Maroc : Benkirane, El Omari et le harem
Les dernières élections législatives ont consacré l’entrée du royaume marocain dans l’ère de la bipolarisation, au détriment de la totalité des partis traditionnels, réduits désormais au rang de simples forces d’appoint pour le PJD et le PAM.
Un roi ne vote pas. Et surtout pas au Maroc, où la fonction unificatrice de la monarchie, au-dessus de la mêlée – hier tribale, aujourd’hui partisane –, est une part essentielle de son ADN. Mais imaginons qu’il ait eu à le faire ce 7 octobre 2016, dans la circonscription de Rabat-Chellah par exemple, qui jouxte le Palais et où s’affrontaient, comme en bien des villes du royaume, les islamistes du PJD et les modernistes du PAM : quel bulletin Mohammed VI aurait-il glissé dans l’urne ?
Le PJD, choix des urnes
La question peut paraître à la fois sacrilège et sans objet, mais le simple fait qu’à l’évidence le référentiel sociétal de ce souverain de 53 ans ouvert aux grands vents de la contemporanéité se situe aux antipodes de celui que prônent les Frères musulmans, dont le PJD est très proche, démontre à quel point le Maroc a changé.
Sous Hassan II, il était inimaginable que le choix du roi ne fût pas celui des électeurs, quitte à laisser le chef Basri concocter dans les urnes les épisodes makhzéniens de Cauchemar en cuisine. Cette fois, comme en 2011, des élections législatives qualifiées de « transparentes et intègres » par les observateurs tant marocains qu’européens et américains ont consacré la victoire du parti d’Abdelilah Benkirane. Et c’est à ce dernier que, conformément à la Constitution, Mohammed VI a confié, le 10 octobre, la charge de former le nouveau gouvernement. S’il est une première leçon à tirer de ce scrutin, c’est donc celle-ci : la vitalité démocratique du Maroc est une réalité.
Un scrutin représentatif ?
L’autre leçon, préoccupante parce que répétitive, découle du taux d’abstention. Sur 100 électeurs en âge de voter, 65 sont inscrits sur les listes électorales, et, sur ces 65 dûment enregistrés, seuls 43 ont glissé un bulletin dans l’urne le 7 octobre. Si l’on prend en compte, en outre, les bulletins blancs et nuls, en progression constante, la question de la représentativité réelle de l’ensemble de la classe politique marocaine et de la correspondance entre l’offre et les attentes des électeurs se pose avec acuité.
Dans ce contexte, le parti le mieux à même de mobiliser part avec une longueur d’avance, et à ce jeu le PJD, qui contrairement au PAM est un vrai parti de militants, est sorti gagnant. Qu’on ne s’y trompe pas : ceux qui le 7 octobre ont permis au parti de la lanterne de remporter 125 sièges (soit 18 de plus qu’en 2011) n’ont pas tant approuvé son bilan gouvernemental – pour le moins perfectible dans les domaines économique et social, et médiocre en ce qui concerne l’éducation – que renouvelé leur adhésion à un tribun populiste qui parle leur langage, fredonne en voiture les standards d’Oum Kalsoum, s’applique à paraître modeste et intègre, joue à merveille les victimes d’un « État parallèle » et occulte peuplé de « crocodiles » anonymes, tout en prenant soin de ne jamais afficher en public un islamisme qui est, tout de même, génétiquement lié au making of du PJD.
La preuve, s’il en fallait encore : parmi les premiers à féliciter le Premier ministre de sa victoire figurent les Frères musulmans égyptiens, l’AKP turc, le Tunisien Rached Ghannouchi et le célèbre théologien intégriste Youssef al-Qaradawi. Ce dernier a adressé son message aux « frères » marocains depuis le Qatar, dont la chaîne de télévision Al-Jazira s’est distinguée par une couverture totalement empathique de la campagne électorale du PJD.
Une reconfiguration de la vie politique marocaine
« Triomphe » du PJD, comme le titrent nos confrères de TelQuel ? Oui, si l’on considère que son implantation au sein des classes moyennes urbaines, largement conservatrices, ne se dément pas et que l’autonomie cultivée par Benkirane vis‑à-vis du Palais est une première au Maroc. Ses adversaires n’ont cessé de critiquer son bilan, exercice difficilement imaginable à l’époque où brocarder le legs d’un gouvernement équivalait à brocarder le souverain.
Non, pourtant, car si le PJD a gagné, le PAM et son secrétaire général, Ilyas El Omari, n’ont pas perdu, même s’ils se voyaient déjà vainqueurs. Ce dernier s’était fixé un objectif : plus que doubler le nombre de ses députés et « dépasser la barre des 100 ». Il en a obtenu 102, sans l’appui visible de l’Administration, à l’issue d’une campagne très clivante menée à fleurets démouchetés contre le parti islamiste et son chef. Une irruption certes attendue, mais qui est venue en point d’orgue d’une recomposition complète du paysage politique marocain.
L’entrée du royaume dans l’ère de la bipolarisation durable se fait en réalité au détriment (et sur les décombres électoraux) de la totalité des partis traditionnels, à commencer par les « historiques » de la défunte Koutla, cette coalition des années 1970 et 1980 regroupant l’Istiqlal, l’USFP et le PPS. Hamid Chabat (Istiqlal), Driss Lachgar (USFP), Nabil Benabdellah (PPS), mais aussi Salaheddine Mezouar (RNI), Mohand Laenser (MP) et Mohamed Sajid (UC) sont réunis dans le même constat d’échec : leurs partis ont tous, à des degrés divers, enregistré des reculs, la dégringolade la plus spectaculaire étant celle des socialistes, désormais sixième parti du Maroc.
Pas sûr que ces leaders survivent politiquement au rôle désormais dévolu à ces formations secondaires : servir de harem aux deux mâles dominants, lesquels puiseront en leur sein de quoi créer une majorité.
Une puissance relative
Lundi 10 octobre, à l’issue de l’audience royale accordée à Abdelilah Benkirane, le secrétariat général du PJD a diffusé sa première réaction sur les résultats du scrutin. Nulle trace, évidemment, de contestation ni de tahakoum, plus aucune allusion à la partialité supposée du ministère de l’Intérieur, mais des félicitations adressées au roi Mohammed VI, « qui veille sur l’application des prérogatives de la Constitution ainsi que sur le processus démocratique ».
Abdelilah Benkirane est passé maître dans l’art de se rendre compatible avec l’institution monarchique.
Ce satisfecit décerné au souverain pour être en quelque sorte resté dans son rôle augure des relations qu’entend aujourd’hui entretenir avec le Palais un parti islamiste dont l’apparition sur la scène électorale fut encouragée à la fin des années 1990 par Hassan II afin de faire pièce aux formations issues du Mouvement national. Certes, au Maroc, le choix du peuple est ipso facto celui du roi (et non plus l’inverse), et Abdelilah Benkirane est passé maître dans l’art de se rendre compatible avec l’institution monarchique.
Les prérogatives du Palais dans tous les domaines clés de la vie publique – sécurité, religion, affaires étrangères, défense – sont d’autant moins susceptibles d’être mises en équation que le PJD, qui, malgré sa victoire, ne contrôle que 32 % de la Chambre des représentants, n’est pas maître du jeu politique.
C’est donc sur un autre terrain, celui des choix de société, des libertés individuelles, de l’émancipation des femmes et de l’islamisation des comportements que des différences – voire des divergences, jusqu’ici sourdes et contenues – risquent d’apparaître entre un commandeur des croyants réformateur, progressiste et volontariste en ces domaines et un Premier ministre redoutablement habile et populiste, mais dont les saillies verbales dénotent un profond conservatisme et une substance fondamentaliste solidement ancrée. Qui, dans ce cas, aura le dernier mot ? Les Marocains et tous ceux qui connaissent le Maroc ont la réponse.
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