Guerre d’Algérie : un coin du voile se lève
Le deuxième tome de l’ouvrage de Renaud de Rochebrune et Benjamin Stora, « La guerre d’Algérie vue par les Algériens », éclaire d’un jour nouveau plusieurs énigmes et zones d’ombre d’un conflit qui n’a toujours pas révélé tous ses mystères.
Au cimetière d’El-Alia, dans la banlieue est d’Alger, il existe un carré où officiels algériens et hôtes étrangers viennent se recueillir et déposer une gerbe de fleurs : l’ossuaire des martyrs de la révolution de novembre 1954. Parmi les tombes d’illustres maquisards qui reposent dans ce vaste cimetière, le visiteur peut s’arrêter devant celle d’Abane Ramdane, architecte du congrès de la Soummam de 1956.
La mystérieuse disparition d’un héros
Mais, contrairement aux sépultures de ses camarades de combat, celle d’Abane est vide. Pas d’ossements ni de restes. Juste de la terre et une stèle en marbre jaunie par le temps. Cette tombe sans occupant renvoie à l’une des plus grandes énigmes d’une guerre qui aura mis fin à cent trente ans de colonisation française. Officiellement, Abane Ramdane est mort « au champ d’honneur » en décembre 1957, quelques jours après avoir été blessé dans un accrochage avec l’ennemi.
Pendant des années, cette version des faits n’a été que très rarement contestée par les dirigeants de la révolution. Dans les manuels scolaires algériens, elle est toujours tenue pour une vérité sacrée. Pourquoi les circonstances de la mort d’Abane Ramdane dérangent-elles au point que le mensonge officiel perdure ? Pourquoi demeure-t‑elle une énigme cinquante-neuf ans plus tard ?
Paru tout récemment, De la bataille d’Alger à l’indépendance, le deuxième tome de La Guerre d’Algérie vue par les Algériens, cosigné par notre collaborateur Renaud de Rochebrune et l’historien Benjamin Stora, éclaire d’un jour nouveau l’affaire Abane. Et d’autres zones d’ombre. Reconnus pour leur expertise en matière d’histoire coloniale, les deux auteurs se sont attachés à défricher des épisodes clés de ce terrible conflit, livrant des témoignages peu connus ou inédits. Comme dans le premier tome, l’Histoire est racontée à travers six événements qui ont marqué la seconde moitié de la guerre.
Une part d’ombre encore importante
Encore un livre sur cette guerre ! diront certains. Pourtant, malgré plus de trois mille ouvrages parus sur le sujet, la connaissance des événements demeure à ce jour parcellaire. En Algérie, le récit officiel de la révolution a tellement romancé, édulcoré, biaisé et manipulé la réalité qu’il faudrait bien des ouvrages encore pour s’approcher de la vérité. La tâche est d’autant plus ardue que les principaux protagonistes, des deux côtés de la Méditerranée, ne sont plus de ce monde ou sont d’un âge très avancé.
Elle l’est encore davantage quand on sait que des pans entiers des archives françaises ne sont pas encore accessibles. La restitution de ces archives reste d’ailleurs un sujet de crispation entre Paris et Alger. Aussi l’originalité de cet ouvrage réside-t‑elle dans le fait que cette guerre est racontée par les Algériens qui l’ont faite et vécue.
Il ne s’agit pas d’une succession de regards croisés entre sources et acteurs français et algériens, mais plutôt d’une enquête menée principalement du côté de la rive sud de la Méditerranée. Pour conduire le lecteur au cœur des événements, les auteurs ont donc privilégié le récit plutôt que l’analyse, tout en usant de flash-back, de mises en perspective et de rétrospectives qui aident à la compréhension.
Assassinat et tabous
Artisan du congrès de la Soummam, qui a instauré « la primauté du politique sur le militaire », Abane Ramdane, 37 ans, est à Tunis en ce mois de décembre 1957 lorsqu’il reçoit un message d’Abdelhafid Boussouf, membre du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA). Dans cette missive secrète, Boussouf enjoint à Abane de rejoindre le Maroc pour une rencontre avec le roi Mohammed V.
Depuis quelque temps, ce dernier est en effet passablement agacé par les accrochages récurrents entre les soldats de l’armée algérienne et les troupes marocaines. La présence d’une « personnalité civile » comme Abane, explique encore Boussouf, est « indispensable » pour rétablir la confiance avec le souverain marocain. Vendredi 27 décembre, Abane débarque à Tétouan en compagnie de Krim Belkacem et de Mahmoud Chérif, membres éminents du Comité de coordination et d’exécution (CCE). Boussouf les accueille. La délégation se dirige vers une maison éloignée de Tétouan appartenant au FLN.
Aussitôt arrivé, Abane est poussé de force dans une pièce par des hommes de Boussouf. Que s’est-il passé ensuite ? Selon des témoignages corroborés, il aurait été rapidement étranglé. Par qui ? Par Boussouf lui-même ? Par ses sicaires ? En présence de Belkacem et de Chérif ? Dans quel endroit du Maroc son corps a-t‑il été jeté ou enterré ? Rochebrune et Stora reconstituent avec minutie ce crime qu’ils qualifient de « meurtre shakespearien » qui engage la responsabilité directe et indirecte de hauts dirigeants du FLN.
Si la mort d’Abane est un mystère, le napalm est plus encore : c’est un tabou. Pendant des années, la France a refusé de reconnaître l’utilisation intensive, dès 1956, de cette arme incendiaire contre les maquisards, voire contre des civils. Si la torture, le viol, les exécutions sommaires, les déplacements forcés ou les camps d’internement sont largement documentés, tel n’est pas le cas pour le napalm.
Le déni quant à l’usage de cette arme de destruction massive est tel que les pilotes chargés de larguer les bidons funestes sur les zones de combat, les grottes, les mechtas et les villages, peuplés ou abandonnés, avaient reçu l’ordre de ne jamais mentionner le mot « napalm ». Ils devaient expressément user des termes « bidons spéciaux ».
Le témoignage de Lucien Robineau, alors commandant d’un escadron de chasse, est glaçant. Pour les aviateurs français, raconte-t‑il, le napalm était une arme comme une autre. Elle était même « commode car la moins chère », « dégueulasse mais efficace ». Au largage, « si vous êtes dessous, la température passe immédiatement à 1 000 degrés, vous êtes morts. »
Le recours intensif au napalm entre 1959 et 1961, lors du plan Challe, correspond à la période où la guerre était presque gagnée militairement par la France, mais perdue politiquement et diplomatiquement. Et c’est à ce moment que la possibilité de mettre fin aux combats se fait jour.
Echec diplomatique
Un épisode marquant se déroule dans le plus grand secret entre l’Élysée et les maquis du Centre. Nous sommes en juin 1960. Si Salah, de son vrai nom Mohamed Zamoum, dirige la Wilaya 4, qui regroupe les zones de l’Algérois. Devant le rejet par le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) de la « paix des braves » proposée par le général de Gaulle, Si Salah décide d’ouvrir une brèche pour dialoguer avec les Français. Un émissaire de l’Élysée se rend à Médéa pour préparer le terrain avec un représentant local de Si Salah.
Le 10 juin, ce dernier et deux de ses adjoints rencontrent longuement de Gaulle dans son bureau élyséen. Le général évoque la possibilité de proposer un cessez-le-feu afin d’ouvrir la voie à des négociations directes avec les dirigeants du FLN. Si l’offre est refusée, il poursuivra le dialogue avec Si Salah. La suite est tragique. De retour en Algérie, les adjoints de Si Salah sont exécutés par leurs compagnons d’armes. Lui trouve la mort une année plus tard alors qu’il se rend à Tunis pour s’expliquer sur son initiative devant les membres du GPRA.
A-t‑il trahi la révolution ? Rares sont les dirigeants algériens à le penser, quand bien même on lui impute une « erreur de jugement » ou une « faute politique ». Preuve de sa volonté de ne pas agir à l’insu du FLN : à la fin de son entretien du 10 juin avec de Gaulle, Si Salah aurait demandé à pouvoir rendre visite aux cinq historiques (Ben Bella, Aït Ahmed, Khider, Boudiaf et Lacheraf) détenus en France. Refus du général au motif qu’une telle visite éventerait le secret des discussions.
Peu après l’affaire Si Salah, des pourparlers directs vont quand même s’ouvrir pour aboutir à un cessez-le-feu. Au cœur des négociations, l’avenir du Sahara et les essais nucléaires que l’armée française y mène secrètement. L’histoire dit que c’est à l’opiniâtreté des ingénieurs français que l’on doit la découverte du gisement de Hassi Messaoud, lequel assure aujourd’hui aux Algériens des milliards de dollars de revenus en devises. Après avoir creusé un puits qui s’était révélé décevant, ils décident de prolonger le forage de quelques mètres.
Dès 1960, le pétrole de Hassi Messaoud couvre 10 % des besoins de la métropole. On comprend pourquoi le maintien du Sahara sous pavillon français revêtait pour de Gaulle une importance hautement stratégique. La position algérienne, Krim Belkacem, chef des négociateurs, la synthétise en ces termes : « Les Français voudraient amputer l’Algérie indépendante de ses quatre cinquièmes. Il n’y a pas de problème de Sahara. Il y a un seul problème : l’Algérie. »
Mais l’immense désert n’était pas stratégique uniquement pour les richesses de son sous-sol. Il était aussi primordial pour l’armement nucléaire. Depuis 1960, la France y a effectué plusieurs essais, notamment dans la région de Reggane. La question est tellement sensible qu’elle constitue encore un sujet de controverse cinq décennies plus tard, des Algériens continuant de réclamer à la France des indemnités pour avoir été contaminés.
« À ce jour, il reste à décontaminer diverses installations », écrivent Rochebrune et Stora. C’est dire si, cinquante-quatre ans après la fin du conflit, ses dommages collatéraux se font encore ressentir.
L’indépendance assurée dès la signature des accords d’Évian, le 18 mars 1962, qui sera appelé à diriger le jeune État ? C’est que, avant même que les Algériens ne goûtent à l’indépendance au terme de plus de sept ans d’une guerre meurtrière, leurs dirigeants s’entre-déchirent autour de la conquête du pouvoir. Les appétits des uns et des autres, les désaccords entre civils et militaires, les rivalités entre différents chefs pulvérisent l’unité de façade que présentaient les dirigeants de la révolution.
Durant l’été, des affrontements meurtriers éclatent entre différentes factions, poussant les Algériens à descendre dans la rue aux cris de « sept ans, ça suffit ! ». Allié au colonel Houari Boumédiène, qui dirige l’armée des frontières, Ahmed Ben Bella rentre à Alger en septembre 1962, escorté par les chars de l’Armée de libération nationale (ALN). Une année plus tard, il devient le premier président de l’Algérie indépendante, avant d’être destitué en juin 1965 à la suite d’un coup d’État mené par son ex-allié Boumédiène. La révolution a-t‑elle été détournée ?
Le commandant Azzedine, membre du Conseil de la révolution, résume la situation par cette formule : « L’indépendance, elle était penchée, elle était mal partie. » À l’heure où l’on célèbre le 62e anniversaire du début de l’insurrection, La Guerre d’Algérie vue par les Algériens est une invite à replonger au cœur de ces années de fureur, de sang et de larmes.
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