Sénégal : Kemi Seba, prêcheur panafricaniste
De la libération de Laurent Gbagbo à l’abandon du Franc CFA, l’idéologue français installé au Sénégal prêche un souverainisme aux accents populistes aux quatre coins de la planète.
Ils ont bien du mal à remplir la salle du centre culturel de Skarpnäck, petit quartier populaire du sud-est de Stockholm, en ce début du mois d’octobre. Seuls une quarantaine d’Ivoiriens, exilés pour la plupart, ont fait le voyage pour le lancement de la pétition initiée par la section Scandinavie du Front populaire ivoirien (FPI) réclamant la libération de leur ancien président Laurent Gbagbo. Mais ils ne sont pas peu fiers de leur invité d’honneur, l’essayiste franco-béninois Kemi Seba.
Ils espèrent profiter de son aura médiatique pour inscrire leur combat dans une tendance fédératrice : celle du souverainisme. Pour Kemi Seba, Gbagbo est un cas d’école : « Je garde une distance critique par rapport à lui. Mais sa place n’est pas à La Haye. J’ai l’impression que la justice internationale ne concerne que les pauvres. Quand je vois qu’Alassane Ouattara y a échappé ou que Nicolas Sarkozy se représente en France… Il n’y a pas d’égalité au sens politique, explique-t‑il. La libération de Gbagbo n’est pas une question d’idolâtrie, mais une question de souveraineté africaine ! »
La chasse au néocolonialisme
Après avoir publié trois essais (Supra Négritude en 2013, Black Nihilism en 2014 et Obscure Époque en 2016) et animé, pendant deux ans, une chronique dans un talk-show au Sénégal, où il vit désormais, Kemi Seba est parvenu à populariser ses idées panafricanistes et anti-impérialistes dans la région. Inlassablement, il dénonce les deux maux qui gangrènent, selon lui, les sociétés civiles africaines : le « colonialisme exogène des ONG et des chancelleries occidentales » et « celui, endogène, des ploutocrates africains ».
Le franc CFA, perçu comme un instrument de domination économique, en prend au passage pour son grade. Des arguments qui font mouche à chaque fois. Il cite Cheikh Anta Diop, Patrice Lumumba, Thomas Sankara et revendique une double filiation avec Marcus Garvey, chantre jamaïcain de l’union mondiale des Noirs, et René Guénon, penseur franco-égyptien qui lui a « permis de comprendre la profondeur du drame capitaliste ». Formé pendant sa jeunesse au sein de la branche française de la Nation of Islam (NOI), il a conservé les techniques oratoires qui ont fait le succès de l’organisation politico-religieuse américaine.
Chacun de ses discours est un véritable prêche. Et ses jeunes auditeurs boivent ses paroles. « Il y a des pays où les Africains sont fatigués de la dictature. Alors ils sont prêts à tout pour en sortir, quitte à s’allier avec les chancelleries occidentales. Je comprends la douleur des êtres noyés dans le déni de leurs propres droits, mais je refuserai toujours de croire bon le fait de s’allier avec les pires colons de l’humanité. »
Pour Kemi Seba, l’ennemi a un nom : George Soros. Depuis quinze ans, le milliardaire américain d’origine hongroise finance, avec son Open Society Initiative for West Africa, des initiatives contribuant à la promotion de la bonne gouvernance et des droits de l’homme ainsi qu’à la lutte contre la corruption. Kemi Seba y voit un véritable noyautage des sociétés civiles. « Ce ne sont plus simplement les dirigeants qui sont cooptés, explique-t‑il. On prend désormais des acteurs de la société civile, on les forme et ils véhiculent, sans s’en rendre compte, des règles et des normes internationales. C’est l’habillage du néocolonialisme. Soros a financé les Femen, Y’en a marre, ponctuellement le Balai citoyen et certains blogueurs du Printemps arabe, qui étaient véritablement sincères mais ont fini par véhiculer des intérêts supranationaux. » Son altercation sur le sujet avec Fou Malade, l’un des leaders de Y’en a marre, à la télévision sénégalaise en 2014 est restée dans les mémoires. Mais c’est en partie à cause du malaise qu’elle a suscité : qu’il le veuille ou non, Kemi Seba y apparaît lui-même comme un étranger venu donner des leçons…
Non-aligné
Partout où il passe, Seba séduit, Seba agace. Fiché S, interdit de conférence en Allemagne, contrôlé systématiquement aux aéroports, il est dans le viseur des autorités européennes, et se présente volontiers comme un persécuté de l’establishment. Originaire de la région de Strasbourg, où il a très tôt été confronté au racisme, il a transformé sa douleur en art de la provocation. Dans les années 2000, il fonde la Tribu Ka, collectif radical et violent dissous par le gouvernement français en 2006 pour apologie de la suprématie noire. Il affiche avec fierté son antisionisme et sa proximité avec la fachosphère de l’Hexagone, alors incarnée par Dieudonné et Alain Soral, et fera en tout quatre mois de prison ferme.
Aujourd’hui, affirme-t‑il, ces luttes franco-françaises ne le concernent plus. « Depuis que je suis en Afrique, j’ai donné une autre dimension à mon combat, j’ai dépassé la vision du méchant Blanc et de la victime noire. » Mais la lutte contre la négrophobie reste un axe central de ses préoccupations. Il s’investit ainsi pleinement dans le combat de son « ami » Biram Ould Dah Abeid, président de l’ONG Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), figure de proue du militantisme antiesclavagiste en Mauritanie, régulièrement dans le collimateur de Nouakchott. Pour donner corps à ses ambitions, il vient de lancer une ONG, Urgences panafricanistes, qui souhaite apporter une aide médicale et scolaire sur les terrains de conflit en Afrique, et ainsi faire contrepoids aux ONG occidentales.
Ses références politiques ? Des non-alignés comme Chávez au Venezuela, Ahmadinejad en Iran ou Julius Malema en Afrique du Sud. Kemi Seba aime à répéter qu’il se sait sur la bonne voie. Et l’actualité lui donne régulièrement des raisons d’y croire : vingt ans après l’abolition de l’apartheid, les étudiants noirs d’Afrique du Sud bloquent leurs universités pour demander la gratuité des cours et la « décolonisation de l’enseignement ». Au Ghana, les enseignants ont obtenu le déplacement d’une statue de Gandhi offerte par l’Inde : pourquoi célébrer un héros étranger, qui par ailleurs tenait des propos racistes sur les Noirs ? De Paris au Cap, le spectre de la question postcoloniale n’est jamais loin.
Des revendications populistes
Pourrait-il faire de ses 260 000 fans sur Facebook de véritables militants ? « Kemi Seba est loin de faire l’unanimité, y compris au Sénégal. Ses idées restent très superficielles. Dès que cela devient technique, ça ne tient plus », tempère une spécialiste des mouvements sociaux dans la région. Pour l’analyste Franck Hermann Ekra, candidat du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) aux législatives, la question panafricaine est une valeur refuge et n’est pas neuve, ni pour le FPI ni pour les autres partis. « Depuis les années 1930, il existe dans notre pays des mouvements autonomistes ou patriotiques, rappelle-t‑il. Au sein du Rassemblement des républicains (RDR), on peut parfois entendre des accents souverainistes. Il y a d’ailleurs toujours une correspondance entre la dimension patriotique et la défense des franges populaires. »
Quant à la question de l’abandon du franc CFA, elle n’est pas nouvelle non plus. « C’est l’Arlésienne, affirme-t‑il. Personne ne l’envisage sérieusement. Il y a un côté populiste dans ce genre de revendications. Mettre en cause le franc CFA ne doit pas revenir à battre une monnaie de résistance, mais à marquer un pas de plus dans l’intégration régionale africaine. »
Quand on évoque son agenda politique, Kemi Seba sourit. Sa réponse est déjà celle d’un candidat : « On m’a approché, mais mon ambition est de servir le continent. Je vais plus loin que Fanon : l’Africain est devenu le reflet de ce qu’il critiquait. Il y a une ploutocratie africaine qu’on se doit d’éradiquer. » Avant de quitter la Suède, il a posté sur Facebook une photo de lui, le regard perdu vers la mer Baltique, avec pour commentaire : « Sur les rives de Stockholm, méditant sur le destin de l’Afrique, m’interrogeant sur l’avenir de notre peuple. » Panafricaniste. Et un brin mégalo.
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