Tunisie : les îles Kerkennah à fleur de peau
Au bord de la sécession à la suite d’un conflit social, l’archipel a remporté le long bras de fer qui l’a opposé à l’État. Mais il continue de voir son avenir en pointillé. Reportage.
Sous l’apparente quiétude quotidienne s’est joué, sur les îles Kerkennah, à 19 km au large de Sfax, un épisode déterminant dans les rapports entre les territoires intérieurs et l’État central.
Engagé en janvier dernier, le bras de fer qui a opposé les 266 membres de l’Union des diplômés-chômeurs (UDC) au gouvernement a connu son épilogue le 23 septembre avec la conclusion d’un accord satisfaisant aux revendications des protestataires, qui avaient bloqué le site de l’exploitant gazier tuniso-britannique Petrofac Tunisie pour contraindre le gouvernement Essid à régulariser, comme s’y était engagé le gouvernement Caïd Essebsi en avril 2011, le statut de ceux qui avaient été affectés, sans contrat, au sein des administrations locales.
« Nous travaillons à la poste, à l’hôpital, à la recette des finances, nos emplois ne sont pas fictifs, nous sommes vraiment utiles », plaide Haythem, guichetier à la poste de son état, qui précise qu’en 2011 les diplômés-chômeurs ne réclamaient pas des postes de fonctionnaire mais un emploi, escomptant que l’État suscite des investissements privés.
Arrêt des financements par Petrofac
Tout a commencé fin 2015, quand Petrofac cesse de verser au conseil régional de Sfax, dont les îles dépendent, les 2 millions de dollars annuels (environ 1,8 million d’euros) destinés depuis 2011 à financer lesdits emplois dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises. Menacés de précarisation, les diplômés-chômeurs décident d’imposer un blocus au site. Face à l’immobilisme des autorités, le conflit se durcit, puis s’enlise. Petrofac finit par porter plainte contre 36 sit-inneurs, accusés d’avoir escaladé les réservoirs.
« Les dépositions recueillies par la justice étaient toutes identiques, à la virgule près ; de grossiers faux témoignages où seul le nom du témoin diffère. Certains d’entre eux n’étaient même pas sur place », s’indigne Ahmed Souissi, responsable de l’UDC. Un mot d’ordre de grève générale est lancé pour le 9 avril, qui sera suivi par l’ensemble de l’archipel. « Il s’agissait de l’avenir de nos enfants. On a tous été solidaires et imposé un black-out. Du jamais-vu à Kerkennah », raconte un épicier.
Le 14 avril, le gazier réclame la protection des forces de l’ordre pour évacuer le condensat, résidu hautement inflammable stocké dans ses cuves. Pendant trois jours, la population fait bloc et tient tête à un millier de policiers, qu’elle contraint à battre en retraite.
Des incidents qui ont marqué les insulaires. « Ils voulaient en découdre et ne respectaient ni les femmes, ni les enfants, ni les personnes âgées. Leurs excès et les 44 000 dinars (environ 17 800 euros) dépensés pour leur déplacement nous ont choqués », explique un ouvrier. Pendant six mois, les Kerkenniens vont se passer des services de la police et assurer leur propre sécurité. Un camouflet pour l’État.
Quand Petrofac annonce, le 20 septembre, la fermeture de l’exploitation et son départ du pays, le conflit oublié revient sur le devant de la scène médiatique, d’autant que le gouvernement d’union nationale, qui venait à peine d’être installé, veut attirer à tout prix les investisseurs étrangers. Dos au mur, l’exécutif accepte la levée immédiate des poursuites judiciaires, la régularisation sur trois ans du statut des membres de l’UDC et octroie 5 millions de dinars au développement local.
Solidarité kerkennienne
Dès le départ, l’affaire Petrofac est devenue celle de tous les Kerkenniens, l’UDC ayant inclus les problématiques de l’archipel à ses revendications. « Depuis 1956, rien n’a été fait pour Kerkennah. L’accord n’efface pas soixante ans d’abandon, mais c’est un premier pas », reconnaît Ahmed Souissi. « Les Kerkenniens auraient pu se retourner contre les protestataires, car le blocage n’avait que trop duré, et la fermeture induisait une perte de revenus, mais la solidarité insulaire a prévalu », explique un restaurateur.
« 90 % des effectifs sont de Kerkennah, qu’auraient fait ces 225 employés du cru ? », s’interroge Radhouane, chargé de la sécurité sur le site gazier, posé comme un Meccano géant en bord de mer. Thyna Petroleum Services (TPS), dont les plateformes pétrolières marquent l’horizon de la côte ouest de l’île Chergui, est aussi un employeur important. « On se focalise sur Petrofac et sur un supposé manque de transparence au niveau des recrutements et des contrats de sous-traitance, mais TPS, avec des marées noires localisées destructrices, n’est pas en reste », s’insurge un pêcheur.
Notre capital est en voie de disparition.
« Notre capital est en voie de disparition. On applique la loi aux hommes qui s’élèvent contre les injustices, mais il faudrait qu’elle le soit aussi aux chaluts qui raclent les fonds marins et détruisent un écosystème fragile », assène Ahmed Souissi.
Selon Faïka Charfi, experte en développement régional, ce phénomène est aggravé par le resserrement des mailles des filets qui retiennent les petits poissons, aliénant la reconstitution de la ressource. D’autres mauvaises pratiques se répandent ; aux nasses en fibre naturelle on préfère d’autres en plastique, très polluantes, et des parpaings ont remplacé les gargoulettes pour la pêche au poulpe. Pourtant, la pêche se porte bien. Dès l’aube, des camions frigorifiques acheminent la production vers le continent.
Un capital touristique inexploité
Avec cet environnement spécifique, l’archipel aurait dû être une aire protégée et s’ouvrir à un écotourisme. Respectueux de l’écosystème, le projet touristique de Sidi Founkhal, promu par le ministère du Tourisme dès 2008, n’est pourtant pas près de voir le jour.
« Ce programme est régulièrement évoqué, mais son coût est tel que rien n’a été réalisé », précise l’hôtelier Chokri Ben Slimène, qui confirme que la clientèle que représente le personnel TPS et Petrofac permet aux hôtels de survivre. « Kerkennah ne supporterait pas de grandes infrastructures. Les maisons d’hôte seraient plus adaptées », conclut le patron de l’hôtel Cercina.
Certains ont tenté l’expérience, mais les estivants préfèrent la location des innombrables villas en bord de mer, dont les propriétaires vivent en général hors de l’archipel et ont les moyens de construire. En outre, les produits non compensés proviennent tous du continent, ce qui entraîne un surcoût qui se répercute lourdement sur les insulaires.
Faute d’infrastructures, les jeunes s’ennuient, sauf en été, où affluent quelque 200 000 visiteurs. « Le pétrole est plus attractif que l’hôtellerie, impossible de trouver une femme de ménage », déplore Chokri Ben Slimène. Le fait est que les jeunes éduqués préfèrent des métiers valorisants, même moins rémunérateurs. Comme les brodeuses de l’atelier Kerkenatiss, très attachées à leur savoir-faire, qui leur permet de travailler à la carte et de rester indépendantes. « Les temps sont durs pour l’artisanat, mais elles sont aussi déterminées que les femmes pêcheurs, qui gèrent depuis toujours leur propre maison de pêche », souligne Fatma Samet, fondatrice de la maison.
Libres, les plus jeunes vont et viennent, les cheveux au vent, à vélo ou à mobylette, tandis que les plus âgés préparent la cueillette des olives, produit clé d’une agriculture de subsistance. « On n’a jamais vu autant de peaux dénudées que cet été. Ici, on n’est pas salafistes mais alcoolistes », s’esclaffent des jeunes gens à l’évocation d’un califat sur l’île, se référant à la forte consommation d’alcool sur l’archipel.
Car les incidents de Kerkennah ont été instrumentalisés : une vidéo montrant Lasaad Khlif, du Hizb Ettahrir, clamant la victoire du drapeau noir était un vieux montage repris par les réseaux sociaux. « Hizb Ettahrir a été renvoyé quand il a voulu tenir son congrès à Kerkennah. Ici, les idéologies et les partis politiques n’ont pas de prise. Entre eux et nous, il y a un monde : la mer », confie Ahmed Souissi, fier de la singularité de ce phalanstère où même la palmeraie est composée de variétés génétiques rares.
Et maintenant Jemna
À Douz (Sud), l’association de la protection des oasis de Jemna a créé un nouveau paradigme qui bouscule les autorités. Depuis 2011, elle occupe de manière indue les 185 ha de la ferme de la Société tunisienne de l’industrie laitière (Stil), un domaine de l’État dont elle a chassé les exploitants proches de l’ancien régime, qui louaient la palmeraie pour 16 000 dinars (environ 8 000 euros) annuels.
Le projet collectif et solidaire, sans être totalement participatif, emploie 130 personnes et consacre une partie de ses bénéfices à la communauté locale. Effet d’une bonne gouvernance, la mise aux enchères, le 9 octobre, de la récolte des dattes sur pied a été remportée par un intermédiaire en fruits et légumes de Jemna pour 1,7 million de dinars.
« L’association n’a pas le statut requis pour céder la récolte de dattes et gérer la ferme », selon Mabrouk Korchid, secrétaire d’État aux Terres domaniales, qui compte appliquer la loi pour récupérer ce bien de l’État. Une affaire qui démontre l’urgence d’une révision du système d’attribution des terres domaniales, faute de quoi Jemna risque de faire des émules et de conduire à la création de zones où serait appliqué un droit « local » au détriment de l’État de droit.
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