Littérature – Magyd Cherfi : « Je suis un schizophrène cool »
Dans un récit autobiographique, « Ma part de Gaulois », le parolier de Zebda revient sur son adolescence dans une cité de Toulouse. Tour à tour « arabo-beur », « franco-musulman » ou « maghrébo-apostat », il décrit son impossible quête identitaire dans la France républicaine.
«Je vous ai entendu à la radio hier, dans l’émission des Grandes Gueules. – J’étais bien ? – Ça va ! » Assis à la terrasse du Bistro Saint André, face à sa maison d’édition, Actes Sud, à Paris, Magyd Cherfi taille le bout de gras avec le patron, berbère comme lui. Cet homme le considère peut-être comme un frère algérien qui n’hésite pas à l’ouvrir et tient la dragée haute aux chroniqueurs et aux politiciens de tout poil. La serveuse, elle, a reconnu le chanteur toulousain de Zebda… Et nous, nous venons l’interviewer en qualité d’auteur français pour un ouvrage qui résonne avec l’actualité : Ma part de Gaulois. C’est déjà le troisième livre pour cet écrivain qui a publié, toujours chez Actes Sud, deux recueils de nouvelles (Livret de famille, en 2004, et La Trempe, en 2007).
Cette fois, l’ancien « petit beur de la rue Raphaël », au cœur des quartiers nord de Toulouse, raconte l’année de son baccalauréat. Le diplôme, formalité pour la plupart des « petits Blancs », est alors un graal inaccessible pour les « indigènes » de la cité. Immigration, défaite de l’intégration à la française, violence contre les filles, racisme, mépris pour les « intellos », rendez-vous manqué de la gauche avec les banlieues…
Cherfi mêle tout avec panache, énergie et sincérité. Et ce dans une langue fleurie, qui pioche autant dans l’argot à fleur de bitume que dans le vocabulaire précieux de haut de bibliothèque. Trois mégots dans le cendrier, trois tasses de café vides sur le zinc, l’auteur en ébullition se livre.
Jeune Afrique : Lors d’un récent meeting, Nicolas Sarkozy a déclaré : « Dès que l’on devient français, nos ancêtres sont gaulois. » Votre ouvrage tombe à point !
Magyd Cherfi : C’est d’actualité depuis bien longtemps. D’un côté les Gaulois, de l’autre les bougnoules. Cela ne me touche plus vraiment.
Il semble tout de même que les questions de l’identité française, de l’intégration, soient de plus en plus mises en avant par le personnel politique…
C’est une stratégie du premier tour avant l’élection présidentielle française. Il faut « pécho » les électeurs FN. Et il y a une actualité du terrorisme islamiste, une nouveauté meurtrière qui rend ces dérapages plus payants que jamais. Mais la France ne s’est jamais débarrassée d’une suspicion à l’égard d’un monde arabo-musulman qui, selon elle, déstabilise le socle chrétien.
Tout nous sépare : religion, langue, culture… sans parler de la colonisation. Et il y a cette hantise de l’invasion, de devenir une terre d’islam. C’est vrai qu’il n’y a jamais eu autant de musulmans en France, de pratiquants jeunes. Sans même parler de l’infinitésimale minorité terroriste, il y a une masse qui s’est enfermée dans une « islamité ».
Cela signifie pour vous que les émigrés d’origine arabe, même de deuxième ou de troisième génération, ne réussiront jamais vraiment à se fondre dans la République ?
Ça a l’air d’être ça. J’ai eu une révélation au moment des manifestations après l’attentat contre Charlie Hebdo. Des amis de gauche me voient dans la manif et me disent : « Mais vous êtes où ? » Sous-entendu « vous, les Arabes ». On nous parlait d’une unité du peuple français, mais il y avait toujours le « nous » et le « vous ».
De fait, une immense majorité de rebeus de cité n’étaient pas dans la rue parce qu’ils n’ont pas de conscience politique, parce qu’ils n’ont tout simplement pas de repères.
Le problème, c’est qu’il faut toujours donner des preuves de son intégration, donner un prénom français à son enfant, aimer le cassoulet… mais nous ne ferons jamais partie du « récit » français. Alors tour à tour, selon les besoins, nous sommes arabes, musulmans, émigrés, français… Moi ça va, j’ai pris l’habitude, je suis devenu un schizophrène cool.
Dans votre livre, vous expliquez que votre communauté d’origine vous rejette autant que les Français. On vous voit comme un traître : étudier, réussir, c’est adhérer au modèle des « Blancs ». C’est toujours le cas aujourd’hui ?
Oui, je reste un traître pour certains militants qui considèrent que la France est colonisatrice dans son approche alors que je la décris émancipatrice. La traîtrise s’est intellectualisée : avant j’étais un pédé, un Blanc, un harki. Aujourd’hui je fais allégeance à une République qui nie les communautés. On me reproche une absence de solidarité ethnique.
Que pensez-vous du mouvement des Indigènes de la République, du camp « décolonial » organisé cet été et interdit aux Blancs ?
Je pense qu’ils étouffent quelque chose qui est en eux : ils sont essentiellement français. Tout, leur verbe, leur façon de vivre, leurs référents culturels les renvoient à cela. En plus, ceux qui adhèrent à ces mouvements ont souvent fait de hautes études. Or pour moi la principale rupture n’est pas ethnique, elle existe entre une certaine élite, dont je fais aussi partie, et les exclus.
Au-delà, je pense que l’on ne peut pas aspirer à l’universel et se revendiquer comme un groupe ethnique. Et moi, ma conviction est universaliste, démocrate et républicaine. Je ne vois pas d’autre horizon pour émanciper le peuple.
Malgré cet horizon universaliste, vous mettez en scène la rupture entre les communautés dans votre ouvrage. Vous avez cet aphorisme en exergue du livre : « L’exception française, c’est d’être français et de devoir le devenir. »
Nous avons hérité de l’état d’esprit de nos parents. Les Français étaient les maîtres. Ils déployaient des talents de technologie, de science, de modernité… Les femmes kabyles disaient en regardant un enfant aux yeux bleus : « Il est beau comme un Français ! »
Pour plaire, il fallait avoir le cheveu raide, le teint pâle. À l’inverse, nous, nous étions renvoyés constamment à une misère financière et intellectuelle. Nous étions les enfants de blédards de la montagne, des bêtes de somme qui, soixante ans après être arrivés en France, ne savaient toujours pas écrire ou même parler français. Ils nous mettaient dans un état de honte.
Vous dites que vous ne pouviez vous identifier à des héros arabes.
Qui cela aurait-il pu être ? Kadhafi ? Hassan II ? Bourguiba ? Ils n’avaient pas la classe. Des héros noirs, oui. James Brown, il était « sexuel », il savait danser, il savait chanter.
Aujourd’hui encore il y a une peur de voir les femmes accéder au savoir,
Vous êtes l’un des rares de votre quartier à avoir « réussi ». Pourquoi ?
Grâce à ma mère, qui m’envoyait chez l’épicière, sa fille qui m’aidait dans mes devoirs, le proviseur… Elle m’obligeait à sortir du ghetto. Et surtout elle plaçait les études au-dessus de tout, même au-dessus du Prophète. C’est par l’éducation que j’ai acquis des valeurs de respect, d’équité.
Dans votre ouvrage, vous racontez comment vous découvrez Bija, une fille de votre bande, frappée jusqu’au sang par son père et son frère parce qu’ils l’avaient découverte lisant un livre.
C’est un épisode que j’ai vraiment vécu. Aujourd’hui encore il y a une peur de voir les femmes accéder au savoir, car cela ouvre des possibilités de rébellion. Les filles, même si elles se rebellent plus qu’avant, sont toujours sous le joug des garçons, élevés pour les dresser. Elles représentent un territoire sacré, symbolisent la fierté du clan, de la race, l’orgueil de la tribu.
Vous dites que ces filles restaient inaccessibles.
Les seules envisageables étaient les Françaises, mais nous n’avions pas les codes de séduction. Lorsque pour la première fois j’ai entendu un couple blanc se parler, j’ai halluciné ! Je me suis dit : « Il lui dit s’il te plaît, il lui donne des petits noms… » Chez nous c’était absolument impossible. Toute preuve d’intimité était taboue, la tendresse, un signe de faiblesse.
Vous avez 54 ans aujourd’hui et vous avez commencé à publier tard, après l’âge de 40 ans. Pourquoi ?
Je voulais faire comme les grands de la littérature. J’ai mis du temps à accepter ce que j’étais, un enfant de la rue, et ce que je suis devenu, un parvenu. Encore aujourd’hui, mon directeur littéraire se fout de moi, quand je lui envoie mes manuscrits il écrit dans la marge : « Ho, tu as voulu faire l’écrivain, là ? Sois-le ! »
Votre ouvrage se déroule en 1981. Mitterrand, élu président, terrorise les Algériens.
Parce que, comme je l’apprends cette année-là, il a été le ministre de l’Intérieur qui a fait décapiter les militants du FLN. Dans la cité, beaucoup envisageaient sérieusement de revenir au pays s’il était élu.
Au-delà, vous dites qu’il incarne un premier rendez-vous raté avec les jeunes issus de l’immigration.
Des dizaines de milliers de gamins des cités ont cru qu’ils avaient enfin leur place en France, et dans les arcanes du PS. Ils ne sont restés que des faire-valoir.
Oui, certains ont pu monter dans la hiérarchie du parti, mais à condition de gommer leurs origines. Aujourd’hui, c’est pareil, nous sommes un peu plus présents dans les médias, en politique, mais regardez Rachida Dati ou Najat Vallaud-Belkacem, elles n’évoquent jamais leur arabité.
N’êtes-vous pas en contradiction avec ce que vous disiez tout à l’heure ? Il faudrait finalement revendiquer son origine ethnique ?
Il faudrait pouvoir penser une certaine complexité : tendre à l’universel en gardant ses racines.
Cherfi donne toujours de la voix
Même si l’aventure de Zebda est temporairement suspendue, l’artiste prévoit de sortir un nouvel album solo, autoproduit, fin février, Catégorie reine. « J’y évoque beaucoup la condition féminine : les filles, les mères, les sœurs… Également le monde des pauvres, où l’on ne rêve pas de partager mais de croquer son voisin. Un faible tape toujours sur plus faible, pas sur celui qui l’opprime. Il tue son frère et défonce la C3 en bas de son immeuble. »
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