Jeux vidéo : « Mafia III », Black in the game
Le studio Hangar 13 propose une expérience inédite : mettre le joueur dans la peau d’un truand africain-américain dans le sud des États-Unis des années 1960, gangrenés par le racisme.
« Qu’est-ce que tu fous là ? L’entrée de service, c’est derrière ! » Dès les premières minutes du jeu, Mafia III donne le ton. Lorsque votre personnage noir, Lincoln Clay, veut se frayer un chemin dans un hôtel luxueux, le gardien tente de lui barrer le passage. Il faut dire que la scène se déroule en février 1968 dans une ville que les développeurs du jeu ont appelée New Bordeaux, mais qui est en fait une réplique de La Nouvelle-Orléans, ville la plus grande de l’État de Louisiane qui a joué un rôle majeur dans la traite des esclaves et connaît aujourd’hui encore une forte ségrégation raciale.
L’atmosphère de l’époque, avec ses panonceaux « White only » (« réservé aux Blancs ») reproduits dans le jeu, n’invitait pas à la franche camaraderie entre communautés… Pendant longtemps, les jeux vidéo ont été semblables à cet hôtel. On ne laissait pas passer les héros noirs, ou alors à de très rares occasions, et pour en faire des caricatures. Comme nous l’explique le journaliste américain Colin Campbell, les personnages de couleur ne pouvaient être que des méchants, des faire-valoir du héros principal (le plus souvent un mâle blanc occidental âgé de 20 à 30 ans) ou des comiques.
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Lentement, les développeurs commencent à glisser ces stéréotypes sous le tapis. De grandes licences ont révélé ainsi lors du dernier E3 (Electronic Entertainment Expo, qui se déroule traditionnellement en juin à Los Angeles) que leurs héros seraient noirs. Exemples ? Watch Dogs 2 met en scène un ingénieur informaticien africain-américain, et Battlefield 1, jeu de tir se déroulant durant la Première Guerre mondiale, propulse pour la première fois un soldat noir en avant-scène sur le terrain du conflit.
Même quand le personnage rejoint le cliché du Black costaud et bagarreur, comme dans Mafia III, son parcours, sa psychologie, ses motivations sont bien plus complexes que dans les tentatives vidéoludiques précédentes. Et pour cause, les concepteurs de ce jeu d’action ont mené pour une fois une véritable réflexion à son sujet, comme l’explique Bill Harms, le principal scénariste américain œuvrant sur cet opus de la série pour le studio Hangar 13.
« Au départ de la conception de Mafia III, il n’y avait pas ce personnage. Nous sommes partis d’une période, les années 1960 [les premiers épisodes se déroulaient durant les décennies précédentes], et d’une ville frappée depuis longtemps par le crime organisé, La Nouvelle-Orléans. Pour cette époque marquée par la lutte pour les droits civiques, dans ce monde divisé entre communautés, l’idée d’avoir un héros noir s’est imposée d’elle-même, car elle fournissait de nombreux ressorts scénaristiques nouveaux. »
Une guerre livrée aux stéréotypes
Lincoln Clay déjoue les clichés. Ses origines, pour commencer, restent troubles : cet orphelin est probablement métis, même si les autres personnages du jeu le voient comme un Noir, car sa peau est foncée. C’est bien un criminel qui a grandi au sein d’une bande dans un quartier pauvre de sa ville, mais il s’est distingué au Vietnam. Et s’il va provoquer, au fil de l’aventure, une véritable hécatombe, c’est pour des motifs nobles. Autour de lui, les autres personnages sont également complexes. « Nous voulions que même les ennemis du héros puissent, de leur propre point de vue, considérer leurs actions comme légitimes », note Bill Harms.
Mafia III cherche donc à se frayer un chemin en marge de la plupart des jeux vidéo manichéens, où le héros et ses alliés incarnent le bien. Mais aussi en marge des stéréotypes. Cassandra, une jeune femme à la tête du clan haïtien, échappe aux poncifs de la « Voodoo Queen ». « Nous avons voulu traiter le vaudou comme une autre croyance, précise Bill Harms. Il n’était pas question de tomber dans le cliché hollywoodien avec une cérémonie délirante ponctuée de zombies ! »
En faisant le choix de la couleur, Hangar 13 donne un nouveau souffle à sa série à succès. Mode et design, manières de parler (les personnages noirs sont tous doublés par des acteurs africains-américains qui se sont « approprié » leurs textes), attitudes : enfin le genre s’écarte de la traditionnelle plongée en eaux troubles dans les milieux mafieux italiens.
Droits civiques
Une attention particulière a été accordée à la bande-son, qui fait la part belle aux groupes soul et blacks de l’époque : Sam & Dave, Aretha Franklin, Sam Cooke… Surtout, le jeu se fait l’écho des combats politiques des années 1960 avec en toile de fond l’assassinat de Malcom X (en 1965), la montée en puissance de Martin Luther King et du Black Panther Party, les luttes livrées par le Mouvement des droits civiques.
Il permet aussi de faire l’expérience à la première personne des discriminations. Vous essuyez des blagues et des réflexions racistes régulièrement… y compris de la part de policiers qui vous arrêtent en voiture et tentent de vous pousser à bout. Pour renforcer l’immersion, le studio a mené un travail de recherche de plusieurs mois. Les auteurs se sont appuyés sur des documentaires de l’époque comme Spies of Mississippi (l’histoire vraie d’une agence d’espions créée pour maintenir la ségrégation raciale), ou Take This Hammer, qui met en scène James Baldwin, auteur africain-américain lié au Mouvement des droits civiques.
Mais aussi sur de nombreux entretiens, dont celui d’une star noire du football américain de l’époque, Jim Brown, dans Playboy, expliquant comment des policiers l’avaient arrêté, revolver au poing, au prétexte qu’il projetait de la poussière sur les passants blancs avec sa voiture ! Impossible de savoir en revanche si des membres de l’équipe ont vécu personnellement l’expérience des discriminations (l’industrie du jeu vidéo est traditionnellement peu métissée). Le studio refuse de communiquer sur le sujet.
La question de l’identification
En sortant du carcan traditionnel des productions vidéoludiques, Mafia III propose une expérience riche, originale et cohérente. Reste à savoir si tous les joueurs vont s’identifier facilement à un personnage noir. « C’est une question que nous ne nous sommes pas posée », assure Bill Harms. On a un peu du mal à le croire quand on connaît les enjeux financiers d’une production de ce type, sur laquelle le studio planche depuis au moins six ans. Le budget de Mafia III se chiffre en dizaines de millions de dollars. Reste que, comme l’explique l’auteur : « Si les jeux permettent bien quelque chose, c’est de vivre des expériences impossibles dans la vraie vie. » Et, après tout, les joueurs noirs se sont identifiés pendant un demi-siècle à des héros blancs. L’inverse ne devrait pas poser tant de problèmes.
Un vent de fureur sur Internet
« Le personnage principal est noir ? Putain de jeu. Non, je n’irai pas l’acheter. » Des mois avant la sortie de Mafia III, les forums spécialisés se sont enflammés, surtout aux États-Unis. Au-delà du racisme primaire, les joueurs reprochent aux développeurs d’avoir voulu valoriser une communauté par souci du politiquement correct sans se préoccuper de l’ADN de la série (centrée sur la mafia italienne) et de la réalité historique (si la criminalité noire a bien existé, il n’a jamais été question de mafia noire, surtout de connivence avec les Italiens).
Beaucoup, bizarrement, lient le jeu au mouvement militant antiraciste Black Lives Matter (« les vies noires comptent ») et estiment que Mafia III est un outil de revanche « raciale ». « L’idée du scénario, c’est de favoriser l’ascension d’un Noir afin qu’il puisse se venger [sur des Blancs] », affirme un amateur de la série. Un autre va plus loin dans le délire raciste avant de digresser carrément : « Ce jeu me donne encore plus la haine des Noirs […]. Je veux que l’immigration s’arrête MAINTENANT, pour éviter ce genre de désastre et quelques actes terroristes. » Heureusement, ces prises de position radicales ne sont pas représentatives de l’ensemble de la communauté des joueurs, plus intéressés par les nouveautés ludiques de cet opus que par la couleur de peau du héros principal. (L. P.)
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