populaires et mouvementés, la capitale congolaise bouillonne encore. Les klaxons des taxis ne couvrent pas les airs de rumba qui s’échappent des nganda, ces petits bars serrés le long de la route. Dans sa maison de la commune de Barumbu, affalé sur un long canapé brun, Nicodème Kabamba peine à trouver le repos. Il en aurait pourtant bien besoin.
À 80 ans, l’ancien joueur des Léopards se remet difficilement d’une opération chirurgicale. « Il y a quatre mois », dit-il, « je suis tombé et je me suis cassé le dos ». Celui que ses anciens coéquipiers surnomment le Doyen peut revendiquer un palmarès exceptionnel. C’est un monument du football congolais.
Un talent repéré
Il faut entendre Nicodème Kabamba raconter son enfance à Jadotville (aujourd’hui Likasi) et la manière dont ce fils d’ouvrier de la Gécamines s’est pris de passion pour le ballon rond. « Je jouais dans les rues, comme la plupart des jeunes, puis j’ai participé à des tournois amateurs organisés dans les quartiers avant d’être repéré par un club. » De cette époque, il gardera le surnom de Serpent de rail, en référence au chemin de fer tout juste lancé entre Likasi et Kolwezi.
Il rejoint l’US Panda, l’une des meilleures équipes de sa ville. Très vite, les recruteurs du Standard de Liège le remarquent et lui proposent un contrat pour le championnat belge. Le brillant avant-centre quitte le Congo belge le 20 mai 1959.
Un an plus tard, le pays accède à l’indépendance et plonge aussitôt dans une longue crise politique. Le colonel Joseph-Désiré Mobutu arrive au pouvoir en 1965. Ambitieux et déjà un brin mégalo, le jeune officier voit grand et veut doter le Congo d’une équipe capable de tout rafler. La prochaine Coupe d’Afrique des nations (CAN) doit se disputer en 1968 en Éthiopie. Une sélection nationale est rapidement mise sur pied. Mais lors d’une rencontre amicale au stade Tata-Raphaël de Kinshasa, les Lions congolais se font étriller par les Black Stars ghanéens en présence du « citoyen-président ».
« Pendant le match, des joueurs ghanéens s’arrêtaient pour jongler avec le ballon devant la tribune présidentielle, se rappelle Nicodème Kabamba », non convoqué ce jour-là. « D’autres s’amusaient à adresser des saluts militaires au chef de l’État. » Blessé dans son orgueil, Mobutu ordonne aux meilleurs footballeurs congolais évoluant à l’étranger de rentrer au pays pour renforcer la sélection nationale. Les Lions deviennent les Léopards, et Nicodème Kabamba est nommé capitaine. C’est le début d’une formidable épopée.
Près d’un demi-siècle plus tard, l’ex-international congolais s’en souvient comme si c’était hier. « Nous nous sommes qualifiés pour la finale de la CAN de 1968 et nous nous sommes de nouveau retrouvés face aux Black Stars ! Imaginez l’animosité entre les deux sélections… Il était exclu que nous perdions ! »
Les Léopards remportent le match. La ferveur populaire est immense. Dans la foulée, Kabamba choisit de mettre un terme à sa carrière. Il a 32 ans et veut devenir entraîneur. Le gouvernement lui octroie une bourse pour qu’il aille se former pendant deux ans en Belgique.
Cuisante défaite en 1974
Une fois l’euphorie passée, les autres Léopards, surtout ceux restés au Congo, tombent bientôt dans l’oubli. « Le pays nous a littéralement laissés tomber », soupire l’un d’entre eux, Philippe Mvukani. Quelques années plus tard, pourtant, la magie paraît opérer de nouveau. La Coupe du monde de 1974 doit se tenir en Allemagne et Mobutu tient à ce que le Zaïre soit de la fête. Problème : le Maroc fait figure de grand favori pour la seule place réservée au continent.
Le chef de l’État promet alors aux joueurs véhicules et parcelles s’ils parviennent à se qualifier. Fin 1973, remontés à bloc, les hommes de Blagoje Vidinic, assisté par Kabamba, devenu sélectionneur adjoint, battent les Lions de l’Atlas et décrochent leur ticket pour la phase finale du Mondial. Une première dans l’histoire du football subsaharien ! Plus rien ne paraît pouvoir arrêter les Léopards qui, en mars 1974, remportent la CAN, organisée en Égypte.
Trois mois plus tard, en Allemagne, c’est la douche froide. Quatorze buts encaissés, dont neuf en un seul match, face à la Yougoslavie, et zéro marqué. Quand les joueurs rentrent à Kinshasa, aucun officiel ne fait le déplacement jusqu’à l’aéroport.
Mobutu était furieux et nous l’a bien fait comprendre.
« Mobutu était furieux et nous l’a bien fait comprendre », résume Kabamba. Entre le maréchal et les Léopards, le divorce est consommé. Philippe Mvukani en veut pour preuve le fait que « seuls les joueurs retenus pour affronter le Maroc ont eu droit à un lopin de terre et à une Volkswagen Passat ». Pas les autres, pas même ceux qui ont remporté les CAN de 1968 et 1974 et qui, des décennies plus tard, continuent de demander des comptes à l’État.
Primes
« Nous avions certes fait piètre figure en Allemagne, mais il y avait des raisons », tente de justifier l’ex-sélectionneur adjoint. « Dès notre arrivée à Francfort, le comité organisateur du tournoi nous avait indiqué que nous recevrions une prime de participation. Vidinic lui-même avait dit : “Mouillez le maillot pour vous qualifier au Mondial et vous serez riches comme des footballeurs marocains !” »
Pendant la compétition, nous n’avions pas le moral.
« Notre argent a été détourné », poursuit un autre ancien Léopard. « Pendant la compétition, nous n’avions pas le moral. Nous avons menacé de ne pas jouer contre la Yougoslavie si nos primes n’étaient pas versées. Des discussions avec le staff ont duré jusqu’aux petites heures du matin et, même si nous sommes finalement montés sur la pelouse, le cœur n’y était plus. » Cette affaire des primes n’explique pas tout. « Nous n’avions pas le niveau », reconnaît Nicodème Kabamba. « Nos adversaires étaient plus forts et connaissaient nos points faibles pour avoir visionné nos matchs précédents. »
Après le départ de Vidinic, en 1976, la Fédération zaïroise de football propose à Kabamba de conduire la sélection nationale, mais les deux parties ne s’entendent pas sur la rémunération. « Je n’avais pourtant exigé que la moitié de ce que touchait le Yougoslave ! » Il décide alors de rejouer au football avec le club kinois Imana, dont il devient ensuite l’entraîneur. Nommé dans la foulée chef du bureau sport de la Gécamines, il part pour le Katanga où il s’illustre dans l’encadrement de clubs locaux, qualifiant tour à tour le Lubumbashi Sport et le Scom Mikishi à la Coupe d’Afrique des clubs champions.
Une retraite peu reluisante
Mais bien souvent, le retour à la réalité est difficile pour les anciens joueurs. Le pays les a oubliés et ils peinent à joindre les deux bouts. Mambwene Mana, le milieu de terrain autrefois surnommé Ventilateur, va jusqu’à se reconvertir dans le rechapage de pneus dans les rues de Kinshasa. « C’était une véritable descente aux enfers. Plus aucun parent n’acceptait que son enfant s’adonne au football », raconte Alain Makengo.
Cet avocat au barreau de Kinshasa, passionné de ballon rond, préside la Ligue sportive pour la promotion et la défense des droits de l’homme et se bat depuis près de quinze ans aux côtés des anciens Léopards pour que l’État accepte de leur venir en aide. C’est lui qui leur a conseillé de créer l’Association des anciens champions d’Afrique et mondialistes.
Ses membres se réunissent régulièrement chez Nicodème Kabamba, revenu s’installer dans la capitale. Au milieu des trophées et des photos du passé, les ex-internationaux ressassent leurs conditions de vie et leurs illusions perdues. Ces dernières années, beaucoup de leurs camarades sont morts dans l’indifférence générale. D’autres ne parviennent pas à se faire soigner.
Hospitalisé à la clinique Ngaliema de Kinshasa pour une « gonarthrose tricompartimentale du genou gauche », Pierre Ndaye Mulamba, la star du football zaïrois, toujours détenteur du record de buts inscrits lors d’une CAN (neuf en six matchs), attend depuis des semaines son « transfert vers un milieu hospitalier mieux équipé », selon une attestation médicale du 30 juillet que Jeune Afrique a pu consulter. Le gouvernement, pour l’instant, fait la sourde oreille.
Une assistance qui reste insuffisante
Alain Makengo a fait de toutes ces frustrations le combat de sa vie. C’est lui qui aide les anciens champions à mieux canaliser et exprimer leurs revendications. Une stratégie payante puisqu’en 2011 l’État a accepté de leur verser 500 dollars (alors environ 350 euros) par mois. Sauf que les premiers versements n’ont commencé que fin 2015 et qu’il leur faut maintenant se battre pour obtenir le paiement de quarante-six mois d’arriérés.
Il suffit de voir où et dans quelles conditions vivent la plupart d’entre nous. C’est indigne de notre statut !
« Il suffit de voir où et dans quelles conditions vivent la plupart d’entre nous », affirme Florian Boba Lobilo, 66 ans, deuxième au classement du Ballon d’or africain établi par le magazine France Football en 1974. « C’est indigne de notre statut ! » L’ex-défenseur raconte que lorsque Eusébio, légende du foot portugais, de passage à Kinshasa, lui a demandé de lui faire visiter le siège de son ancien club, il a préféré « disparaître de la circulation », honteux de la précarité dans laquelle il vivait.
Certains clubs congolais apportent malgré tout une assistance ponctuelle aux ex-Léopards. « Au TP Mazembe, nous avons mis en place ces cinq dernières années une politique en faveur de certaines vieilles gloires qui ont contribué au rayonnement de l’équipe », explique une source au sein du club lushois, qui refuse cependant d’entrer dans les détails.
La Fédération congolaise de football a pris soin également de les consulter dans le cadre du projet « En route pour la Russie 2018 », la nouvelle génération rêvant de rééditer l’exploit de 1974. Car depuis cette année-là, jamais plus les Léopards ne sont parvenus à remporter la CAN ou à se qualifier pour le Mondial. Alain Makengo, lui, aimerait que « tous ces “vieux” qui nous ont tant fait vibrer puissent retourner en Allemagne, pour voir une dernière fois les lieux où ils ont joué ».
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