OIF : Michaëlle Jean, le petit grain de folie de la francophonie

Nommée il y a près de deux ans, la secrétaire générale de l’OIF s’apprête à organiser son premier sommet, fin novembre, à Madagascar. Ses méthodes tranchent avec celles de son prédécesseur, Abdou Diouf. Sont-elles efficaces ?

Michaëlle Jean dans ses bureaux à Paris, en décembre 2015. © Jacques Torregano pour JA

Michaëlle Jean dans ses bureaux à Paris, en décembre 2015. © Jacques Torregano pour JA

Christophe Boisbouvier

Publié le 3 novembre 2016 Lecture : 6 minutes.

« C’est une brave fille », dit l’un de ses détracteurs avec une bonne dose de machisme. « Une femme de combat », rétorque l’un de ses admirateurs, des étoiles dans les yeux… Depuis qu’elle a été nommée secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), fin 2014, Michaëlle Jean ne laisse personne indifférent. Des médisants, il n’en manque pas.

Il y a six mois, une source au siège de l’organisation, avenue Bosquet à Paris, a révélé à la presse que la Canadienne avait fait acheter par l’OIF un piano à queue d’une valeur de 14 000 euros afin d’agrémenter sa résidence privée.

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« La résidence se doit d’être équipée adéquatement, notamment d’un piano, pour mettre en valeur les talents de la francophonie lors de certaines réceptions », a-t‑elle répliqué. Après les douze ans de règne d’Abdou Diouf, Michaëlle Jean bouscule les habitudes et fait des mécontents. Du coup, elle s’expose. Maintenant, elle sait qu’elle n’a plus droit à l’erreur.

Initiatives

Mène-t‑elle « un train de vie de reine », comme le suggère la presse québécoise ? Non. Michaëlle Jean, c’est d’abord une boule d’énergie. Vive, pétillante, cette femme élégante travaille sans relâche et dégaine son sourire charmeur dans toutes les capitales francophones. Au sommet de Dakar, en novembre 2014, les chefs d’État et de gouvernement lui ont fixé sa feuille de route : bâtir une francophonie économique. En 2015, grâce à une contribution exceptionnelle du Canada, elle a lancé un premier programme de création d’emplois et de soutien à l’entrepreneuriat.

La touche Michaëlle Jean, c’est aussi la conquête de nouveaux terrains où la francophonie n’existait pas. En septembre 2015, quand le gouvernement de Kinshasa a voulu interdire la projection du film L’Homme qui répare les femmes – sur le combat du médecin congolais Denis Mukwege en faveur des victimes de viol –, son sang n’a fait qu’un tour. La secrétaire générale a vivement protesté et a fini, avec d’autres grandes voix, par obtenir la levée de la censure. « Elle est extrêmement sensible à la cause des femmes », témoigne le réalisateur belge Thierry Michel.

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La francophonie contre le terrorisme

Née à Haïti il y a cinquante-neuf ans, Michaëlle Jean est fière d’être la nièce du célèbre poète René Depestre. Et, soixante-dix ans après les grands diplomates haïtiens Dantès Louis Bellegarde et Émile Saint-Lôt, elle défend à son tour la place de la langue française aux Nations unies. « Avant moi, jamais le nom de l’OIF n’avait été prononcé au Conseil de sécurité de l’ONU », nous confie-t‑elle.

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Or en mai dernier, lors d’un débat au Conseil de sécurité sur la lutte contre les idéologies du terrorisme, l’un de ses adjoints, le Canadien d’origine camerounaise Georges Nakseu-Nguefang, a présenté avec brio la nouvelle initiative libresensemble.com, un site sur lequel tous les jeunes francophones peuvent poster une vidéo antiradicalisation. « Deux millions d’internautes ont déjà posté un message. Avec ce site, Michaëlle Jean marque des points », reconnaît aujourd’hui un pilier africain de l’OIF qui l’avait vue arriver avec méfiance.

Québécoise depuis l’âge de 11 ans, la secrétaire générale milite pour une francophonie de combat. « Les anglicismes, c’est une façon de se coloniser soi-même », peste-t‑elle souvent. « Arrêtons de faire un complexe par rapport à l’anglais, renchérit son directeur de cabinet, l’universitaire camerounais Jean-Louis Atangana Amougou. Le français est une langue utile. À preuve : les entrepreneurs du Nigeria la font apprendre à leurs enfants pour mieux exporter dans la sous-région. »

Des actions politiques discrètes

Michaëlle Jean défend-elle la francophonie politique avec autant d’énergie et de talent ? « La démocratie et les droits de l’homme, c’est dans mon ADN », nous dit la secrétaire générale, dont le père, directeur d’un collège de Port-au-Prince, a été arrêté et torturé par les tontons macoutes du régime Duvalier. Si elle a été choisie en novembre 2014, c’est parce que, un mois après la chute du régime de Blaise Compaoré, François Hollande ne voulait pas céder le poste de secrétaire général à l’écrivain-diplomate congolais Henri Lopes, le candidat de l’indéboulonnable Denis Sassou Nguesso.

Chez tous les partisans de l’alternance en Afrique, son arrivée à la tête de l’OIF a donc suscité un espoir. Mais, près de deux ans plus tard, elle peine à s’affirmer. Au lendemain de la présidentielle du 27 août au Gabon, l’Union européenne a constaté une « anomalie évidente » dans les résultats, mais l’OIF n’a rien dit de semblable. Et ce n’est qu’après le verdict définitif de la Cour constitutionnelle en faveur du sortant Ali Bongo Ondimba, le 24 septembre, que Michaëlle Jean a évoqué timidement des « irrégularités ».

En fait, comme son illustre prédécesseur, la secrétaire générale préfère l’action souterraine. « Comme Abdou Diouf, je suis une médiatrice de l’ombre », aime-t‑elle à dire. Ses proches mettent à son actif la présidentielle apaisée d’octobre 2015 en Guinée-Conakry et la présidentielle miraculeuse de février 2016 en Centrafrique. Mais n’a-t‑elle pas moins de contacts que son prédécesseur ?

« Non, nous répond-elle du tac au tac. Abdou Diouf a ses réseaux qui sont aussi les miens. Qui vous dit que je ne reçois pas des coups de fil à 4 heures du matin ? Il est normal que je parle à Macky Sall, à Idriss Déby, à Mahamadou Issoufou ou à Faure Gnassingbé. Quand j’appelle, on me répond et on ne me traite pas à la légère. » Nous insistons : « Mais pouvez-vous parler à ces chefs d’État d’égal à égal ? » « N’oubliez pas que j’ai été gouverneure générale du Canada. » Et son directeur de cabinet précise : « Quand elle échange avec Idriss Déby Itno en pleine élection tchadienne, elle peut lui rappeler qu’il préside aussi l’Union africaine [UA] et que cela lui donne des responsabilités. »

Une influence relative

A-t‑elle vraiment autant de poids ­qu’Abdou Diouf ? « Non, tranche notre cadre africain de l’OIF. Elle connaît bien Macky Sall, Ibrahim Boubacar Keïta et Paul Biya, parce qu’en 2014 ces trois présidents l’ont vraiment soutenue aux côtés de François Hollande, mais les autres, non. »

Un diplomate français ajoute : « Diouf, c’était une locomotive. Il pouvait appeler tous les chefs d’État et leur passer un savon. Au Gabon, après la présidentielle, Ali Bongo a réussi à faire annuler une mission de bons offices de l’UA à Libreville. Mais si Diouf avait participé à cette initiative, Ali n’aurait pas pu lui dire non. » Plus nuancé, le philosophe-diplomate gabonais Flavien Enongoué lâche : « En tant qu’ancien chef d’État, Abdou Diouf avait quelques leviers que Michaëlle Jean n’a pas encore. » Le nouvel administrateur de l’OIF, Adama Ouane, ex-ministre malien de l’Éducation, est à la fois discret et efficace.

Mais Filippe Savadogo, ancien ministre burkinabè de la Culture – et l’un des artisans de la victoire de la Canadienne en 2014 –, regrette que les autres membres de l’équipe manquent d’expérience africaine : « Du temps d’Abdou Diouf, son conseiller spécial, Ousmane Paye, connaissait aussi bien l’Afrique de la nuit que l’Afrique du jour. »

Reste la question qui fâche. Pourquoi l’OIF n’organise-t‑elle plus de missions d’observation électorale ? Officiellement, elle privilégie désormais la prévention, en envoyant quelques émissaires plusieurs mois avant les scrutins. En réalité, comme le concède un diplomate français, « c’est un choix par nécessité et non par vertu ». Depuis 2013, le budget de l’OIF est tombé de 85 à 75 millions d’euros par an.

Du coup, l’organisation n’a plus les moyens de financer l’envoi d’experts électoraux, et la Francophonie perd en influence. En 2018, nul doute que Michaëlle Jean sollicitera un second mandat. Mais avec quel bilan ? Son destin est d’abord entre les mains des grands États contributeurs.

Un sommet, trois défis

Le 16e sommet de la Francophonie, qui se tiendra les 26 et 27 novembre à Antananarivo, fera face à trois défis. D’abord, la sécurité. Le 26 juin, en pleine fête nationale, une grenade a explosé dans un stade de la capitale malgache. Bilan, 2 morts et 84 blessés. Les terroristes courent toujours. Ensuite, l’affluence. Parmi les 80 membres et observateurs de l’OIF, Michaëlle Jean espère faire venir entre 30 et 40 chefs d’État. Comme les liaisons aériennes entre l’Afrique de l’Ouest et Madagascar sont compliquées, ce n’est pas gagné. Enfin, la visibilité. Le thème officiel du sommet, « croissance partagée et développement responsable », n’est pas très digeste…

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