Tiémoko Meyliet Koné, gouverneur de la BCEAO : « Le franc CFA est géré par les Africains »
Face au concert des critiques, le gouverneur de la BCEAO défend la monnaie de la Cemac et de l’UEMOA. Qui, selon lui, permet à l’Union de traverser les crises et contribue à ses bonnes performances économiques. Il faut simplement déconstruire les préjugés qui l’entourent.
Tiémoko Meyliet Koné sort du silence. Alors que le débat sur le franc CFA fait rage, le gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a accepté de répondre aux questions de Jeune Afrique. Davantage, dit-il, pour expliquer les vertus de la politique monétaire en vigueur dans l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) que pour répondre à ses détracteurs.
Pour cet Ivoirien de 67 ans, pur produit de la Banque centrale qu’il dirige depuis mai 2011, les critiques contre le franc CFA, la monnaie utilisée par ses huit pays membres, relèvent de la méconnaissance des textes qui régissent cette communauté économique et monétaire, et surtout de celle du rôle de la France et du Trésor français dans le système monétaire en vigueur dans cet espace.
« En tant que banquier central, il ne m’appartient pas de discuter des questions politiques. Je n’aurai donc pas de réponse particulière à ceux qui évoquent des préoccupations de souveraineté », prévient-il, précisant toutefois que les Africains ne devraient plus voir les partenariats entre leurs pays et l’Hexagone sous l’angle de la colonisation. Tiémoko Meyliet Koné dit vouloir rester uniquement sur le terrain monétaire et économique.
Bien évidemment, en la matière, il n’omet pas de mettre en avant les performances économiques actuelles de l’UEMOA, qui, contrairement à celles de la zone jumelle d’Afrique centrale, la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), sont plutôt bonnes. L’Union voit son PIB augmenter de 7 % en 2016, ce qui représente la plus forte progression de toute l’Afrique, après avoir enregistré entre 2012 et 2015 un taux de croissance de 6,5 % en moyenne.
Le gouverneur de la BCEAO rappelle que c’est avec cette même monnaie, aujourd’hui décriée, que les économies de la zone réalisent ces performances. « Mon objectif, c’est d’apporter une contribution significative aux politiques ambitieuses engagées par les États pour accélérer la croissance et atteindre leurs objectifs d’émergence économique », explique-t-il. Interview.
Jeune Afrique : Les critiques contre le franc CFA se sont multipliées ces derniers mois. Après le président tchadien Idriss Déby Itno en 2015, le Bissau-Guinéen Carlos Lopes, secrétaire exécutif démissionnaire de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies, s’en est pris à cette monnaie fin septembre. Le moment n’est-il pas venu de faire évoluer le dispositif monétaire en cours dans les zones UEMOA et Cemac ?
Tiémoko Meyliet Koné : Les critiques contre le franc CFA ne sont pas du tout nouvelles. Elles sont aussi vieilles que la monnaie elle-même et portent indifféremment sur plusieurs aspects (souveraineté, régime de change, garantie de la convertibilité, politique monétaire, etc.). Depuis les années 1970, les déclarations ont conservé le même fond et la même forme. Aujourd’hui, ce qui est dommage, c’est qu’elles peuvent alarmer inutilement l’opinion.
Pourtant, si vous suivez un peu la vie économique d’une zone comme l’UEMOA, celle que je connais le mieux, vous constaterez que des évolutions importantes sont survenues dans chacun de ses pays membres, qui ont tous renoué avec la croissance après des efforts importants pour assainir leur cadre macroéconomique. Son taux de croissance est actuellement le plus fort en Afrique. Le franc CFA, qu’elle utilise, reste une monnaie stable et prisée dans la sous-région, et emporte l’adhésion des populations et des opérateurs économiques.
Il ne faut donc rien changer ?
Des critiques, rarement appuyées par des études scientifiques crédibles, ne sont pas une raison suffisante pour faire évoluer le dispositif monétaire actuel. Des réformes importantes ont régulièrement été réalisées dans la zone UEMOA afin de moderniser et d’adapter les instruments et la gestion de la politique monétaire aux besoins de nos économies en pleine mutation.
Si évolution il devait y avoir, celle-ci serait commandée par les besoins des économies dans leur quête de transformation structurelle et d’émergence. Et les réformes seraient déterminées par des études d’impact. Rien n’est jamais fait au hasard. Il ne faut pas oublier que l’UEMOA, ce n’est pas un pays et une monnaie, mais huit pays de niveaux économiques différents qui partagent une même devise.
Vous n’êtes finalement pas complètement fermé à l’idée de faire évoluer le système…
La question ne se pose pas en ces termes. J’insiste, l’évolution des économies commande ce qu’il faut faire. Surtout, dans le cas de la zone UEMOA, il faut bien comprendre l’objectif principal visé par les fondateurs de ce dispositif : créer une zone de solidarité en mettant en place un pool commun de devises permettant à chacun des pays membres d’effectuer ses opérations sans tenir compte de son apport éventuel – ce qui est rare aujourd’hui, dans un monde de plus en plus égoïste.
Les fondateurs de la zone ont jugé nécessaire d’avoir une monnaie stable et convertible indispensable à une croissance durable, d’où les accords de coopération monétaire signés avec la France. Cette architecture a permis aux économies de l’Union de traverser sans dommages irrémédiables toutes les crises sociopolitiques et économiques.
Peut-on dire que vous gérez effectivement le franc CFA, quand on sait qu’en contrepartie de la garantie qu’il apporte à sa convertibilité le Trésor français garde une forme de contrôle sur la monnaie ?
Le franc CFA est une monnaie africaine, gérée par des Africains. Il faut arrêter de voir les relations entre la France et les pays de l’UEMOA comme celles d’un colonisateur avec ses colonisés. Les Africains ne devraient plus nourrir ce genre de complexe. De même, il ne faut pas confondre la gestion de la monnaie et celle des accords de coopération entre notre zone et l’Hexagone.
La France assure la convertibilité illimitée du franc CFA. En contrepartie, une partie [50 %] des réserves de change des banques centrales de la zone franc est déposée sur un compte auprès du Trésor français. Il est évident que la France cherchera à s’assurer que les mécanismes mis en place dans ce cadre sont respectés. Dans le même temps, les Africains doivent gérer leur monnaie de manière qu’elle permette à leurs économies de prospérer.
Nous sommes, et cela est clair pour tout le monde, dans une relation de partenariat, où chacun veille à défendre ses intérêts tout en honorant ses engagements. Nous ne demandons ni l’avis ni l’onction de la France quand nous décidons de mener des réformes. Et, lorsque nous estimons qu’il faut revoir les termes de la coopération, nous en discutons avec nos partenaires.
Par exemple, aujourd’hui, alors que le yuan fait son entrée dans le panier de devises constituant le DTS [droit de tirage spécial, actif de réserve international du FMI pour compléter les réserves de change de ses pays membres], nous sommes en discussion avec la partie française pour en estimer les répercussions sur la gestion du compte d’opérations. Les accords qui nous lient à la France sont très évolutifs, contrairement à ce que prétendent certains détracteurs.
Vous affirmez mener vos réformes en toute indépendance et en toute autonomie. Pouvez-vous nous donner un exemple ?
La suppression des concours monétaires directs aux États est par exemple une décision du Conseil des ministres de l’UEMOA. La BCEAO a arrêté cette pratique et créé un marché de la dette publique. Et, pour dynamiser ce dernier, nous avons mis en place à partir de 2012 l’Agence Umoa-Titres, dont le but est d’aider les États à mobiliser des ressources sur le marché financier régional.
C’est dans ce même cadre que nous avons créé un fonds de stabilité financière ayant pour mission d’intervenir en lieu et place d’un État lorsque celui-ci connaît momentanément des difficultés et ne peut honorer ses engagements. Aujourd’hui, ce marché de la dette est très actif, et les ressources que les États en tirent sont trois à quatre fois supérieures à ce que la BCEAO aurait pu leur donner sous forme d’avances.
C’est là une décision concernant la gestion de notre monnaie, de notre espace. Que je sache, la France n’a pas été à l’origine de cette initiative et n’en a pas non plus le contrôle. Et le modèle a fait l’objet de plusieurs communications lors des réunions de la zone franc pour éventuellement servir d’exemple. Mais, bien évidemment, quand on ne connaît pas ce mécanisme, on a vite fait de déplorer que les banques centrales aient supprimé leurs appuis aux États au moment où ceux-ci ont besoin de ressources pour financer leur émergence.
Mais, sur les marchés financiers, les capitaux coûtent plus cher…
Le coût du capital est une question d’appréciation du risque par les acteurs du marché. Et justement, pour obtenir des coûts plus bas, les États doivent être plus résilients et donc avoir des politiques économiques et financières plus vertueuses.
Nos accords avec la France servent à garantir la convertibilité illimitée du franc CFA
L’argent déposé sur un compte d’opérations auprès du Trésor français, à Paris, ne pourrait-il pas plutôt être mis à disposition des économies africaines ?
D’abord, il faut savoir que les réserves de changes sont obligatoirement conservées à l’extérieur des pays afin de permettre le financement de leurs transactions extérieures par la banque centrale. Ensuite, ces devises représentent de l’argent dont la contrepartie en monnaie nationale a déjà été mise à la disposition des économies par la BCEAO.
Enfin, ce serait un non-sens économique que de réinjecter une seconde fois la contrepartie de ces fonds dans l’économie. Nos accords avec la France servent à garantir la convertibilité illimitée du franc CFA, en échange du dépôt d’une partie de nos réserves sur le compte d’opérations logé à Paris.
Pourquoi, contrairement à ce que prévoient les accords monétaires qui lient les pays de la zone franc au Trésor français, les banques centrales y déposent-elles plus que 50 % de leurs réserves de change ?
Cette pratique n’est pas celle en vigueur à la BCEAO. Depuis la signature en 2005 de l’avenant qui fixe la part des réserves de change à déposer en compte d’opérations à 50 %, elle s’est conformée à cette disposition. Il peut y avoir des écarts, mais ceux-ci sont très faibles et uniquement dus à des ajustements de trésorerie inhérents aux opérations quotidiennes. Ces éléments sont vérifiables dans les comptes de la BCEAO publiés dans les rapports annuels.
Vous dites que l’évolution des économies commande la politique monétaire à adopter. Alors que la Chine s’impose de plus en plus comme l’un des principaux partenaires commerciaux des pays de l’UEMOA, n’est-il pas temps d’apporter une certaine dose de flexibilité à la politique de change du CFA, tout en arrimant la monnaie à un panier de devises ?
Selon les statistiques officielles sur le commerce extérieur des pays de notre zone, la structure géographique des échanges extérieurs de l’Union est encore dominée par l’Europe avec une part de 44 % des échanges en 2015 contre 9 % pour la Chine, 5 % chacun pour les États-Unis et l’Inde et moins de 2 % pour le Japon.
Au regard de ce chiffre, on ne peut pas dire qu’un changement s’impose. Par ailleurs, le choix d’un régime de change fixe ou flexible ne doit pas être commandé seulement par les considérations liées aux échanges commerciaux. Il faut aussi prendre en compte les caractéristiques des économies concernées, leurs principaux secteurs d’activité et la capacité de ces derniers à soutenir un régime de change ou un autre. Il faut aussi rappeler que les États de la zone franc ne sont pas les seuls du monde à avoir des régimes de change fixe.
Selon le rapport annuel du FMI sur les régimes et les restrictions de change, publié en octobre 2015, 69 pays l’ont aussi adopté, tandis que 65 États ont opté pour un régime de change flexible. Chaque pays choisit le modèle qui lui convient le mieux en fonction de ses contraintes.
Plusieurs autres éléments de votre politique monétaire sont critiqués. Par exemple, l’objectif d’une inflation à 2 %, jugé trop restrictif pour des économies en développement et pénalisant pour le développement du crédit…
Les études réalisées dans notre zone et dans beaucoup de régions du monde ont prouvé que plus l’inflation est élevée, plus les crédits sont chers et plus les projets à rentabilité faible sont pénalisés. Le consensus est que le maintien d’un taux d’inflation faible et stable contribue à créer un environnement macroéconomique favorable à l’investissement et à la croissance.
Il permet d’attirer plus facilement les capitaux extérieurs et préserve la compétitivité ainsi que le pouvoir d’achat des populations. Les agents économiques sont donc incités à investir et à consommer davantage. Par conséquent, la demande de crédit se développe.
En quoi l’assouplissement de cet objectif – certains suggèrent de le porter à 8 % – serait-il néfaste pour les économies de la zone ?
Pour répondre à cette question, il aurait fallu disposer des études d’impact de ceux qui proposent un seuil d’inflation à 8 %. Les travaux que nous avons menés nous montrent que, jusqu’à 3 %, le taux d’inflation n’a pas d’impact négatif sur la croissance économique. C’est la raison pour laquelle le Comité de politique monétaire de la BCEAO a fixé une cible d’inflation de 2 % avec une marge de plus ou moins 1 %.
Rappelez-vous qu’en 2008, du fait du renchérissement des produits alimentaires au plan mondial et du déficit de productions vivrières, notre zone a connu un taux d’inflation de 7 %. Cela s’est traduit presque spontanément dans la plupart des pays par des manifestations et des revendications sociales contre la vie chère. Cette situation a amené les autorités de l’Union à mettre en place un programme régional spécial d’amélioration de la production vivrière.
L’histoire des faits économiques nous enseigne également qu’il est illusoire de penser que l’on peut laisser l’inflation se développer et l’arrêter lorsqu’elle aura atteint un seuil jugé approprié. L’inflation est un processus cumulatif. Et n’oublions jamais que c’est un impôt qui frappe surtout les plus pauvres.
La BCEAO et la BEAC ont annoncé, il y a quelque temps, le retour à l’interchangeabilité des deux francs CFA. Où en est ce projet ?
Les deux banques centrales continuent de travailler en vue de restaurer l’interchangeabilité des billets de banque et de connecter les systèmes de paiement des deux zones. Des progrès significatifs ont déjà été enregistrés. Les discussions techniques sont achevées. Un projet de protocole d’accord global a été élaboré, et l’adoption de ce protocole est en cours au niveau de la Cemac.
Chacun son tour… ou pas
Mi-2013, le sujet était subitement revenu dans l’actualité. Le mandat de Tiémoko Meyliet Koné approchant de son terme, certains États de la sous-région, comme le Burkina Faso, avait émis le souhait que le principe de rotation au poste de gouverneur de la BCEAO entre les États membres, inscrit dans les textes, soit enfin appliqué.
Mais, en août 2014, la conférence des chefs d’État de la zone a reconduit l’Ivoirien pour un nouveau mandat de six ans. Et, depuis, le sujet est tombé aux oubliettes.
Pendant ce temps dans la Cemac, au sein de la Beac, ce principe est désormais une réalité. Après le Gabon et la Guinée équatoriale, c’est au tour du Tchad de prendre les commandes de la Banque centrale. Abbas Mahamat Tolli devrait ainsi succéder à Lucas Abaga Nchama en janvier 2017
Une contestation qui enfle
Les critiques contre le franc CFA ne sont certes pas nouvelles, mais elles ont pris de l’ampleur depuis les déclarations, en août 2015, du président tchadien. Idriss Déby Itno soutenait alors que, parmi les clauses de l’accord monétaire qui lie la France aux pays de la zone franc (quatorze États africains et les Comores), certaines sont « dépassées » et devraient être revues « dans l’intérêt de l’Afrique ».
Depuis, la contestation n’a cessé de monter, portée par de nombreux économistes africains, dont Kako Nubukpo, coauteur de Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ?, paru début octobre. Et plus récemment par Carlos Lopes, le désormais ex-secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies. D’après eux, le franc CFA est une monnaie trop forte pour des pays en développement, elle favorise l’importation au détriment de la production et de la transformation locale.
De même, ils préconisent une gestion plus dynamique des réserves de change et la mise en œuvre d’une politique monétaire plus favorable à l’industrialisation (par exemple un régime de change flexible et un arrimage à un panier de devises). Des arguments accueillis avec un certain enthousiasme par l’opinion alors que la chute des cours des matières premières a plombé de nombreuses économies africaines, dont celles de la Cemac, qui ne réaliseront pas plus de 2 % de croissance cette année.
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