Agroalimentaire : Brookside renonce à la conquête de l’Ouest

Faible développement de l’élevage, difficultés dans la collecte, manque de protection contre le lait importé… Après avoir annoncé son implantation sur les marchés ouest-africains, le géant kényan fait marche arrière.

Au Kenya, 
le groupe représente 45 % des ventes de bouteilles de lait pasteurisé, de lait UHT, de beurre, de crème et de yaourts. © Simon Maina/AFP

Au Kenya, le groupe représente 45 % des ventes de bouteilles de lait pasteurisé, de lait UHT, de beurre, de crème et de yaourts. © Simon Maina/AFP

Publié le 16 novembre 2016 Lecture : 5 minutes.

Muhoho Kenyatta, frère cadet du président kényan, a-t‑il parlé trop vite ? Lorsque, début janvier, le président nigérian, Muhammadu Buhari, lui a rendu visite dans son fief de Ruiru, près de Nairobi, le directeur général de Brookside Dairy s’est empressé d’annoncer l’implantation de son entreprise en Afrique de l’Ouest.

Une ambition légitime pour ce groupe fondé en 1993 par la puissante famille Kenyatta et devenu, avec environ 20 milliards de shillings (175 millions d’euros) de chiffre d’affaires l’an dernier, le leader des produits laitiers en Afrique de l’Est. Le marché ouest-africain, à commencer par celui, immense, du Nigeria, avec ses quelque 180 millions d’habitants, apparaît naturellement comme une cible au potentiel considérable. De plus, Brookside compte depuis 2014 à son capital, aux côtés de l’investisseur émirati Abraaj (10 %) et de la famille Kenyatta (50 %), le groupe français Danone (40 %), géant mondial déjà présent dans la sous-région avec Fan Milk et la Laiterie du Berger.

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Retour en arrière

Mais, dix mois après cette annonce, l’enthousiasme de Muhoho Kenyatta est retombé. « Ce n’est plus d’actualité dans l’immédiat. Nous irons d’abord dans d’autres régions », nous répond cet homme affable, en costume bleu et petites lunettes, en marge d’un événement organisé avec des coopératives laitières de la région du mont Elgon, près de la frontière ougandaise.

Très secret, ne communiquant ni sur ses performances financières ni sur ses objectifs, le groupe reste évasif sur les raisons de ce renoncement. Mais les missions de prospection dans le golfe de Guinée, qu’il admet avoir notamment menées au Ghana, l’ont visiblement refroidi.

Une tradition de consommation et une réglementation peu favorables pour Brookside

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Et pour cause : ses équipes y ont trouvé un environnement complètement différent de celui qui a favorisé son succès au Kenya et en Afrique de l’Est. L’élevage est en effet une tradition forte dans cette région, où le lait, très abondant, est un incontournable du régime alimentaire. De plus, les coopératives sont bien développées, offrant à Brookside et à ses concurrents un réseau très dense pour collecter cette fragile matière première.

Brookside s’enorgueillit d’ailleurs d’avoir su fidéliser 200 000 éleveurs, en s’imposant une discipline dans le paiement des factures, contrairement à certains de ses rivaux.

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En Afrique de l’Ouest, le paysage est tout autre. La consommation de lait, tout d’abord, est traditionnellement moins systématique dans les foyers, et l’élevage, même s’il existe dans certaines communautés, y est beaucoup moins développé. Le rendement des vaches y est plus faible, et certaines maladies du bétail sont difficiles à maîtriser.

Rares sont ainsi les entreprises qui vendent aujourd’hui des produits fabriqués à partir de lait de collecte, à l’exception de la Laiterie du Berger au Sénégal, de Tiviski en Mauritanie ou encore de Nouvelle Normandia en Côte d’Ivoire. À l’inverse, l’essentiel des produits laitiers consommés est fabriqué à partir de poudre de lait importée d’Europe ou de Nouvelle-Zélande. Un produit quasi exempt de droits de douane au sein de la zone UEMOA, avec un taux de 5 %.

Cette réglementation a pu faire bondir Brookside : au sein de la Communauté d’Afrique de l’Est, les barrières douanières sur l’ensemble des produits laitiers atteignent… 60 %.

De nombreux projets en Afrique de l’Est néanmoins

Qu’à cela ne tienne ! Brookside a encore beaucoup à faire à l’Est. À commencer par le Kenya, même si ses bouteilles de lait pasteurisé, de lait UHT, ses beurres, crèmes et autres yaourts dominent déjà à eux seuls 45 % des ventes de ce type de produits.

« Non seulement la catégorie laitière continue de progresser mais il y a aussi un besoin de structuration de l’offre pour passer du lait frais aux produits transformés comme les yaourts, et c’est là que Danone peut apporter son expertise », esquisse Pierre-André Terisse, directeur Afrique de Danone, soulignant que c’est précisément sur ce segment que le numéro un mondial peut apporter son expertise.

De fait, dans les supermarchés de Nairobi, les bouteilles siglées Brookside dominent largement le rayon du lait frais, mais le logo bleu-vert-blanc du groupe se fait par exemple plus discret dans le secteur des yaourts face à d’autres marques locales comme Fresha, Bio Food ou Eldoville. Autant de petits concurrents que le leader pourrait souhaiter avaler.

Plus largement, le marché commun est-africain reste encore très prometteur. L’Ouganda, où Brookside a racheté une importante laiterie en 2015, le Rwanda, où il vient d’acquérir 51 % du leader local des produits laitiers, Inyange, ou encore la Tanzanie, où il exporte, ne représentent pas plus de 20 % de son chiffre d’affaires.

Au-delà, l’Éthiopie est « en tête des priorités immédiates », selon Muhoho Kenyatta, qui cite également l’est de la RD Congo, où l’on parle aussi swahili. Mais le groupe, resté très entrepreneurial, jure qu’il n’a pas établi de plan de bataille précis. « Il nous est difficile de donner un calendrier : parfois vous travaillez dur sur un projet qui n’aboutit pas, et, d’autres fois, une occasion se présente d’elle-même au moment le plus inattendu », élude John Gethi, le responsable de l’approvisionnement du groupe.

Une usine de production de lait en poudre pour accroître ses profits

Mais si Brookside ne semble pas pressé d’ouvrir de nouvelles usines, c’est aussi parce qu’une perspective de croissance plus évidente s’offre à lui. Le groupe a inauguré en 2015, dans son fief de Ruiru, une usine capable de transformer quotidiennement 2 millions de litres de lait en poudre. Initialement destinée à se prémunir du risque de déficit pendant la saison sèche, cette activité ouvre des débouchés à l’export.

Brookside, futur champion africain de la poudre de lait ? Pierre-André Terisse semble aller dans ce sens : « Notre puissance de collecte doit, demain, nous permettre de contribuer à fournir le continent, à aller, petit à petit, vers une plus grande autonomie de ses besoins », projette-t‑il. La conjoncture économique est particulièrement favorable à cette stratégie. Depuis février, le prix de la poudre de lait a bondi de 50 %, atteignant aujourd’hui près de 2 800 dollars (2 545 euros) par tonne. De quoi rendre celle de Brookside beaucoup plus compétitive, notamment en Afrique de l’Ouest.

Les Kenyatta, une saga politique et économique

Dirigé par Muhoho Kenyatta (photo), le groupe Brookside est la marque vedette de l’empire familial. Mais ce n’est pas la seule entreprise entre les mains de cette dynastie politique – Jomo Kenyatta, le père, fut le premier président du Kenya. Propriétaire de milliers d’hectares de terres, la famille possède également la chaîne hôtelière Heritage, le groupe de presse Mediamax (K24 TV, Kameme Radio, etc.), sans oublier la Commercial Bank of Africa, l’une des principales banques de détail du pays. Des entreprises de poids qui ont un impact sur l’image d’Uhuru Kenyatta mais aussi sur son portefeuille. « Le fait que la famille soit descendue à 50 % dans Brookside témoigne d’une volonté de moins s’exposer, voire de chercher à disparaître du classement des plus grandes fortunes kényanes », interprète un spécialiste de l’économie locale. Une précaution opportune à l’approche de l’élection présidentielle de 2017.

New KCC, un ex-leader en difficulté

Sérieusement bousculée par la concurrence, dont celle de Brookside, la société publique New Kenya Co-operative Creameries (New KCC), fondée en 1925 et autrefois leader local, a vu ses parts de marché tomber à 15 % en 2015. Plombée par une mauvaise gestion, notamment des retards de paiement, qui exaspèrent les éleveurs, elle peine même à faire face à des rivaux modestes comme la coopérative Githunguri et sa marque à succès Fresha (environ 15 % de part de marché). Résultat, le gouvernement envisage de privatiser New KCC.

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