Ma langue maternelle n’est pas celle de ma mère
Si, selon Kateb Yacine, la langue française est un butin de guerre, je suis l’un des héritiers de la rançon.
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Mabrouck Rachedi
Ecrivain franco-algérien dont le dernier roman est « Krimo, mon frère » (éd. L’École des loisirs).
Publié le 21 novembre 2016 Lecture : 3 minutes.
Littérature : cette langue que nous habitons
La question linguistique dépasse le cadre de la réflexion littéraire, c’est une question au cœur de la complexité de la chose sociale.
Mes aînés s’étant battus pour moi, j’ai pu disposer des legs avec les largesses d’un enfant gâté. Je suis né en France, j’ai grandi en France, j’ai été scolarisé en France. Le bled m’évoquait le nom d’un manuel scolaire plutôt que mon village d’origine en Algérie. Ma grammaire et ma conjugaison importaient plus aux yeux de mes parents que le mythe du retour au pays.
Je suis l’enfant d’un autre fantasme : celui de mes parents illettrés. L’école, qu’ils avaient peu ou pas connue, était pour eux un paradis perdu. Ils n’avaient pas reçu leur part du butin, ils souhaitaient que leurs onze enfants braquent la banque par procuration. Pour solde de tout compte, il fallait que nous parlions français « mieux que les Français ». La langue renvoie immanquablement à l’identité. Cette injonction révélait déjà les paradoxes de mes cultures multiples : être sans être tout à fait tout en cherchant à l’être mieux.
À la maison, nous échangions dans un sabir fait de français, d’arabe et, ça se complique un peu, de tamazight. Comme nous sommes originaires de Kabylie, notre accent arabo-berbère passé à la moulinette du français rendait certaines lettres, donc certains mots, imprononçables. Mes parents les comprenaient parce qu’ils en avaient pris l’habitude, mais les conversations avec les non-initiés étaient plus délicates. Un jour, j’ai employé « kelb » (« chien », en arabe) au lieu de « 9elb » (« cœur »). Une situation cocasse née de mon incapacité à prononcer le « 9 » arabe, si étranger à la langue française qu’on le retranscrit phonétiquement par un chiffre. Voilà comment une déclaration enflammée s’est transformée en insulte « à l’insu de mon plein gré ».
Jusqu’à ma scolarisation, je pensais naïvement n’en parler qu’une seule alors que je les mélangeais toutes.
L’écheveau s’emberlificotait encore plus à l’école. Outre les lettres impossibles, il m’a fallu un certain temps avant de discerner quel mot appartenait à quelle langue. Jusqu’à ma scolarisation, je pensais naïvement n’en parler qu’une seule alors que je les mélangeais toutes. Aussi, je répétais sans le savoir l’oralité du français cassé de mes parents. Je me souviens de ce moment épique où j’ai soutenu mordicus à ma maîtresse que non, ce liquide noir que l’on absorbe le matin n’est pas du « café » mais du « kawa ». J’écorchais, à l’oral et à l’écrit, des mots aussi simples que « pantalon », que je retranscrivais « patalon », ou « allô », qui devenait « allou ». Une partie de mon processus d’alphabétisation a été de me débarrasser de ces scories. Mes enseignants mettaient en garde mes parents contre ces déformations de la langue dans mes carnets scolaires qu’ils ne pouvaient pas lire.
L’identité floue se niche jusque dans mes papiers. Parfois écrit « Mabrouk » ou « Mabrouck », mon prénom hésite. Dans ma famille éloignée, certains s’appellent Rachedi, d’autres Rachdi ou Rachidi. Au gré de l’oreille de l’officier de l’état civil, les lettres apparaissaient, disparaissaient, se métamorphosaient. Pour qu’on n’écorche pas le « e », j’ajoutais un accent aigu sur mes copies scolaires et je corrigeais systématiquement les erreurs de prononciation supposées.
Mes frères et sœurs et moi-même disions « Rachédi », il fallait donc qu’il en soit ainsi pour tous. Oui, mais le son « é » n’existe pas en arabe. Il y avait dans cet ajout une volonté inavouée de francisation qui volait en éclats en Algérie, où tout le monde nous appelait « Rachdi » sans que nous les reprenions. Aujourd’hui, j’accepte toutes les orthographes, toutes les prononciations.
Je regrette un peu d’avoir refusé d’aller, plus jeune, à l’école arabe au prix d’une crise de nerfs mémorable. Un peu seulement : à l’époque, l’école du quartier était connue pour son enseignement à la dure, avec une persistance des châtiments corporels. Mon aversion pour le masochisme m’inclinait modérément à recevoir des coups de règle.
En tant qu’écrivain, mon rapport à la langue est simple : je ne peux écrire qu’en français. Mais la question de l’identité est moins évidente. De trilingue analphabète, je suis devenu monolingue complexé. Sur le tard, je m’alphabétise mollement dans mes deux autres langues. Je peux comprendre, voire échanger de façon sommaire. Je ne sais pas si mon premier mot a été « maman » ou « yemma ». Ma langue maternelle n’est peut-être pas celle de ma mère mais je continue de converser avec elle dans notre sabir ; c’est bien le plus important à mes yeux.
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Littérature : cette langue que nous habitons
La question linguistique dépasse le cadre de la réflexion littéraire, c’est une question au cœur de la complexité de la chose sociale.
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