Interview – Alassane Doumbia : « Sifca reste solide »
Malgré la baisse des cours, le groupe ivoirien se voit devenir un champion africain de l’agroalimentaire. C’est en tout cas l’ambition que porte son nouveau président, qui forme désormais un binôme au sommet avec Pierre Billon. Les deux héritiers des familles actionnaires regardent, selon lui, dans la même direction.
Que les cassandres (ou les vautours) passent leur chemin ! Sifca va bien, assure Alassane Doumbia, récemment nommé président du géant agro-industriel, après en avoir été le vice-président. S’il accuse des pertes dans l’hévéa et le palmier à huile, l’activité sucrière a permis de sauver le bilan de l’année 2015, ajoute-t-il, sans toutefois nous dévoiler le moindre chiffre.
Preuve de la pertinence du modèle économique de l’ancien géant du cacao depuis une quinzaine d’années : se diversifier dans plusieurs productions, sans s’éparpiller, pour absorber les fluctuations de cours, tout en travaillant étroitement avec les planteurs pour assurer un approvisionnement stable. Reste désormais à traiter les questions d’efficience opérationnelle et de stratégie.
Avec des cours de l’huile de palme et de l’hévéa assez bas, Sifca travaille déjà activement sur le premier point, et la réorganisation annoncée mi-septembre s’inscrit dans cette logique. La nomination de Pierre Billon et d’Alassane Doumbia, issus des deux familles actionnaires du groupe ivoirien, comme dirigeants exécutifs entend donner une réponse au second point.
Après le rachat manqué de l’huilier sénégalais Sonacos (ex-Suneor) en 2010 et alors que la création du pôle « énergies renouvelables » traîne en longueur, le groupe a en effet péché par lenteur sur un marché agro-industriel qui bouge vite. Question de culture, dans un groupe d’agronomes où l’échelle de temps se compte en années. Mais aussi question de vision : où va donc Sifca ?
Interrogé fin septembre à Paris, Alassane Doumbia est loin de donner une réponse très claire à cette question. Mais il assure que ses équipes travaillent pour remettre le groupe sur les rails. Dans les années 1990, Sifca était devenu le numéro un mondial du cacao. Dix ans plus tard, il s’était mué en numéro un africain du caoutchouc et de l’huile de palme. Et, alors que l’on se rapproche de la fin de la décennie, Alassane Doumbia ne cesse de le répéter : Sifca n’est fermé à aucune opportunité.
Jeune Afrique : Sifca bouleverse son organigramme. Quel sens peut-on donner à cette réorganisation ?
Alassane Doumbia : Sifca complète un processus entamé en 2012 avec la baisse des cours et acte sa volonté d’intensifier le travail fait sur ses trois principaux produits : le palmier, l’hévéa et le sucre. Dans ces trois activités, nous avons des défis à relever, notamment en ce qui concerne la concurrence. Il faut arriver à produire moins cher, être le plus proche possible de nos clients, avec des produits de meilleure qualité.
Désormais, chaque filière aura son patron opérationnel. Le palmier est dirigé par Kodey Rao. L’hévéa sera géré par Bertrand Vignes. Michel Akpangni, déjà à la tête de Sucrivoire, va continuer à piloter le pôle « sucre » avec l’appui du conseil d’administration et du comité exécutif – avec une ambition, pouvoir répondre aux besoins croissants en Côte d’Ivoire, mais aussi dans la sous-région.
Confirmez-vous qu’un comité exécutif a également été créé ?
Il existait déjà et a pour objectif de vérifier que les stratégies demandées par les administrateurs sont exécutées. J’en suis le président.
Il y a donc deux patrons à Sifca, Pierre Billon et vous ?
Nous sommes un binôme et nous travaillons de concert. Pierre Billon assure désormais la direction générale et moi la présidence du conseil d’administration et du comité exécutif. C’est un groupe familial : la stratégie est élaborée et validée ensemble.
Un groupe familial détenu par deux familles… Ont-elles la même stratégie, la même vision, les mêmes ambitions ?
Bien sûr. L’ambition, c’est de faire grossir ce groupe, qu’il soit l’un des meilleurs dans ses domaines, voire plus. Et, pourquoi pas, avec l’appui de nos gouvernements, qu’il devienne un champion africain, comme on en voit au Nigeria. Notre activité fixe les populations sur place, réduit dans une certaine mesure la pauvreté et a un impact fort en matière de développement durable.
Les résultats 2015 du groupe n’ont toujours pas été publiés. Pouvez-vous nous les communiquer ?
Ils vont être publiés très bientôt puisque nous avons eu notre conseil d’administration. Le groupe n’est pas en perte, même si le bilan de 2015 a été affecté par le cours des matières premières. Il a aussi été touché par les restructurations que nous avons mises en place pour nettoyer les bilans.
L’an dernier, beaucoup de rumeurs circulaient sur les difficultés financières de Sifca. Le groupe est-il fragile ?
Sifca reste solide. D’abord parce que nous nous sommes imposé depuis longtemps d’avoir un taux d’endettement limité à 50 %, c’est-à-dire relativement faible par rapport à ceux de nos confrères et de certaines autres activités.
Vous n’envisagez pas de vendre l’activité hévéa, par exemple ?
Ce n’est pas à l’ordre du jour.
Réduction des coûts, augmentation des capacités des filiales… Votre stratégie est plutôt défensive. Pensez-vous tout de même à développer de nouvelles activités ou à vous installer dans de nouveaux pays ?
Jusqu’à la baisse des cours, le groupe a investi 80 milliards de F CFA [près de 122 millions d’euros] par an. Nous avons certes ralenti ces investissements. Nous pensons aussi à transformer notre activité sucre pour faire de l’énergie à base de bagasse et pourquoi pas de l’alcool de bouche, avec les résidus de la mélasse. Ensuite, nous consolidons nos positions.
Au Ghana, nous avons pris en 2014 une participation dans Wilmar Africa [raffinage et plantations]et nous nous développons de l’Ouest vers l’Est. Au Nigeria, nous allons développer l’hévéa et pourquoi pas le palmier, si les conditions le permettent à terme.
Le groupe voulait aussi investir en Afrique centrale, notamment au Cameroun. Est-ce toujours d’actualité ?
Plus pour l’instant. C’est vrai que nous avons exploré des opportunités dans cette zone, mais nous nous sommes dit qu’il valait mieux nous développer là où nous sommes. Nous ne serons cependant fermés à aucune opportunité lorsque les cours seront plus favorables.
Comment allez-vous financer votre développement ?
Tout d’abord, nous générons des liquidités. Sifca investit plus qu’elle ne donne à ses actionnaires. De plus, nous pouvons lever de nouveaux prêts ou en restructurer. Tout cela sera détaillé dans un plan stratégique pour les cinq prochaines années.
Vous avez levé 36 milliards de F CFA en 2013, juste avant la chute des cours. Ces investissements ont-ils été gelés ?
Je ne dirais pas cela. Nous avons investi au Ghana, par exemple, et développé nos activités au Liberia, où les plantations industrielles sont terminées et commencent à produire des régimes. Par ailleurs, SAPH [Société africaine de plantations d’hévéas] a développé une bonne partie de ses capacités de caoutchouc et continué à planter au Nigeria. Et il y a aussi le projet Biokala [centrale électrique biomasse utilisant les résidus des palmiers]…
Ce projet, conceptualisé de longue date, est annoncé depuis deux ans. Pourquoi n’arrive-t-il pas à se concrétiser ?
L’un des éléments manquants porte sur le prix de vente à l’État. Les discussions sont en cours depuis environ six mois. Nous commencerons à construire ensuite.
Donc, le prix d’achat est le point qui bloque ?
Il n’y a pas de point qui bloque.
Les difficultés autour de Biokala ont-elles douché votre volonté de faire de l’énergie votre quatrième pôle d’activité ?
Non, nous croyons encore à ce projet. D’abord parce que c’est l’aboutissement de nos processus de production. Cela a un sens sur le plan du développement durable, car on achète des branches et des troncs de palmiers auprès des petits planteurs. Ensuite, le pays a des besoins en électricité. Enfin, cela nous permet de créer un autre pôle d’activité. Nous songeons d’ailleurs à faire la même chose avec le sucre.
Ce domaine étant moins important pour Sifca en matière de revenus mais aujourd’hui plus rentable, envisagez-vous de monter une sucrerie dans la sous-région ?
C’est très compliqué et très cher. Pour qu’une sucrerie soit rentable aujourd’hui, il faut atteindre des tailles critiques – 500 000 tonnes, voire un million – et ensuite exporter, comme le font les Brésiliens. À titre de comparaison, Sucrivoire produit aujourd’hui 100 000 tonnes et veut doubler sa capacité.
Nous avons l’obligation de développer ce groupe familial pour nous, pour nos enfants
À l’époque où Yves Lambelin, votre père, dirigeait Sifca, le groupe semblait capable de saisir des opportunités très rapidement. Depuis, on a l’impression que le groupe s’est comme endormi…
Je ne peux pas dire que Sifca se soit endormi. Lorsqu’une organisation perd un homme fort, il y a un moment de flottement. Cela a aussi été le cas lorsque Pierre Billon est décédé [en 2001]. En outre, à la disparition de mon père [en 2011], Bertrand Vignes venait de lui succéder au poste de directeur général. Nous venions juste de terminer le projet Redback, qui a vu Olam et Wilmar entrer à notre capital et la création de la raffinerie de Sania. Il a fallu digérer tout ça.
Pierre Billon et vous allez-vous redonner un souffle à ce groupe qui semble moins dynamique que d’autres champions africains ?
Nous avons l’obligation de développer ce groupe familial pour nous, pour nos enfants. Notre ambition n’est pas que Sifca retrouve ses couleurs car elle en a déjà, mais qu’elles brillent encore davantage.
Notre objectif est de produire un million de tonnes d’huile végétale, que ce soit du palmier, de l’arachide, du tournesol ou du coton. Nous ne sommes fermés à aucune éventualité : notre savoir-faire peut s’exporter dans différentes activités agricoles. Et nous savons où nous voulons aller. Nous voulons nous concentrer sur un développement sociétal et durable, c’est très important.
Selon vous, quel rôle doivent jouer les États africains pour favoriser l’émergence de sociétés comme la vôtre ?
L’État doit pouvoir appuyer les entreprises dans certains domaines, comme la recherche de financements, car le coût de l’argent est élevé dans nos régions. Comment être en compétition avec des pays où l’on peut lever de l’argent à 2 % alors que nous sommes à 6 ou 7 % ? Plus globalement, l’État doit obliger les uns et les autres à jouer leur rôle, sans fraudes. Comme dans les pays développés, il faut un cadre solide pour que les privés y développent leurs activités.
Souffrez-vous d’une concurrence illégale sur vos produits en Côte d’Ivoire ?
L’État ivoirien a fait un travail fantastique. Il y a une nette amélioration concernant les fraudes.
L’alimentaire est un sujet sensible. L’État a-t-il des exigences sur vos niveaux de prix ?
Tous les États de la région demandent que le prix des denrées soit bas. À raison. Mais nous sommes soumis aux cours mondiaux. Nous devons donc faire en sorte que le coût de revient soit le plus bas possible pour répondre aux exigences de la population.
Quel bilan tirez-vous de la présence d’Olam et Wilmar à votre tour de table ? Ce choix peut paraître risqué…
Un bilan très positif. Les groupes internationaux – Wilmar, Danone, Mars ou autres – viendront en Afrique, qu’on le veuille ou non. Soit on se bat contre eux, soit on essaie d’apprendre comment ils sont devenus des champions mondiaux. Nous avons choisi de les avoir chez nous pour acquérir leur expertise. Wilmar nous apporte un appui dans les plantations. Des auditeurs d’Olam sont récemment venus dans nos palmeraies afin de voir quelles sont nos lacunes par rapport à l’Asie et d’essayer de les combler.
Vous ne craignez pas qu’ils veuillent prendre le contrôle de Sifca ?
Il faudrait d’abord qu’il y ait un vendeur.
Pierre Billon, l’autre patron
Le nouveau directeur général de Sifca, jusqu’ici président du conseil d’administration, est le fils du fondateur du groupe, Pierre Billon, et le frère de Jean-Louis, ministre du Commerce, de David, administrateur et responsable du projet Biokala, et d’Hervé (décédé en 2012). Diplômé de l’université et de l’école de commerce de Sophia-Antipolis à Nice, il se tient à distance des médias.
Dans son nouveau rôle, il sera secondé par deux directeurs généraux adjoints, aussi membres du comité exécutif : Nazaire Gounongbe, un ancien du groupe devenu directeur de cabinet de Jean-Louis Billon, qui sera selon des informations de Jeune Afrique chargé de l’audit, de l’administration et des ressources humaines ; et Nicolas Chabot, un quinqua qui a été le directeur financier de différentes entreprises : la société espagnole de BTP Unicon Development (très présente en Guinée équatoriale), le groupe ultramarin de distribution Créo et le groupe français d’extraction de minerais Denain Anzin Minéraux (aujourd’hui Imerys). (M. D.)
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