Santé : parlons bioéthique !
Essais cliniques, PMA, fin de vie, avortement… Autant de sujets délicats que l’Afrique doit prendre à bras-le-corps pour établir une politique ancrée dans la réalité et tenant compte de ses spécificités.
Au moment d’aborder son sujet, le docteur Pierre Effa, président du Congrès panafricain d’éthique et de bioéthique (Copab), commence par une anecdote. Il raconte le cas d’une femme africaine âgée, installée chez sa petite-fille en France depuis quelques années. La vieille dame est plongée dans le coma, et les médecins veulent arrêter tout traitement. Pour sa petite-fille, médecin et occidentalisée, donner son accord, c’est abréger les souffrances de la malade. Mais son vœu de retrouver ses ancêtres sera-t-il exaucé avec un tel départ ?
Un sujet peu traité en Afrique
Pour Pierre Effa, il est évident que l’Afrique n’a pas encore pris possession des questions de bioéthique. Ainsi, dans les sociétés africaines, où la naissance est un moment extraordinaire, parler de mère porteuse, d’interruption volontaire de grossesse ou de procréation médicalement assistée (PMA) peut être considéré comme une violence symbolique exercée contre les valeurs que les populations partagent et se transmettent de génération en génération.
Pour autant, la bioéthique ne concerne pas que les Occidentaux. Dès lors que se développe un système de santé, la bioéthique est présente. Les Africains ne peuvent faire l’économie d’un débat autour de cette question, que l’on retrouve dans bien des domaines.
Essais cliniques mieux controlés
Par exemple, les essais cliniques génèrent un grand business. Pierre Effa se souvient de la procédure appliquée quand il était étudiant en médecine : « On commençait les essais sur un grand singe, puis sur un Zaïrois, enfin sur un prisonnier américain. » Aujourd’hui, analyse le juriste et sociologue Fidèle-Pierre Nze-Nguema, « les essais cliniques obéissent à une procédure stricte, et nul ne peut y être soumis sans son consentement. Tous les médecins qui les entreprennent doivent passer par un comité d’éthique et se conformer à des protocoles de recherche. Dans les faits, malheureusement, certains sont tentés de passer outre ».
Des populations de pays pauvres ont pu être soumises à des essais médicamenteux à faible coût et sans contrôle, parfois même sans en avoir conscience. Dans certaines régions, des personnes participent à des protocoles de recherche en échange de soins de santé. Sauf que nul ne peut garantir que les personnes qui acceptent ces propositions, parfois analphabètes, ont véritablement les moyens de faire valoir un consentement éclairé.
« D’ailleurs, interroge Pierre Effa, que vaut un consentement donné en situation de vulnérabilité ? Peut-on vraiment le considérer comme tel ? » Ces pays auraient besoin de comités à la fois indépendants et compétents pour encadrer les pratiques.
Le tabou de l’infertilité et ses effets
La PMA est tout aussi peu encadrée. Pierre Effa dit ne connaître aucun pays subsaharien ayant légiféré, dans lequel un comité d’éthique a émis ne serait-ce qu’un avis. Selon Doris Bonnet, anthropologue, qui vient de publier avec Véronique Duchesne Procréation médicale et mondialisation (L’Harmattan), cette technique est pourtant de plus en plus utilisée sur le continent. Mais elle reste un problème intime, individuel. Le fait que la société hésite à porter sur la place publique le débat sur l’infertilité des couples rend ces derniers vulnérables.
C’est le serpent qui se mord la queue : on refuse de parler de son problème d’infertilité car ce serait la porte ouverte à toutes les humiliations ; le débat n’est pas posé parce qu’officiellement le problème n’existe pas. Il est pourtant urgent d’établir une réglementation contraignante pour les cliniques. Pas question, par exemple, d’autoriser la PMA de manière inconsidérée et illimitée, sur des femmes dont on sait pertinemment qu’elles ont très peu de chances de se retrouver enceintes.
Dilemme
Jusqu’ici, les règles d’éthique sont débattues dans les seuls comités d’éthique nationaux, entre experts. Les discussions ne sont pas répercutées au niveau de la société civile. Or Doris Bonnet estime qu’il y aurait de réelles avancées si la société civile se saisissait de ces questions. Encore faudrait-il qu’elle dispose de toutes les clés pour cela. L’implication des citoyens suppose une meilleure éducation et une meilleure information du public, qui sera ainsi mieux armé.
Pour Fidèle-Pierre Nze-Nguema, les sociétés traditionnelles africaines ne sont pas figées, mais les individus sont écartelés entre plusieurs logiques, notamment entre le devoir de suivre les préceptes des anciens et l’envie de prendre leurs décisions sans en référer à leurs parents. Ils sont donc tiraillés entre le désir de s’émanciper et celui de ne pas abandonner les leurs.
Pour dépasser ces contradictions apparentes, le sociologue appelle à un débat tenant compte des spécificités africaines. « Nos groupes de réflexion réunissent des experts de différents continents. Nous voulons nous garder de parodier tout ce qui se fait ailleurs. En revanche, nous présentons nos réalités et nos particularités. Il ne s’agit pas de sanctuariser nos pratiques, mais on ne peut construire une société idéale en ignorant les apports respectifs des communautés. Nous voulons construire une bioéthique qui passe par le réel. »
Repenser notre rapport au monde
Selon lui, les traditions n’entravent pas l’essor de la bioéthique en Afrique. Mais le continent veut adapter cette notion à son vécu, à sa culture. « Si notre modernité africaine nous met en porte-à-faux avec des aspects de la tradition, il nous faut en tirer les conclusions : ce n’est pas parce que nous sommes africains que nous n’avons pas le regard tourné vers l’avenir comme tous les autres, assure Fidèle-Pierre Nze-Nguema. Un compromis dynamique est nécessaire ; il consiste à sauver notre culture en tenant compte de ce que l’autre nous apporte. Nous devons questionner notre rapport au monde, à la tradition et aux autres sociétés. C’est le seul moyen de ne pas perdre le combat de la bioéthique. »
Les Africains doivent pouvoir définir et préciser ce qui fait sens pour eux. « Il s’agit de faire comprendre que nous ne sommes pas forcément identiques. Nous apportons la singularité de notre rapport au monde. Nos collègues doivent savoir ce que la bioéthique représente pour nous. Pas question de sacrifier nos valeurs pour épouser la même vision de la vie que les Occidentaux. La diversité permet de nous enrichir les uns les autres. »
Même si les choses avancent lentement, depuis 1996, des progrès ont été enregistrés du côté des spécialistes de la question. Le Copab a été mis en place en 2008 en application de la résolution sur la bioéthique et le développement de l’Afrique adoptée par la Conférence des chefs d’État et de gouvernement lors du 32e sommet de l’Organisation de l’unité africaine, en juillet 1996. Il fait le pari de faire émerger une perception africaine de la bioéthique, pour que le continent parle d’une seule voix.
Il a pour missions de mener des études pour comprendre, de proposer des pistes et d’ouvrir le débat. La démarche, coordonnée par l’Union africaine, pourrait aller jusqu’à indiquer les lois à mettre en place ou à fixer le cadre de discussion le plus approprié pour telle ou telle question, par exemple pour savoir comment accompagner celui qui est amené à prendre la décision de débrancher ou non un proche. Lors du sommet mondial des comités nationaux d’éthique et de bioéthique a également été inauguré un espace de discussions entre le continent et le reste du monde.
« Une vision élargie de la bioéthique »
Les experts africains ont une vision élargie de la bioéthique, qu’ils ne résument pas à une question médicale. Toutes les activités humaines doivent s’accompagner d’une démarche éthique. « Compte tenu de nos objectifs de développement, nous devons étendre cette notion à tous les domaines de l’activité humaine : justice, éducation, santé… Il s’agit chaque fois de construire un espace éthique. »
Selon ces spécialistes, centrer par exemple les questions de bioéthique sur le contrôle des essais cliniques fausse le jeu. Lors de la journée mondiale de bioéthique, le thème abordé était celui de la dignité de l’homme, qui concerne tous les domaines. Il s’agissait d’un programme d’éducation au respect des normes et des valeurs : celles de la vie, du développement, et celles qui structurent la personnalité. La bioéthique telle que la conçoivent les Africains mise sur la promotion de ces valeurs humaines fondamentales.
Dans ce domaine, le continent a maintenant un partenaire de poids, l’Unesco, dont les chaires bioéthiques (Egerton, Bouaké…) proposent différents axes de réflexion, par exemple « la bioéthique et les décisions judiciaires ». Parmi les propositions des chercheurs figure notamment un syllabaire pour éduquer les jeunes enfants à la bioéthique. Grâce à de telles initiatives, la société peut intéresser l’individu à la bioéthique, qui pourrait être enseignée à l’école, au même titre que la citoyenneté. Le Copab envisage de créer dans chaque pays de la sous-région des organismes de formation à la bioéthique afin que les Africains puissent se l’approprier. Il y a urgence.
Grand chantier, petits moyens
Les chaires de bioéthique, qui visent notamment à obtenir l’institutionnalisation de la démarche, se développent en Afrique depuis 2015. L’objectif est que chaque État de l’Union africaine ait des institutions adaptées pour légiférer et garantir la protection des populations. Un dossier d’une telle importance, et pour lequel les pays africains ont leur position propre, ne peut se contenter d’être financé par la coopération internationale et les ONG, mais a besoin de recevoir sa part d’argent public.
Les instituts de formation académiques doivent intégrer ces programmes, faire de la recherche et publier des documents afin de permettre à une démarche et à une vision africaines d’émerger. Très à la pointe dans ce combat, des organismes comme le Centre d’étude et de recherche en éthique et en bioéthique de Yaoundé (CERB) fonctionnent pour l’instant sur fonds propres, avec le concours de bénévoles, et ne reçoivent aucune subvention des États.
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