Tunisie – Youssef Chahed : « Nous n’avons plus le droit à l’erreur »

Un mois après son investiture, le Premier ministre a reçu Jeune Afrique au palais de la Kasbah. Gouvernement, entreprises, partenaires sociaux, citoyens… Pour lui, tout le monde doit participer aux efforts pour redresser le pays. Grande interview.

Youssef Chahed, le 1er octobre 2016. © Ons Abid pour JA

Youssef Chahed, le 1er octobre 2016. © Ons Abid pour JA

MARWANE-BEN-YAHMED_2024

Publié le 17 octobre 2016 Lecture : 17 minutes.

Youssef Chahed, tout juste 41 ans, est, depuis son investiture le 26 août, le septième chef du gouvernement de la Tunisie postrévolution – et le plus jeune de l’histoire contemporaine du pays. Rien, ou si peu, ne le prédisposait à une ascension aussi rapide. Entré comme tant d’autres en politique après la chute de Ben Ali, par « besoin de [s’]exprimer et de participer à la vie publique puisque c’était désormais possible », dit-il, cet ingénieur agronome de formation cherchera un temps sa voie sur un échiquier qui enfle à vue d’œil, au gré des ambitions d’une cohorte d’anciens et – surtout – de nouveaux acteurs.

Le pouvoir, désormais accessible, fait tourner bien des têtes… Il fonde un petit parti avec un groupe d’amis, la Voie du centre. Puis décide, compte tenu de l’offre pléthorique – et donc illisible –, de fusionner avec des formations similaires. Sous la bannière du Parti républicain, il participe à l’expérience du Pôle démocratique moderniste, curieux mélange de structures de poids et d’obédiences diverses.

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Après les élections de 2011, toujours dans l’espoir de fédérer les forces progressistes face à l’« ogre » islamiste Ennahdha, qui a laminé les modernistes, il contribue à l’émergence d’Al Joumhouri, une formation qui réunit notamment le Parti démocrate progressiste et Afek Tounes.

Selon Chahed, ce fut « une expérience enrichissante, avec la convergence de profils différents alliant des résistants de l’ère Ben Ali, des jeunes, des néophytes et des figures de l’opposition comme Ahmed Néjib Chebbi ou Maya Jribi ». Mais des désaccords profonds, notamment en matière de gouvernance, voient le jour. Nouveau départ, nouvelle tentative de rassemblement.

Cette fois ce sera, à partir de septembre 2013, chez Nidaa Tounes, le parti fondé par l’actuel chef de l’État, Béji Caïd Essebsi, pour contrecarrer l’hégémonie d’Ennahdha. Chahed fait ses armes au sein de l’équipe de campagne pour la présidentielle de 2014, puis il est nommé secrétaire d’État à la Pêche dans le premier gouvernement postélection, avant d’être appelé pour diriger le sensible ministère des Affaires locales dans l’équipe Habib Essid II.

Youssef Chahed nous a reçus ce 29 septembre au palais de la Kasbah pour répondre à nos nombreuses questions, sans en exiger la liste au préalable. Il sait ce qui l’attend et qu’il ne bénéficie d’aucun état de grâce. Son diagnostic est clair, sa feuille de route aussi. Reste à savoir comment il compte s’y prendre pour redresser le pays, rétablir l’autorité de l’État et remettre l’Administration en ordre de marche.

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Principale interrogation des Tunisiens : aura-t-il l’envie et la capacité de renverser la table et d’imposer des réformes chaque jour plus urgentes dans un contexte des plus compliqués ? Bref, pourra-t-il réussir là où ses prédécesseurs ont échoué ?

Jeune Afrique : Entré en politique en 2011, vous demeurez pour le grand public une personnalité relativement peu connue. Où vous situez-vous sur l’échiquier politique ?

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Youssef Chahed : Je suis de sensibilité plutôt sociale-libérale, comme beaucoup de Tunisiens imprégnés du parcours postindépendance du pays. Mon optique privilégie une adaptation aux besoins et la liberté d’entreprendre. Il faut libérer les énergies, notamment celle des jeunes, et laisser la libre entreprise se développer. C’est une culture qui devrait être instillée tout au long du parcours éducatif.

Aujourd’hui, nous ne sommes pas sur les mêmes schémas et clivages qu’en Europe. Nombre de partis sont de création récente et pas forcément ancrés d’un point de vue socio-économique. On dit qu’Ennahdha est un parti de droite, mais on tarde à voir des orientations en ce sens. Et inversement pour les formations dites de gauche.

Vous arrivez dans un contexte compliqué sur les plans économique, social et sécuritaire. À cela s’ajoutent une défiance des Tunisiens à l’égard de leurs institutions et de leurs dirigeants, ainsi qu’une frilosité des investisseurs étrangers. Vous êtes-vous fixé des priorités parmi les multiples chantiers qui vous attendent ?

Nous en avons identifié cinq : lutte contre le terrorisme, contre la corruption, équilibre budgétaire, croissance, politique de la ville. Nous avons essayé de décliner ces grandes orientations en un plan d’actions concrètes pour les trois années à venir. Le principal défi est effectivement le retour de la confiance. Il faut en finir avec le divorce entre la population et les gouvernants, qui a débuté bien avant la révolution.

Le citoyen doute de l’avenir, craint que ses impôts ne soient pas convenablement employés. Le retour de la confiance suppose la restauration de la sécurité, le rétablissement de l’État de droit et l’impulsion d’une économie forte, inclusive, qui crée de l’emploi.

Nous allons vers un changement de modèle économique car notre croissance, trop faible, ne génère pas d’emplois. Mais il faut aussi des mesures urgentes afin que les Tunisiens ressentent un changement dans leur quotidien, que ce soit en matière d’accès à l’eau potable, de propreté, d’état des routes…

Police touristique à Hammamet, en juillet 2015, quelques jours après l’attentat de Sousse, qui avait fait 38 morts. « Nous avons beaucoup investi en moyens matériels et humains » face au terrorisme, affirme le chef du gouvernement. © Augustin Le Gall/HAYTHAM-REA

Police touristique à Hammamet, en juillet 2015, quelques jours après l’attentat de Sousse, qui avait fait 38 morts. « Nous avons beaucoup investi en moyens matériels et humains » face au terrorisme, affirme le chef du gouvernement. © Augustin Le Gall/HAYTHAM-REA

Ce discours a été tenu par vos prédécesseurs. Qu’est-ce qui garantit aux Tunisiens que vous réussirez là où ils ont en partie échoué ?

Beaucoup de gouvernements ont travaillé en « mode pompier » ; on ne peut hélas y échapper. Au moment de la passation de pouvoir, nous avons essuyé une attaque terroriste à Kasserine et les événements se sont enchaînés.

Durant ce premier mois de prise de fonctions, le gouvernement a paré au plus pressé, mais a aussi bâti en parallèle et en un temps record le plan d’action évoqué plus haut, qui repose sur une approche économique précise. Mais l’essentiel est qu’il résulte d’une vraie vision. Nous avons un vrai projet et ne nous contenterons pas de gérer les urgences ou les affaires courantes.

Pour sortir du marasme, vous avez annoncé une série de mesures à effet immédiat. Seront-elles suffisantes pour impulser une nouvelle dynamique ?

La période est très difficile. En matière d’équilibre budgétaire, l’État dépense plus qu’il ne perçoit. Les réformes sont donc une nécessité. Tout le monde doit y participer, sans que le fardeau repose sur les seules épaules de telle ou telle catégorie sociale. Nous souhaitons établir une sorte de pacte entre le gouvernement et les partenaires sociaux, afin de se fixer des objectifs de croissance et de développement que nous devrons tenir.

L’idée est que la croissance ne soit pas uniquement la préoccupation du gouvernement mais celle de tous, avec la possibilité de réviser les accords actuels une fois obtenus les résultats escomptés.

Cela suppose aussi que les entreprises investissent, aillent dans les régions intérieures, que les salariés réhabilitent la valeur travail et la productivité. Le gouvernement doit agir en matière de retour des recettes fiscales et de reprise de la machine de production. Le patronat doit apporter une contribution exceptionnelle, de même que les salariés doivent accepter le report des augmentations prévues, qui alourdissent considérablement le budget de l’État.

Pour encourager l’initiative privée et résorber le chômage des jeunes, nous lançons cinq fonds de microcrédit accompagnés d’une identification de projets dans des secteurs innovants

Cela éloignera-t-il le spectre de l’austérité que vous avez évoqué lors de votre investiture ?

Les actions destinées à alléger le déficit public sont mises en place à cet effet. Mais ce n’est qu’un premier pas vers la stabilisation. Notre plan de relance met l’accent sur les moteurs de la croissance que sont l’investissement, l’initiative privée et personnelle ainsi que l’exportation. Sur l’investissement, une loi d’urgence économique est en cours d’adoption pour faciliter sur une période exceptionnelle de trois ans toutes les procédures administratives.

Pour encourager l’initiative privée et résorber le chômage des jeunes, dont le tiers sont des diplômés, nous lançons cinq fonds de microcrédit accompagnés d’une identification de projets dans des secteurs innovants, tels que les nouvelles technologies, les énergies renouvelables, le recyclage des déchets et l’artisanat, secteur à forte employabilité mais qui souffre d’un manque criant de financement.

Des mesures ont été prises pour acheminer le capital vers les régions et vers les PME qui peinent à accéder aux crédits bancaires, en défiscalisant les sociétés ou les privés investissant dans les régions. Ce plan de relance passe aussi par l’offre. La Tunisie ayant perdu beaucoup de marchés raflés par des pays concurrents, nous comptons nous remettre en selle avec des ouvertures, notamment sur l’Afrique.

Comment comptez-vous financer ces mesures ?

Des prêts nous ont été accordés par nos partenaires internationaux, mais nous devons d’abord remettre de l’ordre en interne. La stabilisation des finances publiques, par exemple, nous permettrait d’avoir un accès plus simple aux financements étrangers et aux crédits des grands bailleurs de fonds, lesquels ont réitéré au président de la République leur soutien fort et massif à la Tunisie en marge de son déplacement à New York pour l’Assemblée générale des Nations unies.

La Tunisie est aujourd’hui le seul pays de ce qu’il est convenu d’appeler le Printemps arabe à défendre réellement et efficacement les valeurs de la démocratie. Il est primordial pour les pays occidentaux de soutenir cet acquis tunisien.

Vous êtes à la tête d’un gouvernement d’union nationale dans un contexte particulier. La recherche du consensus ne risque-t-elle pas de rimer avec immobilisme ?

En dépit d’orientations politiques différentes, tout le monde a joué le jeu durant ce premier mois d’activité. Au préalable, j’avais insisté auprès de mon équipe sur le fait que les ministres devaient servir le pays et non leurs partis ou une idéologie. Les Tunisiens expriment une forte attente, mais je ressens également un certain optimisme, l’envie de donner une chance à ce gouvernement. Nous n’avons plus le droit à l’erreur et devons sortir la Tunisie du marasme économique. Tout le monde en est conscient.

Manifestation de diplômés au chômage, le 20 avril 2016 à Tunis. Pour résorber le chômage des jeunes, Youssef Chahed veut « encourager l’initiative privée » en facilitant l’accès au microcrédit. © ZUMA/REA

Manifestation de diplômés au chômage, le 20 avril 2016 à Tunis. Pour résorber le chômage des jeunes, Youssef Chahed veut « encourager l’initiative privée » en facilitant l’accès au microcrédit. © ZUMA/REA

Ne craignez-vous pas que la paix sociale soit difficile à obtenir ? Que, au vu des promesses non tenues de l’État, d’autres crises de type « Petrofac » [exploitant gazier dont le site a été bloqué par des protestataires] se multiplient ?

Le problème de Petrofac est celui d’une mauvaise gestion de crise. Celle-ci a perduré près de neuf mois et aurait pu être résolue plus facilement si elle avait été traitée à temps. Nous sommes intervenus à la fin du conflit et nous sommes rendu compte qu’aucune discussion n’avait été menée pour l’endiguer. Depuis plus de dix ans, aucun ministre ne s’est rendu à Kerkennah, ce qui explique la défiance de la population. Nous avons lancé un dialogue avec les jeunes qui réclamaient une régularisation de leur situation et avons abouti à des solutions.

Mauvaise gestion de crise aussi pour le phosphate, puisque le site de Mdhila, qui fournit 20 % de la production, a été à l’arrêt pendant cinq mois comme s’il avait été abandonné. Nous allons poursuivre le dialogue avec les populations, en veillant cependant à faire respecter la loi. La solution « sécuritaire », la fermeté à tout prix, contrairement à ce que j’ai pu entendre, n’en est pas une : les citoyens veulent un gouvernement proche, à l’écoute, qui rassure. Il suffit d’aller sur le terrain pour que la moitié des problèmes soient résolus.

Le dialogue est une chose, la restauration de l’autorité de l’État, une autre. Votre gouvernement est également attendu sur ce point, en particulier en matière de lutte contre la corruption. Comment comptez-vous vous y prendre ?

Depuis la révolution, l’État a été affaibli par l’instabilité politique et une démotivation de l’Administration, où les recrutements ont été massifs. Le choix des dirigeants et le bon diagnostic sont importants, car la corruption se développe quand la gouvernance est faible ou mauvaise. Le retour de l’État se fera progressivement. Il ne s’agit pas de recourir à la seule force, mais aussi au dialogue et à l’application stricte de la loi. Nous n’allons pas gérer tous les conflits comme à Kerkennah, où nous avons dû résoudre les problèmes au pied levé.

Nous privilégions l’anticipation en matière de gestion des crises. Remettre de l’ordre dans l’organisation et le management, redonner confiance aux dirigeants des régions, qui sont parfois isolés voire malmenés, et assurer le suivi des projets participent aussi à la réhabilitation de l’autorité de l’État et à l’apaisement des tensions sociales. Les citoyens ont des attentes, ils veulent voir les projets démarrer et des actions concrètes être menées, même si les résultats ne sont pas immédiats. Ils veulent savoir où ils vont.

Autre enjeu pour vous : votre parti. Vous avez été pressenti pour présider l’instance politique de Nidaa Tounes. Est-ce compatible avec votre mission à la tête du gouvernement ?

Dans une démocratie, c’est chose courante : souvent le chef du gouvernement est aussi le chef du parti majoritaire ou arrivé premier aux élections. Nidaa Tounes, dont je suis issu, a joué un rôle extrêmement important en créant rapidement un équilibre politique, mais il a aussi traversé une crise profonde de leadership après le départ de Béji Caïd Essebsi pour Carthage.

Sans oublier les perturbations inhérentes à son passage de l’opposition au pouvoir. Remettre Nidaa Tounes sur les rails est très important pour la démocratie tunisienne. Mais la priorité, en ce qui me concerne, c’est l’action gouvernementale. Pour le moment, c’est à cela que je me consacre.

Quels rapports entretenez-vous avec Hafedh Caïd Essebsi, le fils du chef de l’État, qui a pris les rênes du parti ?

Ils n’ont rien de particulier. Nous entretenons une relation classique entre membres d’un même parti, ni plus ni moins.

Où en est la Tunisie dans la lutte contre le terrorisme ? Elle a longtemps semblé démunie face à cette menace…

Les avancées sont considérables. Nous avons beaucoup investi en moyens humains et matériels, et le moral des troupes est bon. L’appareil sécuritaire est mieux équipé et plus efficient en matière d’anticipation. Nous mettons en place une stratégie nationale de lutte contre le terrorisme à laquelle la population sera associée. Une stratégie nationale aux normes internationales, claire et identifiée, adoptée par les Tunisiens.

Mais nos interlocuteurs internationaux doivent être conscients du rôle que joue le pays en tant que démocratie naissante dans le monde arabe et en Afrique. Un succès sur lequel la Tunisie doit capitaliser. Ce qui a été accompli n’a pas été suffisamment valorisé. Nous allons y remédier et montrer que la Tunisie est un îlot d’excellence.

Vous pouvez mener un certain nombre d’actions localement, mais la clé n’est-elle pas chez votre voisin libyen ?

En partie, oui. Nous avons avec nos frères libyens une relation historique d’amitié et de fraternité. La Tunisie accueille nombre d’entre eux pour lesquels elle est l’unique point de sortie depuis leur territoire. Nous leur facilitons la vie, mais nous sécurisons aussi nos frontières. Que ce soit avec la Libye ou avec l’Algérie, il faut aussi remettre du développement dans les zones frontalières. C’est un axe important : la contrebande et les divers trafics profitent de l’absence d’activités et de contrôle de l’État. Néanmoins, la Tunisie n’interfère pas dans les affaires intérieures libyennes.

Avec qui discutez-vous côté libyen ? Tripoli ? Tobrouk ?

Les deux. Nous rencontrons régulièrement des missions libyennes, qui dialoguent entre elles sous l’égide de l’ONU.

L’Algérie est un pays frère

Autre voisin important, tant sur le plan économique que sur celui de la lutte contre le terrorisme, l’Algérie. Vous devez d’ailleurs y effectuer votre premier déplacement international. Qu’en attendez-vous ?

Nos relations sont très bonnes, nous devons les consolider. Mon premier voyage officiel est l’occasion de le réaffirmer. L’Algérie est un pays frère, dont nous recevons bon nombre de ressortissants qui viennent en tant que touristes aider la Tunisie dans cette période difficile.

L’économie parallèle, qui s’est considérablement développée aux frontières mais aussi à l’intérieur du pays, est un fléau que personne n’a su endiguer. Quelle est votre stratégie pour la faire reculer ?

La réponse adéquate est double : répression et intégration. Le renforcement des contrôles aux frontières est effectif mais nous allons améliorer le travail des douanes. Nous explorons aussi une autre voie pour que le secteur informel intègre le circuit de l’économie réelle, comme cela a été le cas dans certains pays d’Amérique du Sud. À Tunis, dans un premier temps, des espaces vont être aménagés pour les marchands ambulants, lesquels seront assujettis aux taxes, ce qui permettra à l’État de récupérer des recettes qui lui échappaient jusqu’ici.

À la veille de la conférence des investisseurs Tunisia 2020, l’image du pays n’est pas vraiment de nature à rassurer. Comment la restaurer ?

L’essentiel du travail à mener est interne. L’image de la Tunisie est plus dégradée à l’intérieur des frontières qu’à l’extérieur. La rupture de la confiance a installé une atmosphère négative où le pessimisme l’emporte souvent. Les Tunisiens doutent et s’installent dans la défiance. Le retour de la confiance va leur insuffler de l’espoir et leur permettre à nouveau de rêver.

La tâche de ce gouvernement sur les trois prochaines années consistera aussi à remettre en marche l’ascenseur social. À la rentrée scolaire, mon message aux écoliers soulignait que l’éducation et le travail étaient les facteurs de la réussite.

Il faut réhabiliter certaines valeurs, dont celle du travail, et mener parallèlement sur le terrain des actions quantifiables à même d’améliorer les conditions de vie. À l’international, nous devons être plus agressifs sur les marchés extérieurs et promouvoir les réalisations de la Tunisie à travers une diplomatie plus active.

Pour faire revenir la confiance, il faut également apurer le passif judiciaire né après la révolution, notamment vis‑à-vis des opérateurs économiques. Le dossier des entreprises confisquées ou celui d’Orange Tunisie, entre autres, ne sont toujours pas réglés…

Depuis 2011, beaucoup de dossiers traînent, les différents gouvernements n’ayant pas été assez fermes. Cet attentisme a participé de la mauvaise image déjà évoquée. Il faut effectivement en finir avec les biens confisqués, d’une manière ou d’une autre.

Ce sera l’objet d’un Conseil des ministres dans les prochains jours : nous ne pouvons laisser perdurer une situation où des entreprises sont déficitaires, alors qu’elles représentaient des fleurons de l’économie nationale, indépendamment de la manière dont elles ont été créées et de l’identité de leurs anciens propriétaires ou gestionnaires. C’est un héritage lourd, un de plus, et un vaste chantier.

Vous organisez donc, les 29 et 30 novembre, la conférence internationale sur l’investissement en Tunisie, Tunisia 2020. Qu’en attendez-vous concrètement ?

Nous avons convié les dirigeants politiques du monde entier pour valoriser l’expérience tunisienne et investir dans notre démocratie. Sur le plan économique, nous visons évidemment la relance de l’investissement, le seul moteur capable de produire de la croissance. Dans cet objectif, nous avons, à peine entrés en fonction, mis en place les outils juridiques nécessaires, fait voter le nouveau code des investissements, et une loi d’urgence économique est en cours d’adoption.

« Aide-toi et le ciel t’aidera », dit-on. Pourquoi les investisseurs étrangers iraient-ils plus loin que les chefs d’entreprise tunisiens eux-mêmes, dont la frilosité est criante ?

C’est justement ce que j’ai expliqué aux patrons tunisiens après mon investiture. Entre les atermoiements gouvernementaux, le manque de clarté, l’absence de prise de décision et les rapports compliqués qu’entretient l’État avec le tissu économique, ils sont dans une phase logique d’attentisme. Nous les avons rassurés et incités à aller dans les régions, à investir et à recruter sans crainte. Ils ont un rôle crucial à jouer.

Pour les investisseurs étrangers, la Tunisie présente des avantages compétitifs importants avec son positionnement géographique, une main-d’œuvre qualifiée et un ensemble de facilitations disponibles. Il faut remettre de l’essence dans le moteur pour qu’il redémarre et enclencher un nouveau cycle, vertueux. C’est naturellement notre rôle.

Le secteur privé est-il concerné par cette conférence ?

Bien sûr. Elle n’a pas pour seul objet le financement de projets publics. Le privé doit aussi soumettre les siens, d’autant que le décret d’application de la « loi partenariat public-privé » a été publié.

Certains fonds alloués à l’investissement ces dernières années ont servi à combler le déficit de l’État et à assurer les dépenses courantes. Cela pourrait susciter la défiance des bailleurs de fonds…

Nous avons demandé aux partenaires sociaux de reporter de deux ans les augmentations de salaire envisagées afin d’alléger la pression exercée sur les charges de l’État. L’effort demandé aux salariés est important, mais il permettra d’assainir les finances publiques. Le problème n’est donc pas de s’endetter mais d’allouer des fonds à des projets et à des créations d’emplois. Nous avons un accord avec le FMI en ce sens. Les partenaires sociaux sont suffisamment conscients de la situation et patriotes pour accepter de consentir, pour un temps, à ces sacrifices.

Rentrée des classes à La Manouba, le 15 septembre. © ZUMA/REA

Rentrée des classes à La Manouba, le 15 septembre. © ZUMA/REA

Vous êtes issu d’une famille de militants. Féministes, comme votre grand-mère, Radhia Haddad, ou pour la défense des droits de l’homme, avec votre oncle Hassib Ben Ammar. Les sujets sociétaux, dont l’abolition de la peine de mort ou l’égalité dans l’héritage, font-ils également partie de votre to-do list ?

Sur le droit des femmes, le combat se poursuit. Si les Tunisiennes jouissent de larges droits, plus qu’ailleurs dans le monde arabe en tout cas, un profond décalage persiste entre les textes et la réalité. Il y a beaucoup à faire pour les femmes rurales, pour la parité, l’emploi et les salaires, contre les inégalités. C’est une évidence et cela fait partie de la mission d’un gouvernement.

Quel regard portez-vous sur les cinq dernières années ? Auriez-vous tendance à voir le verre à moitié vide ou à moitié plein ?

Le verre à moitié plein, certainement. Les Tunisiens sous-estiment le chemin parcouru en matière de libertés, notamment d’expression. Sur le plan politique, en dépit de tout ce qui se dit, nous sommes sur la bonne voie, avec des élections libres et démocratiques saluées par le monde entier.

Reste le volet économique. Or c’est précisément la relance de l’activité qui permettra de consacrer la réussite de la révolution. Ainsi les Tunisiens sentiront-ils que le 14 Janvier leur a apporté quelque chose, ce qui n’est actuellement pas le cas puisqu’ils font de plus en plus la comparaison avec la période pré-2011. C’est notre challenge aujourd’hui, avec le défi sécuritaire.

Pourquoi des opérateurs et des États éloignés de tout ça soutiendraient-ils la Tunisie ?

Nous sommes aujourd’hui la frontière de l’Europe. Nous défendons les mêmes valeurs tout en ayant notre propre modèle de démocratie, que nous sommes en train de créer. Nous nous battons contre l’obscurantisme et sommes en première ligne dans la lutte contre le terrorisme. Autant de bonnes raisons pour nos voisins du Nord de nous aider. La Tunisie est petite par la taille, mais grande sur le plan des valeurs et par l’Histoire. Et dispose de tous les atouts pour se forger un avenir radieux.

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