Algérie : Amar Saadani, histoire d’une disgrâce

Nommé en 2013 pour mettre la formidable machine électorale du parti au service du candidat Abdelaziz Bouteflika, le secrétaire général du FLN a été poussé sans ménagement vers la sortie. Heurs et malheurs d’un cacique au verbe trop haut.

Amar Saadani arrivant à l’hôtel El-Aurassi pour assister à une réunion du comité central du parti& et annoncer sa démission,le 22 octobre, à Alger. © samir sid

Amar Saadani arrivant à l’hôtel El-Aurassi pour assister à une réunion du comité central du parti& et annoncer sa démission,le 22 octobre, à Alger. © samir sid

FARID-ALILAT_2024

Publié le 14 novembre 2016 Lecture : 9 minutes.

Quand Amar Saadani reçoit, dans la soirée du 21 octobre, un émissaire de la présidence de la République, il est loin de se douter que son sort est scellé. Bien sûr, le secrétaire général du FLN sait que son étoile a pâli au palais d’El-Mouradia en raison de ses déclarations intempestives contre de hauts responsables civils et militaires, et que ses détracteurs ne rateraient aucune occasion pour obtenir sa destitution.

De même n’est-il pas sans ignorer que ses longs séjours à l’étranger, notamment en France, où il possède un appartement parisien dans le quartier chic de Neuilly (région parisienne), font l’objet d’une attention particulière des services algériens.

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Départ forcé

Mais l’homme a le cuir tanné. Depuis son élection controversée à la tête du FLN le 29 août 2013, il a survécu à bien des tempêtes, alors qu’on l’a dit plus d’une fois fini. Mais ce soir-là l’émissaire de la présidence n’est pas venu négocier mais lui annoncer une décision irrévocable. « Vous présenterez demain votre démission, lui dit-il en substance. Votre successeur sera Djamel Ould Abbès. » Sous le choc, Saadani tente d’obtenir un sursis, jusqu’aux législatives d’avril 2017. Refus catégorique. « Ce sont les ordres du président », réplique l’émissaire. Ce dernier laisse le soin à son interlocuteur de décider de quelle manière il annoncera son départ. Une dernière faveur pour éviter l’humiliation d’un limogeage.

Le lendemain, 22 octobre, à l’hôtel El-Aurassi, où se tient une réunion du comité central du FLN, rares sont ceux qui sont dans la confidence. Même les ministres présents ignorent tout du sort réservé au secrétaire général. Après un laïus sur la modernisation du parti, sur son soutien au programme du chef de l’État ou encore sur la stabilité du pays, Saadani annonce sa démission pour « raisons de santé ».

Son successeur, Djamel Ould Abbès, 82 ans, ancien ministre et sénateur du tiers présidentiel, est aussitôt plébiscité. Clap de fin. Sans gloire, Saadani, 66 ans, est poussé vers la sortie après 1 126 jours passés à la tête du FLN. On lui prédit un poste d’ambassadeur dans un pays du Golfe. Pas si mal comme reconversion pour un homme qui a réussi l’exploit de fédérer ses ennemis contre lui. Mais pour comprendre la chute de Saadani, il faut remonter à son premier bannissement.

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Précédent

La disgrâce, il l’avait en effet déjà connue à l’été 2007. Porté à la présidence de l’Assemblée nationale en 2004, cet ancien chef d’une station-service à El-Oued (extrême Est) avait à ce point multiplié les écarts et éveillé les soupçons sur des enrichissements supposés illicites qu’il avait fini par désespérer le président. Lors d’une brève entrevue avec celui-ci, Saadani se plaint de n’avoir pas été reçu plus tôt.

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Réponse cinglante de Bouteflika : « On m’a fait parvenir tes messages, mais je ne voulais pas te voir. » Au cours d’une réception officielle organisée à Alger peu de temps avant les législatives de mai 2007, Bouteflika le cloue une seconde fois au pilori : « Il est vrai que je me suis trompé dans ma vie, mais tu dois savoir que ma plus grosse erreur, c’est toi. » Et lorsque le chef du FLN, à l’époque Abdelaziz Belkhadem, lui tend la liste des candidats à la députation, le président commence par la circonscription d’El-Oued, la ville où Saadani avait été élu député en 2002. D’un trait de plume, il biffe son nom. Sa « traversée du désert » durera sept ans.

Dans les bras de son successeur, Djamel Ould Abbès, 82 ans, juste après avoir annoncé son départ pour « raisons de santé »,le 22 octobre. © samir sid

Dans les bras de son successeur, Djamel Ould Abbès, 82 ans, juste après avoir annoncé son départ pour « raisons de santé »,le 22 octobre. © samir sid

Une nomination qui dérange

Bouteflika sachant parfois se montrer magnanime avec ceux qu’il frappe d’excommunication, la roue tourne en août 2013. De retour de France après une longue hospitalisation pour soigner l’AVC dont il a été victime quatre mois plus tôt, le président veut effectuer un quatrième mandat. Le soutien du FLN lui est indispensable. Pour piloter cette formidable machine électorale, il fait appel à Saadani. Alors patron des « services », le général Mohamed Mediène, dit « Toufik », voit d’un mauvais œil le retour du proscrit. Le clan présidentiel passe outre et l’impose. « La désignation de Saadani était le souhait du chef de l’État, confie un ponte du parti. Elle obéissait à une stratégie bien définie. »

Trois missions sont assignées à celui qui a pour devise « je n’ai pas la marche arrière » pour signifier qu’il ne recule devant rien : faire la promotion d’un quatrième mandat, étriller l’opposition en l’accusant de vouloir semer le chaos et, surtout, faire campagne contre le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et son chef, Toufik. Pourtant fidèle à Bouteflika, le général en prend pour son grade.

Complot contre le président, fabrication de faux dossiers de corruption impliquant des proches du chef de l’État, complicité indirecte dans les massacres des années 1990, négligences en matière de sûreté de l’État, emprisonnement de milliers de cadres, Toufik et les services sont éreintés par Saadani des semaines durant. La présidence laisse faire. Les attaques lancées par le chef du FLN auraient même été inspirées par le premier cercle d’El-Mouradia.

Une position stratégique

Bouteflika est réélu en avril 2014, Toufik, limogé en septembre 2015, et le DRS, dissous en janvier 2016. Mission accomplie ? Oui, sauf que, chemin faisant, le chef du FLN est devenu une personnalité aussi incontournable que redoutée. Porte-parole autoproclamé de la présidence, ce grognard qu’on surnomme drabki (« percussionniste ») en raison de ses prétendus talents musicaux fait le ménage au FLN.

Il place ses hommes dans tous les rouages du parti, lequel compte 220 députés et 40 sénateurs. Patiemment, il noue de solides amitiés avec le successeur de Toufik, Athmane Tartag, avec le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, ou encore avec le patron de l’armée, Ahmed Gaïd Salah. Il est tellement puissant qu’il prophétise, avec une certaine justesse, les remaniements ministériels et l’agenda présidentiel. Saadani devient une pièce maîtresse du pouvoir. Pourquoi alors l’avoir démis, d’autant qu’il s’était parfaitement acquitté des tâches qui lui avaient été assignées ?

« Sa mission était finie dès lors que le général Toufik avait été limogé et le DRS, dissous », explique un député du FLN. « Saadani a perdu la connexion avec le clan présidentiel depuis presque une année, avance un initié du sérail. Saïd Bouteflika, conseiller spécial du chef de l’État, ne le prenait plus au téléphone, et ce dernier ne pouvait plus le voir en peinture. Il était obligé de passer par des intermédiaires pour atteindre le président ou son frère.

Sa disgrâce avait été actée dès le début de l’été, mais on a temporisé, plusieurs scénarios ayant été envisagés. Le maintenir tout en lui retirant la préparation des législatives, mettre sur pied une direction collégiale ou le limoger et installer un intérimaire en attendant la convocation d’un congrès extraordinaire. Le fait que la décision de son éviction ait été prise précipitamment laisse à penser qu’il a franchi des lignes jaunes. »

Mais on ne saura sans doute pas de sitôt lesquelles, si tant est que ce soit le cas. En revanche, Saadani a multiplié fautes et maladresses au point de n’avoir plus sa place au sein du cercle présidentiel.

« Clan dans le clan »

En mars 2015, par exemple, il ose briser l’union sacrée autour de la question du Sahara occidental en affirmant que son avis sur ce dossier ne correspond pas forcément à la position officielle de l’Algérie. Tollé dans la classe politique. Bouteflika est obligé de recevoir le chef du Polisario à Alger pour réparer la bourde.

« Saadani s’est peu à peu affranchi de la tutelle présidentielle en se rapprochant progressivement de Gaïd Salah, décrypte un ancien ministre, puis en nouant des alliances avec des hommes d’affaires qu’il a placés à des postes clés dans le parti et à l’Assemblée. Il a même réussi à faire écarter Tahar Khaoua, ministre délégué chargé des Relations avec le Parlement, pourtant proche de Saïd Bouteflika. Saadani a mis en place une sorte de clan dans le clan. Et vampirisait le FLN. »

La succession de Bouteflika fait plus que jamais débat

Le parti risquait-il d’échapper à El-Mouradia ? « Je connais l’axe El-Oued - Annaba », dira Bouteflika à l’un de ses visiteurs au printemps 2014. Cet axe rassemble les cadres FLN proches de Saadani, ses hommes d’affaires, qui ont pénétré les rouages du pouvoir, et, enfin, Gaïd Salah. Bien que ce dernier ait juré fidélité au président, son ambition n’est un secret pour personne. On le soupçonne même de se voir comme une sorte de maréchal Sissi au cas où le chef de l’État viendrait à disparaître. On suppute son éventuelle disgrâce.

À deux ans et demi de la présidentielle de 2019, la succession de Bouteflika fait plus que jamais débat. D’où la nécessité de reprendre le contrôle du FLN. Qui mieux que Djamel Ould Abbès pour faire le job ? « Il était l’œil de Moscou dans le bureau de Saadani, note un parlementaire du parti. Il faisait le chaperon pour le compte de la présidence. » Ancien maquisard, encarté au FLN depuis l’indépendance, député entre 1982 et 1992, membre du Conseil national de la transition (CNT) dans les années 1990, ce père de cinq enfants a traversé tous les gouvernements sans encombre.

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Réunification du FLN

À 82 ans, ce praticien est l’un des derniers « Bouteflika boys », ces ministres – Khelil, Temmar, Zerhouni, Benachenhou, Barkat – qui constituaient le pré carré présidentiel depuis 1999. Très proche du chef de l’État et de sa famille (il était le chouchou de la mère de Bouteflika), Ould Abbès avait même été l’organisateur du premier meeting que le jeune député Abdelaziz Bouteflika a tenu, en 1963, à Ain Temouchent, dans l’Ouest.

« Bouteflika est le seul à m’avoir accordé un poste de ministre, alors que je fais partie du système depuis 1962 », confie l’intéressé à l’un de ses amis. Il assumera en effet deux portefeuilles ministériels, la Solidarité nationale et la Santé, pendant douze ans. Last but not least, Djamel Ould Abbès est originaire de Tlemcen, comme de nombreux hauts responsables.

La principale mission du nouveau secrétaire général du FLN ? Faire taire les contestations et réunifier les rangs en vue des législatives de 2017. Dès son intronisation, Ould Abbès a ainsi pris langue avec les dissidents, les bannis et les déçus de Saadani.

« C’est un vrai apparatchik qui connaît la maison depuis plusieurs décennies, juge l’une de ses connaissances. Chacun sait qu’il a la confiance du président et qu’il n’a aucune ambition, ni d’autre connexion en dehors de la famille Bouteflika. Il va donc veiller à garder le FLN dans le giron du cercle présidentiel. » Et mettre la machine du parti au service exclusif de Bouteflika. D’ailleurs, Ould Abbès n’a pas tardé à donner le ton : « Le FLN soutient le président Bouteflika pour briguer un cinquième mandat ! » Amar Saadani avait été appelé pour le quatrième mandat. Son successeur a été nommé pour le cinquième…

Retour en grâce de « Toufik »

La démission d’Amar Saadani coïncide avec le retour en grâce de Mohamed Mediène, dit « Toufik », qui, en septembre dernier, a été longuement reçu par le chef de l’État dans la résidence de ce dernier à Zeralda. L’audience de trois heures a eu lieu à la demande du président, confie une source à Alger. Dans la capitale, on dit volontiers que le contact a également été rétabli avec Saïd Bouteflika, conseiller à la présidence. C’est la première fois que Mediène et Bouteflika, qui se connaissent bien, se retrouvent depuis la mise à la retraite brutale de l’ex-chef des « services », en septembre 2015.

Objet d’attaques virulentes de la part de Saadani, Mediène s’est donné pour règle d’or de ne jamais briser le silence qu’il s’est imposé pendant vingt-cinq ans. Il n’a rompu ce devoir de réserve qu’une seule fois, en décembre 2015, pour prendre la défense du général Hassan, officier supérieur chargé de la lutte antiterroriste, condamné par le tribunal militaire d’Oran à cinq ans de prison pour « destruction de documents » et « infraction aux consignes militaires ».

Maintenant que le courant passe à nouveau entre la présidence et Mediène, ce dernier va-t-il jouer un rôle politique dans les prochains mois ? Il est trop tôt pour le dire. En privé, l’ex-patron du DRS estime qu’il faut régler la crise au sein du parti plutôt que d’évoquer les soucis de santé du chef de l’État. « Le problème, c’est le FLN », confie-t-il à ses visiteurs. Même s’il a quitté les affaires depuis un an, Toufik demeure l’un des meilleurs connaisseurs d’un système qu’il a largement contribué à façonner.

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