Côte d’Ivoire : quand le cacao menace la forêt

Chez le premier producteur d’or brun de la planète, une partie des récoltes provient de parcelles cultivées en toute illégalité, au beau milieu de forêts classées, par des planteurs majoritairement étrangers.

Un cultivateur dans sa plantation, au cœur de la forêt de Goin Débé, dans l’ouest du pays, en octobre. © Chris Huby/AGENCE LE PICTORIUM

Un cultivateur dans sa plantation, au cœur de la forêt de Goin Débé, dans l’ouest du pays, en octobre. © Chris Huby/AGENCE LE PICTORIUM

Publié le 23 novembre 2016 Lecture : 6 minutes.

En cette fin de saison des pluies, la boue éclabousse le carénage des motos qui circulent sur la piste reliant la ville de Guiglo à la forêt du Cavally, du nom de la région de l’extrême ouest de la Côte d’Ivoire.

Après plus de trois heures de slalom entre les larges nids-de-poule creusés dans la latérite, le bitume refait son apparition, le temps de traverser le domaine de la Compagnie hévéicole de Cavally et ses milliers d’arbres à caoutchouc parfaitement alignés. Puis la nature redevient sauvage, et le chant des criquets couvre presque le bruit des moteurs : bienvenue dans l’une des 231 forêts classées de Côte d’Ivoire.

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Des infiltrés dans les forêts classées

Bientôt, il faut abandonner la moto et s’enfoncer dans une végétation de plus en plus dense, en évitant soigneusement les redoutables processions de fourmis carnivores. Après une heure de marche apparaît une clairière où surgissent de jeunes hommes aux vêtements déchirés, tenant dans leurs mains des machettes : ce sont les « infiltrés », les planteurs clandestins de cacao, des étrangers pour la plupart.

Ibrahima est l’un d’entre eux. Il y a trois mois, ce Burkinabè de 16 ans est venu tenter sa chance ici. Il travaille désormais sur une plantation de 3 hectares pour un salaire de 150 000 F CFA (environ 230 euros) par an. L’ombre des arbres et la fertilité des sols sont parfaits pour la culture des fèves – dont la Côte d’Ivoire est, depuis 1978, le premier producteur mondial –, qui attire des milliers de travailleurs : des Burkinabè, des Maliens, des Libériens, mais aussi des Ivoiriens, majoritairement des membres de l’ethnie baoulée venus de la région du Centre.

« Une grande partie du cacao ivoirien provient de forêts classées, mais les gens ne le savent pas », explique Marcel Kaboré, un planteur clandestin arrivé dans la forêt pendant la crise postélectorale de 2010-2011. Selon lui, les cabosses récoltées dans les forêts classées sont plus fermes et réputées de meilleure qualité.

Des ouvriers chargent un camion de livraison à Guiglo, en octobre. © Chris Huby/AGENCE LE PICTORIUM

Des ouvriers chargent un camion de livraison à Guiglo, en octobre. © Chris Huby/AGENCE LE PICTORIUM

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Récidivistes

Nous sommes à la mi-octobre et la campagne de commercialisation du cacao vient de commencer. Marcel et les autres planteurs ont donc commencé à vendre leurs fèves illégalement. Rien de très compliqué, assure-t‑il : « On fait sortir le cacao grâce à la route qui passe dans les plantations d’hévéas puis on le vend dans des villages à côté. Les grossistes envoient des “pisteurs” nous acheter le cacao au prix du marché.

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Personne ne nous demande d’où il vient. » Ce système bien rodé, qui dépend quasi exclusivement de l’existence des pisteurs et des lacunes en matière de traçabilité, alimenterait 40 % de la production nationale, selon un rapport gouvernemental jamais publié que Jeune Afrique a pu consulter.

L’État ivoirien, qui perçoit une taxe à l’exportation du cacao, d’où qu’il vienne, a néanmoins confié à la Société de développement des forêts (Sodefor) la mission d’arrêter les cultivateurs clandestins et de détruire plantations et campements. « Ils viennent par surprise saccager nos arbres. Ils tirent au fusil pour nous effrayer et nous faire partir », raconte Marcel Kaboré, qui dit cultiver cinq hectares de cacaoyers dans la forêt.

« La Sodefor a déjà détruit certaines de mes plantations, mais à chaque fois je suis revenu pour replanter », ajoute-t‑il. Comme lui, les infiltrés visés par ces opérations musclées sont nombreux à récidiver aussitôt, tandis que de nouveaux planteurs arrivent toujours.

Le commandant Kouamé, à la tête de la quinzaine d’agents de l’Unité de gestion forestière (UGF) de Guiglo, est chargé de la protection des 64 200 ha de la forêt du Cavally. Une bien lourde tâche pour l’officier, qui estime que « Cavally, c’est le dernier rempart avant la déforestation totale du pays ».

Le sergent Koné, de la Sodefor, est connu pour être très dur avec les villageois. © Chris Huby/AGENCE LE PICTORIUM

Le sergent Koné, de la Sodefor, est connu pour être très dur avec les villageois. © Chris Huby/AGENCE LE PICTORIUM

« Nous sommes en alerte maximale ! » Dans l’imposante salle de réunion du siège de la Sodefor, à Abidjan, Mamadou Sangaré, le directeur général de la société d’État, s’exprime avec gravité. « À Cavally, la pression est très forte et nous menons des opérations de sécurisation de la forêt presque chaque semaine », confie l’ancien ingénieur des Eaux et Forêts. Mais il y a toujours de nouveaux infiltrés.

D’après Sangaré, il y aurait parmi eux de nombreux anciens planteurs du parc national du Mont-Péko, évacué lors de plusieurs opérations de « déguerpissement » menées conjointement par les hommes de l’Office ivoirien des parcs et réserves (OIPR) et ceux des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI, armée nationale). « On a déjà retrouvé des gens du Mont-Péko dans plusieurs forêts classées de la région, et même dans l’est du pays ! » affirme-t‑il.

Des opérations d’évacuations complexes

Depuis l’évacuation forcée, fin juillet, de ce parc de 34 000 ha occupé par des planteurs depuis le début la crise ivoirienne, en 2002, des milliers de familles, burkinabè pour la plupart, ont trouvé refuge dans les localités voisines.

Jim Wormington, chercheur sur l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch, regrette qu’un plan d’action n’ait pas suivi cette opération qui a créé d’importants problèmes sanitaires et humanitaires : « Le gouvernement n’a pas vraiment investi dans des mesures d’accompagnement. Du coup, les opérations de déguerpissement risquent de déboucher sur des infiltrations dans d’autres forêts ou parcs classés. »

Si le Mont-Péko bénéficie de moyens humains importants pour empêcher de nouvelles infiltrations – les hommes de l’OIPR et les FRCI sécurisent tous les accès au parc –, ce n’est pas le cas des forêts classées. Aujourd’hui, la Sodefor ne compte que 380 agents pour 4,2 millions d’hectares de forêt classée, ce qui revient à plus de 11 000 ha par agent. Un ratio bien trop faible pour Mamadou Sangaré. « Par le passé, nous avions de bons résultats avec 2 500 à 3 000 ha par agent, mais, depuis la crise, nos effectifs ont chuté », déplore-t‑il.

Sur le terrain, le manque de moyens se fait cruellement sentir. À Goin Débé, une autre forêt de la région de Cavally, le capitaine Kakou doit gérer 133 000 ha avec dix agents. Presque entièrement détruite, cette forêt, facile d’accès depuis la ville de Guiglo, est occupée depuis plus longtemps que celle de Cavally et compte beaucoup plus de planteurs. Au point que leurs campements ressemblent aujourd’hui à des villages, dotés de mosquées, d’églises, et parfois même d’écoles et de bureaux de vote aménagés par l’État lui-même !

Déplacés burkinabè après l’évacuation du Mont-Péko par la Sodefor. © Chris Huby/AGENCE LE PICTORIUM

Déplacés burkinabè après l’évacuation du Mont-Péko par la Sodefor. © Chris Huby/AGENCE LE PICTORIUM

Au-delà du manque de moyens, c’est la stratégie qui semble poser problème. Alors que la vocation première de la Sodefor était le reboisement, la mission du capitaine Kakou consiste uniquement à empêcher les nouveaux défrichements dans les dernières enclaves de forêt préservées et à sécuriser les lieux. « Il faut qu’on arrive d’abord à une situation stable, insiste Mamadou Sangaré. Il y a trois ans, on ne pouvait même pas pénétrer dans la zone. » Comme bien d’autres forêts de l’Ouest pendant la crise, Goin Débé était en effet devenue le fief de bandes armées.

Conscient qu’il sera difficile de déloger les milliers de planteurs installés dans la forêt, le directeur de la Sodefor voudrait adopter une solution inscrite en 2014 dans le code forestier ivoirien : la contractualisation.

Encore jamais appliqué dans le pays, ce dispositif autorise les infiltrés à exploiter leurs parcelles pendant une quinzaine d’années, à condition de laisser les autorités y introduire des essences forestières. « Les résultats de nos tests montrent que pendant la période de cohabitation on assiste à une augmentation des rendements », affirme Mamadou Sangaré. Concilier le développement de la forêt et la production de cacao : une perspective presque trop belle pour être vraie, mais qui pourrait bien être la clé du problème.

Que fait le Burkina Faso ?

Les Burkinabè sont aujourd’hui 3,5 millions en Côte d’Ivoire, où ils représentent 60 % de la population étrangère. Cette immigration, qui n’a jamais cessé en un siècle, est composée à 73 % de paysans vivant en milieu rural, n’ayant d’autre activité que l’agriculture. Ils constituent une bonne partie des planteurs de cacao « infiltrés ».

Fin juillet, lors du sommet ivoiro-burkinabè, le président Roch Marc Christian Kaboré a insisté sur la nécessité pour ses compatriotes d’évacuer les forêts classées de Côte d’Ivoire. « On entend dire que les autorités burkinabè ne s’impliquent pas assez dans ce dossier, mais c’est faux », martèle l’ambassadeur du Burkina Faso en Côte d’Ivoire, Mahamadou Zongo, assurant qu’« il y aura bientôt des missions sur le terrain » et évoquant la possibilité d’aider les planteurs chassés de leurs parcelles à rentrer au pays. « Le problème, explique-t‑il, c’est que beaucoup d’entre eux sont nés en Côte d’Ivoire. »

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