Tunisie : Gafsa, bassin miné

Face à un horizon bouché, les habitants du berceau de la révolution multiplient grèves et blocages pour contraindre la puissante compagnie des phosphates à embaucher. Problème : le modèle de développement régional fondé sur l’or blanc a sans doute fait son temps…

Tapis roulant acheminant le phosphate vers l’usine de lavage, à Metlaoui. © Hervé Lequeux/Hans Lucas

Tapis roulant acheminant le phosphate vers l’usine de lavage, à Metlaoui. © Hervé Lequeux/Hans Lucas

Publié le 10 novembre 2016 Lecture : 11 minutes.

C’est un paysage de cailloux. Un horizon de montagnes d’ocre et de sable. La poussière y fouette le visage, poussée par ce vent chaud qui s’engouffre sur la carrière. Seule la gigantesque pelle mécanique plongeant dans la roche vient troubler cette symphonie, mordant dans la pierre pour en extraire un amas trouble aussitôt déposé dans le grand camion tombereau.

« Il faut encore séparer le phosphate de la terre », prévient Souhail, son conducteur, en désignant le long tapis de caoutchouc qui serpente au milieu des collines arides pour rejoindre la ville toute proche. « Cela va jusqu’à l’usine de lavage à Metlaoui », explique-t‑il.

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Une ressource stratégique

Le grand tapis saigne en effet la ville, toise ses maisons, pour terminer sa course au pied d’une cathédrale d’acier et de rouille. Plus loin, du creux des sables, émerge une multitude de taches blanches. Autant de carrières d’extraction de cet « or blanc » qui composent le bassin minier de Gafsa, au cœur de la Tunisie. C’est ici, dans cette atmosphère de ruée vers l’or, que s’impose la zone d’influence de la puissante Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG). Aux côtés de Metlaoui et de Mdhila, qui assurent aujourd’hui l’essentiel de la production, Redeyef et Moularès sont les autres villes qui forment ce bassin de carrières, d’usines et de mines souterraines désormais obstruées.

Nécessaire à la fabrication des engrais chimiques dont dépend encore en grande partie l’agriculture mondiale, le phosphate revêt pour la Tunisie une importance stratégique de premier ordre. Youssef Chahed, fraîchement désigné à la tête du gouvernement, ne s’y est pas trompé.

Dans un discours prononcé en août dans le cadre du vote de confiance au gouvernement, il a désigné, parmi les principaux défis qu’il aurait à relever, aux côtés de la relance de la croissance et du tourisme, de la réforme de la fonction publique, l’augmentation de la production de phosphate. Selon Ali Houcheti, directeur de la communication de la CPG, celle-ci ne produit plus aujourd’hui que 4 millions de tonnes d’or blanc, contre 8 millions en 2010, à la veille de la révolution.

Bastion ouvrier, la région reste le fer de lance de l’UGTT, principale centrale syndicale du pays. © Hervé Lequeux/Hans Lucas

Bastion ouvrier, la région reste le fer de lance de l’UGTT, principale centrale syndicale du pays. © Hervé Lequeux/Hans Lucas

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Le souvenir d’une mobilisation violemment réprimée

Car si la Tunisie fait toujours partie des dix principaux producteurs mondiaux de phosphate, certes loin derrière les mastodontes que sont les États-Unis, la Chine, la Russie ou le Maroc, son bassin minier crie sa douleur. Pourtant, dans ses rues de sable et de poussière, Redeyef bat encore au rythme du bus de ramassage des ouvriers et de leur prise de poste. Ici, il semble même que tout individu soit immanquablement lié, de près ou de loin, à la CPG, qu’il en soit retraité, sous-traitant ou employé. C’est le cas de Mahmoud Raddadi, 47 ans.

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Corps frêle, visage émacié, il est l’un des 7 000 ouvriers travaillant sur la longue chaîne de production de l’or blanc. « Je suis peseur de phosphate à la laverie, confie-t‑il. Nous y recevons le minerai brut en provenance de la carrière avant qu’il soit lavé puis transféré vers les usines de transformation sur le littoral, à Gabès ou à Sfax. » Mahmoud fait surtout partie de ceux qui ont participé, en 2008, à une mobilisation sociale sans précédent au sein du bassin. Une mobilisation réprimée dans le sang par le pouvoir du président Ben Ali et dont beaucoup d’observateurs estiment qu’elle a été le prélude à la plateforme de revendications portée par la révolution de 2011.

Dans le bassin de Gafsa, le souvenir de cette période s’impose encore à tous. Il suffit d’emprunter le principal carrefour de Redeyef, à l’ombre des portraits des « martyrs », pour le constater. Cela relève autant d’une forme de fierté pour l’un des soulèvements les plus importants de l’histoire contemporaine du pays que d’une douleur sourde. Une mobilisation qui aura révélé au grand jour des pratiques douteuses érigées en règles dans le bassin.

« Les jeunes et les chômeurs ont refusé, en 2008, les résultats du concours d’entrée à la CPG, largement truqués au profit de quelques personnalités locales, explique Mahmoud. On nous appelait alors les bandits des zones minières. J’étais le photographe du mouvement. J’ai moi-même été arrêté et condamné à six ans de prison. Je n’en ai fait que dix-huit mois grâce au mouvement national de soutien des avocats. »

Une solution au chômage des jeunes

Traditionnellement, une partie des emplois à pourvoir à la CPG est attribuée en fonction d’un « quota sur critères sociaux », mais ces affectations obéissent en réalité à un savant équilibre entre les tribus du bassin. Selon Hedi Reddaoui, journaliste local et fin connaisseur des fonctionnements du bassin, « il y a toujours eu, de la part de la CPG, la recherche d’un équilibre entre les tribus. Les liens tribaux sont très forts ici, surtout en temps de crise. Cette part d’emplois représente 5 % du recrutement. Par exemple, pour ce qui concerne uniquement Redeyef, 3 ou 4 postes sont réservés à la tribu des Éjridya, 7 ou 8 aux Ouled Bouyahia et 12 ou 13 aux Ouled Abi ». Cet équilibre, certes précaire, n’a pas été respecté en 2008.

Sans emploi ni perspectives, la plupart des jeunes du bassin minier rêvent d’être recrutés parla CPG. © Hervé Lequeux/Hans Lucas

Sans emploi ni perspectives, la plupart des jeunes du bassin minier rêvent d’être recrutés parla CPG. © Hervé Lequeux/Hans Lucas

Mohamed Nasser Kouk a 66 ans. Il nous reçoit dans sa petite maison, à Redeyef. « Le fruit d’une vie de travail », dit-il d’emblée, assis dans le petit canapé de son salon.

« J’ai moi-même été syndicaliste à l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). C’est le syndicat qui gère le quota social. Et si je peux vous assurer que je n’ai jamais cherché à profiter de ma position pour recruter mes enfants ou gagner de l’argent, cela n’a pas été le cas de certains au sein du syndicat. Je ne voudrais pas pour autant que l’on pense qu’il s’agissait d’une révolte tribale. C’est ce qu’a essayé de faire croire le pouvoir de Ben Ali à l’époque. Cela les arrangeait, car c’était avant tout une révolte sociale. Et les conditions de cette révolte existent encore aujourd’hui », assure-t‑il, sous le regard de sa femme et de ses sept enfants.

Lesquels, comme de nombreux jeunes du bassin minier, sont au chômage et vivent sous le même toit que leurs parents. Dans une région au tissu industriel inexistant et aux perspectives par conséquent réduites, beaucoup de ces jeunes rêvent encore d’entrer à la CPG. Jihad, le fils aîné, a 28 ans. Marié et diplômé en maintenance industrielle, il n’y croit plus.

« Il attend la fin de mon crédit sur la maison, en 2018, pour que je lui permette de tenter sa chance à Tunis », explique son père. Sans emploi, comme 26 % de la population du gouvernorat – deux fois plus que la moyenne nationale –, Jihad s’est toutefois engagé, depuis « quelques mois », au sein de l’Union des diplômés chômeurs (UDC). Cette association, fondée en 2006 et présente dans tout le pays, participe activement aux blocages, lancés depuis janvier 2016, de 60 % des sites et usines du bassin, et revendique un accès à l’emploi dans la compagnie.

« Ajustement structurel »

Mais la CPG n’est plus le mastodonte omnipotent d’une mono-industrie triomphante. Elle a dû se séparer des vastes champs d’oliviers dont elle était propriétaire et se trouve désormais dans l’incapacité d’assurer seule l’offre de travail du bassin. Dès la fin des années 1980, alors qu’elle employait encore près de 17 000 personnes, la CPG a dû procéder à un « ajustement structurel en raison principalement d’une chute du prix des matières premières », explique Hechmi M’Nasri, président de l’association Étapes, qui s’attache, depuis 2011, à « étudier l’usage des investissements publics dans le gouvernorat ».

La CPG a beau s’enorgueillir d’offrir encore des salaires parmi « les meilleurs du pays, compris entre 700 et 800 dinars [le salaire minimum en Tunisie est de 320 dinars, environ 130 euros], et même certains avantages, allant du carnet de transport aux titres restaurant », comme s’en félicite Ali Houcheti, l’âge d’or de la compagnie est bien révolu.

Les infrastructures sont vétustes, et la plupart des ouvriers qui occupent des postes pourtant enviés font état d’une détérioration de leurs conditions de travail par rapport à celles de leurs aînés. La CPG n’a d’ailleurs plus les moyens d’octroyer certains avantages, « par exemple la gratuité de l’eau et de l’électricité, comme cela a longtemps été le cas », précise Hechmi M’Nasri.

Une génération laissée pour compte

Le rêve du phosphate s’effrite et laisse peu à peu la place à un sentiment étrange. Walid Mohamed a 26 ans. Il a terminé ses études d’anesthésiste en 2015, mais travaille depuis dans l’épicerie familiale. « Je n’avais pas d’autre solution. Professionnellement, les possibilités étaient limitées. Alors, pour m’occuper, je participe à la vie culturelle. » Il est même l’auteur d’une pièce de théâtre qui décrit la souffrance engendrée par le phosphate, « sa malédiction », tout en mettant en scène « une foule qui prie le dieu du Phosphate ».

« C’est toute l’ambivalence de cette région, explique Walid. Mes amis et moi sommes pessimistes. Il y a même un fort ressentiment contre la CPG, mais nous ne voulons pas non plus lui nuire. Je pense que ma génération est plus marginalisée que les précédentes. » Mais un sentiment commun anime les membres de toutes les générations, celui de voir l’une des principales richesses de la région quitter quotidiennement par train le bassin sans qu’ils en touchent les dividendes. Dans une grande maison encore en construction du bourg de Borj Elakerma, proche de Mdhila, se tient une réunion de famille.

Une quinzaine d’hommes représentant toutes les générations sont assis sur de larges tapis et discutent de la situation. D’un côté les anciens, retraités de la CPG, de l’autre leurs fils, majoritairement sans emploi, que leurs pères regardent, soucieux. Abdel Hakim Nasr, 35 ans, titulaire d’un diplôme de technicien supérieur en mécanique, préfère d’abord en plaisanter.

« Aujourd’hui, même à vendre, il n’y a pas d’emplois », lance-t‑il, avant de dénoncer « une société qui ne fait pas de place aux jeunes. Nous souhaitons en fait l’ouverture d’un dialogue national et surtout l’application de la loi, notamment les dispositions en faveur d’une discrimination positive. Le temps est venu d’arracher nos droits au développement régional. »

Dans un café de Mdhila, après la rupture du jeûne du ramadan, en juin. © Hervé Lequeux/Hans Lucas

Dans un café de Mdhila, après la rupture du jeûne du ramadan, en juin. © Hervé Lequeux/Hans Lucas

D’importants dangers pour l’environnement et la santé

Ce combat plus large décrit la réalité profonde du bassin. Celle d’une région oubliée du pouvoir, « ignorée » préfère même dire Hechmi M’Nasri, et caractérisée par « un ensemble de problèmes communs à de nombreuses régions du Grand Ouest tunisien ». S’il n’est pas rare, ici, de s’entendre rappeler les confrontations entre Gafsa la rebelle et le pouvoir central, les difficultés locales seraient surtout la conséquence des « politiques économiques exacerbant les disparités régionales », comme l’atteste un rapport de la Banque mondiale daté de 2014.

« En 1997, rappelle Hechmi M’Nasri, Ben Ali a décidé de rendre la Tunisie compétitive en misant sur le coût de notre main-d’œuvre, un réseau d’infrastructures et quelques pôles économiques afin d’attirer les entreprises européennes. Or ces pôles se trouvent principalement dans le Sahel, loin d’ici. »

Aujourd’hui, le bassin minier cumule les difficultés : taux de chômage le plus important du pays, dégradation de l’environnement et des conditions sanitaires, manque d’accès aux services publics et aux soins, d’autant que les rejets de phosphate polluent l’eau et la végétation. Le docteur Jalel Battikh est pneumologue. Il fait partie de la caravane médicale organisée par la direction des affaires sociales de la CPG et une clinique privée de Monastir à destination des salariés de la compagnie.

« Je constate des problèmes bien différents de ceux que j’ai l’habitude de traiter à Monastir. Ils sont principalement liés aux substances minérales. Il y a ici beaucoup de silicoses, correspondant à l’exposition aux poussières de silice pure, et de pneumoconioses du mineur de charbon, correspondant à l’inhalation de poussières mixtes. La population souffre également de problèmes dentaires en raison de la mauvaise qualité de l’eau, trop riche en fluor et en calcaire. »

Exode

La nuit tombe sur le bassin minier. Au « carrefour des martyrs », une dizaine de jeunes ont pris place. Leurs visages sont éclairés par leurs téléphones, sur lesquels défilent des profils Facebook, et par les lumières des petites motos qu’ils ont garées autour de la place. Ils ont 18 ou 19 ans, parfois un peu plus. À quoi rêvent-ils ? Quelles perspectives s’offrent à eux ? Brahim vante les possibilités que lui procurent ses trafics frontaliers d’essence depuis l’Algérie voisine.

Son ami Kabil en rit. « Cela ne paie pas », lui lance-t‑il. Pas plus que de travailler, comme il le fait parfois, dans les cafés du quartier. Tous sont au chômage et finissent par s’accorder sur « l’unique solution » : « Ici, c’est le pays du “dégoûtage”. Il n’y a qu’une solution. Partir. Nous irons à Zarzis [point de départ pour les traversées clandestines] pour rejoindre l’Europe. »

Les solutions alternatives ne manquent pourtant pas. Dans son petit bureau anonyme, dans le centre-ville de Gafsa, Gley Nasri, 62 ans, s’agite. Aujourd’hui retraité de la CPG, il a fait partie de la première génération d’ingénieurs tunisiens à avoir repris le flambeau après le « départ des ingénieurs français ». « Nos débuts ont été difficiles. La crème du phosphate avait été extraite. Nous avions dû revoir nos méthodes. Il faut faire de même aujourd’hui. »

Malgré son départ de la CPG, Gley Nasri a souhaité continuer à travailler pour faire profiter de ses compétences. Il mise désormais sur les nombreuses réserves encore inexploitées présentes dans la région. « Il nous faut diversifier nos activités. Nous avons beaucoup d’autres ressources encore inexploitées. La pierre de marbre, la bentonite, l’argile ou la culture oasienne. Il est nécessaire de les valoriser. Mais il faut que l’État laisse les initiatives se ­développer. »

Éternelle rebelle

Depuis la tentative de renversement de Habib Bourguiba en 1962 par Lazhar Chraïti, qui avait pris la tête d’un groupe de fellagas et d’opposants yousséfistes (nationalistes arabes), la région de Gafsa suscite la suspicion du pouvoir central. D’autant que, le 27 janvier 1980, sous le nom d’Armée de libération tunisienne, un commando, mené, entre autres, par Ezzeddine Chérif et Larbi Akremi, tous deux impliqués dans le complot de 1962, lance une tentative de sédition qui fera 41 morts, parmi lesquels de jeunes recrues militaires. Avec l’appui de Mouammar Kadhafi et des autorités algériennes, ils escomptaient, à la faveur d’un soulèvement général, renverser Bourguiba, en villégiature dans la région.

Mais la population ne les suivra pas. L’opération tourne court, et le directeur de la sûreté nationale, qui n’était autre que Zine el-Abidine Ben Ali, est limogé. Devenu chef de l’État en 1987, ce dernier ne fera rien pour améliorer le sort du gouvernorat. En janvier 2008, le soulèvement du bassin minier signera le début de sa fin. Un concours de recrutement de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), principal employeur de la région, entaché de fraudes déclenche plus de six mois d’une contestation violemment réprimée.

La corruption, le népotisme et le clientélisme du système éclatent au grand jour. Trois ans plus tard, le courage et l’obstination d’une population en révolte finissent par faire tache d’huile à travers tout le pays, précipitant la chute du régime Ben Ali. La révolution de 2011 n’a cependant pas résolu les problèmes de la région ni apaisé les tensions, et le blocage systématique de la production de phosphate par les habitants en signe de protestation fait perdre chaque année près de 2 milliards d’euros à la Tunisie.  (F. D.)

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