Côte d’Ivoire : pour Jean-Paul Mehansio, la réalité entre dans la danse

Installé depuis un an à Paris, ce danseur né en Côte d’Ivoire multiplie les chorégraphies et donne des cours inspirés des danses traditionnelles et urbaines de l’Afrique de l’Ouest.

Selon son épouse, le danseur « s’intéresse à tout »	: lecture, expos, cinéma, concerts& « Il est très curieux et se nourrit de tout ce qu’il voit. » © Manuel Braun

Selon son épouse, le danseur « s’intéresse à tout » : lecture, expos, cinéma, concerts& « Il est très curieux et se nourrit de tout ce qu’il voit. » © Manuel Braun

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 4 novembre 2016 Lecture : 4 minutes.

Le silence pèse comme si les âmes des migrants morts en mer s’étaient rassemblées au-dessus des 54 cercueils alignés par le plasticien Barthélémy Toguo pour son exposition « Déluge ». Soudain, dans l’ambiance d’outre-tombe de cette église montpelliéraine, un homme se met à danser. Il sort littéralement de terre pour tenir la dragée haute à la tragédie.

Jean-Paul Mehansio improvise, l’émotion sert de carburant à ses muscles, fluidifie ses articulations. « L’art contemporain me parle, confie le danseur et chorégraphe ivoirien. Quand j’entre dans un musée, les œuvres et les décors me donnent envie d’offrir une interprétation plus physique, moins intellectuelle. » Installé depuis peu dans la capitale française pour cause de grand amour, l’artiste déborde d’énergie. Cours de danse, spectacles, chorégraphies et projets à plus long terme laissent imaginer le bourreau de travail, au-delà de la cool attitude et des fringues tendance.

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La danse en héritage

Jean-Paul Mehansio est né le 11 décembre 1986 à Bangolo, dans la région du Guemon, à quelque 650 km au nord-ouest d’Abidjan. Sa mère est professeure d’éducation physique, le paternel, quelque part dans la nature. « Nous formons une famille de cinq enfants, et chacun a son père, explique l’artiste. Ce n’était pas une femme facile à dominer. Elle travaillait et avait son indépendance économique. »

Petit, Jean-Paul est confié tantôt à sa tante, tantôt à son frère, en fonction des postes que sa mère occupe. S’il se souvient avoir été un peu gêné parce qu’il ne parlait que la langue wè en arrivant dans la capitale économique, ses nombreux déménagements entre Abidjan, Bangolo, Napié, Ayamé et Korhogo ne semblent pas l’avoir traumatisé. « Je rencontrais de nouvelles personnes, je me faisais de nouveaux amis… Cela reste la Côte d’Ivoire, mais ce n’est pas la même façon de vivre partout. J’avais déjà le goût des cultures différentes. » L’éducation est catholique, protégeant de la sorcellerie sans pour autant écarter complètement la tradition.

L’élève Mehansio est sérieux et a hérité de sa mère la passion de la danse. « Elle était maître-nageur, elle faisait ses étirements en se levant, se souvient-il. Et puis elle dansait aussi, je la regardais, ça me remplissait de joie et je reproduisais ce que je voyais dans la rue, dès qu’il y avait de la musique. » Les amis ont un peu honte, mais ils changent d’avis quand la salve d’applaudissements clôt la performance.

Dans ma famille, la danse est un moment de joie, de gaieté, lors des fêtes comme lors des funérailles…

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« J’y trouvais une forme de reconnaissance. Les concours publicitaires me permettaient de gagner des produits que je rapportais à la maison, certains spectateurs me donnaient un peu d’argent, mais, ce qui m’intéressait, c’était la musique. Dans ma famille, la danse est un moment de joie, de gaieté, lors des fêtes comme lors des funérailles… » Sa mère exige seulement qu’il ne rentre pas trop tard.

Géochimie contre chorégraphie

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De là à en faire profession, il y a hésitation. Il aurait pu poursuivre dans la géochimie, suivant les conseils de cet oncle ministre des Mines et de l’Industrie, mais la chorégraphie l’emporte dès qu’il réussit le concours de l’École nationale de théâtre et de danse. Il s’enthousiasme pour tous les cours – mime, expression corporelle, théâtre – et commence à se renseigner sur la pratique professionnelle.

C’est ainsi qu’il découvre le travail de son compatriote Georges Momboye : « Je me suis dit « c’est un Guéré, il vient de chez nous… Pourquoi pas moi dans dix ans ? » » Avide d’apprendre, il va voir les grandes compagnies, observe les danseurs qui le font rêver et finit par entrer dans la troupe Focale. Mariages, meetings, festivals, il participe à de nombreux événements. « Je pensais danse tout le temps », se souvient celui qui finit chaque année major de sa promotion.

La guerre est là, pourtant. « L’école des arts n’était pas aussi perturbée que l’université… » À peine diplômé, Mehansio participe au spectacle chorégraphié par Momboye pour le cinquantenaire de l’indépendance. Trois mois plus tard, il sera son assistant pour le troisième Festival mondial des arts nègres (Fesman), avec 2 000 danseurs dans le stade Léopold-Sédar-Senghor, à Dakar. « Être entouré de grands artistes comme Baaba Maal, Angélique Kidjo, Manu Dibango, Youssou Ndour… Je me suis dit “P…, c’est ça que je veux ! » Même si cela signifie plus de dix heures de travail par jour…

Danser en Côte d’Ivoire ?

Au retour en Côte d’Ivoire, la guerre bloque tout. « Moi, j’étais très neutre, je n’allais jamais dans les meetings », dit-il, expliquant néanmoins que son frère, journaliste pro-FPI, devra prendre la route de l’exil. Mehansio dirige alors la compagnie Wopkémi, avec laquelle il remporte une compétition nationale, le concours Vacances Culture, mais dont il se sépare en raison d’un désaccord quant à la manière de réinvestir l’argent gagné. De toute manière, le monde s’ouvre à lui : Györ, en Hongrie, pour apprendre la danse moderne, Dakar et l’incontournable École des sables de Germaine Acogny, puis l’Égypte et la France pour la tournée de Souls, chorégraphié par Olivier Dubois…

Je souhaite mettre en scène des réalités sur lesquelles on ne peut pas se taire.

Dans le port d’Alexandrie, il rencontre Véronique Rieffel, qui en dirige alors l’Institut français. « Je n’ai aucun doute, je la demande en mariage, dit-il. La force de l’amour ! » Marié en 2014, il rentre avec elle en France en 2015… et multiplie les projets. Rien qu’au mois de novembre 2016, il jouera en Europe son solo Gnéan (Miroir) et le spectacle Debout-Se relever, mais aussi Clameur des arènes, avec Salia Sanou – tout en donnant des cours d’afropeps, mélange de gymnastique et de danse…

Bien entendu, il caresse l’idée de développer un centre artistique pluridisciplinaire en Côte d’Ivoire. « Avec Ouattara, l’économie est repartie, mais la question de l’ouverture démocratique se pose tout de même, analyse-t-il. La politique m’intéresse sur le plan artistique. Je souhaite mettre en scène des réalités sur lesquelles on ne peut pas se taire. » La compagnie Mehansio vient tout juste de naître, elle fera parler d’elle.

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