Nizar Bouguila : « Nous voulons devenir un groupe régional »

Nommé il y a un an et demi, le patron de l’opérateur historique ne manque pas d’ambition. Rachat du maltais GO, apaisement des tensions sociales et passage à la 4G : il fait le point sur les dossiers en cours.

Nizar Bouguila, PDG de Tunisie Telecom, à Tunis, le 03 november 2016. © Ons Abid pour J.A.

Nizar Bouguila, PDG de Tunisie Telecom, à Tunis, le 03 november 2016. © Ons Abid pour J.A.

Julien_Clemencot

Publié le 23 novembre 2016 Lecture : 8 minutes.

Infrastructures de télécommunications de la ville de Kribi. © Renaud VAN DER MEEREN pour Les Editons du Jaguar
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Télécoms et internet

Entre l’arrivée de nouveaux concurrents et le déploiement des câbles sous-marins et de la fibre optique, la compétition fait rage. Contraints de se réinventer, les leaders mondiaux organisent leur contre-attaque.

Sommaire

Diplômé de l’École polytechnique et de Télécom ParisTech, Nizar Bouguila a été nommé aux commandes de l’opérateur historique tunisien en août 2015, après en avoir été pendant huit ans le directeur technique. À son nouveau poste, il tente de redonner du souffle à un groupe public miné depuis la révolution de 2011 par les conflits sociaux et l’absence de volonté politique.

Cette année, il a signé avec le syndicat UGTT un accord ouvrant la voie à une refonte des contrats de travail, acquis une licence 4G et relancé le développement international du groupe, à l’arrêt depuis 2000. Pour JA, l’ex-cadre d’Orange revient sur ces dossiers stratégiques, parfois polémiques, et s’exprime aussi sur la situation de la filiale mauritanienne et sur la compétition avec Ooredoo.

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Tunisie Télécom vient d’acquérir 65,4 % de l’opérateur maltais GO, également présent à Chypre, via sa filiale Cablenet. Quel est le sens de cette opération ?

En tant qu’opérateur historique, Tunisie Télécom était dimensionné à la taille d’un pays. Avec l’ouverture du marché à la concurrence, nous avons besoin de nous développer à l’international pour assurer la pérennité de l’entreprise. Nous l’avons déjà fait en Mauritanie, où nous sommes présents depuis 2000. Il s’agit donc de relancer un processus interrompu pendant plusieurs années. Dans un secteur où les coûts fixes sont très élevés, l’acquisition de GO doit nous permettre de réaliser des économies d’échelle et des synergies.

Malte est un pays de 500 000 habitants, et Chypre en compte 1,2 million. Qu’attendez-vous de ces petits marchés ?

Il était naturel de redémarrer avec une acquisition à notre portée [195 millions d’euros], qui ne comporte pas un risque financier trop important et nous permette d’aller de l’avant. GO est dans notre voisinage immédiat, et un certain nombre de synergies, par exemple pour la vente de bande passante à l’international [GO possède un câble sous-marin reliant Malte à la Sicile], la fibre optique, le cloud et les data centers, sont possibles.

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Cette acquisition nous permet également d’augmenter notre pouvoir de négociation lorsque nous achetons des équipements. Par ailleurs, GO nous offre une présence au sein du marché européen, qui va se révéler très utile dans le cadre de la transformation de Tunisie Télécom en fournisseur de services numériques [vente de contenus et d’applications].

Ce rachat a déclenché une levée de boucliers en Tunisie, notamment concernant l’avantage que retirerait de l’opération Emirates International Telecommunications (EIT), actionnaire de Tunisie Télécom et de GO…

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Il est tout à fait normal que l’on questionne les projets des sociétés à capitaux publics. EIT, partenaire stratégique de Tunisie Télécom [35 % du capital], était aussi actionnaire à 60 % de GO. Il est également exact que cette société, propriété de Dubai Holding, a annoncé il y a trois ans sa volonté de se concentrer sur d’autres secteurs que celui des télécommunications. C’est dans ce contexte que GO a été cédé.

Mais il s’agit de l’une des meilleures filiales d’EIT. C’est donc une réelle opportunité pour Tunisie Télécom. Nous avons d’un côté un opérateur maltais mature qui génère des bénéfices [14,7 millions d’euros en 2014 et 25,3 millions d’euros en 2015], et de l’autre une filiale chypriote qui offre un profil de croissance de son chiffre d’affaires [14 % en 2015] et de sa marge [26 % entre 2013 et 2015] intéressant pour le groupe.

Tunisie Télécom vise de nouveaux services de contenus et d’applications, pour les particuliers comme pour les entreprises, à l’instar du cloud

EIT a-t‑il influencé la décision de Tunisie Télécom ?

Le processus de vente a débuté avec la convocation d’une assemblée générale extraordinaire de GO en octobre 2015, qui a permis à son conseil d’administration d’effectuer une recherche d’offres pour l’intégralité du capital. Notre candidature a été jugé la plus compétitive. Nous avons donc lancé une offre publique d’achat. Les représentants d’EIT au sein du conseil d’administration de Tunisie Télécom se sont abstenus de toute participation.

Que peut espérer Tunisie Télécom en Europe, où le secteur est dominé par de grands groupes ?

Tunisie Télécom ne vise pas le marché des services d’accès classiques mais de nouveaux services de contenus et d’applications, pour les particuliers comme pour les entreprises. Par exemple dans le cloud, où GO réalise déjà 10 % de son chiffre d’affaires, ce qui est exceptionnel. Les services « machine to machine » [M2M], qui permettent à deux appareils d’échanger des informations, peuvent en outre constituer une future source de revenus.

EIT cherche aussi à céder sa part (35 %) du capital de Tunisie Télécom. Le groupe émirati a-t‑il trouvé un acquéreur acceptant de prendre une part minoritaire d’un groupe public ?

La volonté d’EIT de vendre est officielle. Un processus a été lancé en 2014, mais il n’a pas abouti, vraisemblablement pour la raison que vous évoquez. Je ne suis pas au courant d’autres évolutions. Cela n’a aucun impact sur nos projets. Tunisie Télécom est financièrement autonome par rapport à ses actionnaires.

Vous qualifiez votre expérience en Mauritanie de succès. Ces dernières années, Mattel, votre filiale à Nouakchott, a pourtant rencontré d’importantes difficultés…

Cela reste un succès si l’on considère le développement de Mattel sur la durée. Mais il est vrai que nous avons connu des difficultés ces dernières années, liées à des divergences de stratégie avec l’un de nos partenaires locaux [Mohamed Ould Bouamatou]. Du côté tunisien, nous souhaitions rester, alors que l’autre actionnaire voulait vendre. Nous avons fini par nous entendre pour céder Mattel. Le processus est en cours.

En attendant, nous travaillons ensemble et cette année, pour la première fois depuis cinq ans, nous allons afficher une croissance du chiffre d’affaires de 7 %. Nous récupérons également des parts de marché [20 % actuellement, contre environ 35 % avant les divergences]. Mattel est reconnu aujourd’hui comme étant le meilleur réseau 3G en Mauritanie, et nous gagnons de plus en plus de clients.

Au début de l’année, Mattel a néanmoins reçu, comme ses deux concurrents, une amende du régulateur mauritanien en raison du manque de qualité de son réseau. Avez-vous payé ?

Le régulateur a constaté que les trois opérateurs étaient défaillants dans certaines régions du pays. Nous avons réglé l’amende de 8 millions de dollars [environ 7,4 millions d’euros] et nous avons assuré les investissements nécessaires. Certes, en raison des problèmes de gouvernance, Mattel avait réduit temporairement ses investissements, mais la reprise a été amorcée en 2015. Actuellement, nous investissons 17,8 millions de dollars dans plusieurs régions du pays en vue d’améliorer la qualité de notre réseau.

En mars, vous avez acquis une licence 4G en Tunisie. Le gouvernement a-t‑il fait payer le prix fort aux opérateurs ?

Une étude commandée par le régulateur montre, semble-t-il, que le prix [155 millions de dinars, soit environ 68 millions d’euros] était dans la fourchette des montants réclamés à l’international… À mon avis, il se situe dans le haut de la fourchette. Ce qui est difficile, pour les opérateurs, c’est que nous n’avions pas encore amorti les investissements réalisés sur la 3G, à cause du retard pris par notre pays dans l’adoption de cette technologie. Néanmoins, différer l’adoption de la 4G aurait été une erreur préjudiciable au développement économique de la Tunisie.

Après la révolution, le climat social au sein de l’entreprise s’était beaucoup dégradé. La situation s’est-elle améliorée ?

Oui, depuis dix-huit mois, grâce au dialogue continu que nous entretenons avec l’Union générale tunisienne du travail [UGTT]. En mars, nous avons signé un accord important, qui définit une feuille de route pour deux ans. L’une des priorités, c’est l’évolution du type de contrat de notre personnel, qui est assimilé à celui de la fonction publique – en face, les opérateurs privés ont la pleine maîtrise de leurs ressources humaines, ce qui n’est pas notre cas.

Nous avons commencé un travail pour faire évoluer les contrats tout en conservant les acquis existants. Cela nous permettra d’introduire de nouveaux outils de gestion, comme les primes. Le projet est validé par le gouvernement, et nous négocions avec le partenaire social. L’objectif est de pouvoir recruter avec des contrats de droit privé à la mi-2017, en donnant en outre la possibilité à tous les salariés de choisir entre l’ancien et le nouveau statut.

Vous souffriez aussi d’un sur­effectif patent…

En effet, mais nous avons réduit le nombre de salariés, de 8 000 à 6 000 environ, grâce à un plan de départs volontaires commencé en octobre 2015, auquel se sont ajoutés des départs en retraite. Nous allons pour le moment stabiliser les effectifs à ce niveau.

Tunisie Télécom peut-il rêver d’un développement similaire à celui de l’opérateur historique marocain ?

C’est vrai que Maroc Télécom connaît de réels succès en matière de développement national et international. C’est le fruit d’une transformation réussie, notamment au niveau de ses ressources humaines au début des années 2000.

Tunisie Télécom n’entame sa mutation que maintenant, mais nous avons l’ambition de devenir un opérateur de taille régionale dans la zone méditerranéenne. En Tunisie, si nous sommes numéro deux sur le mobile, notre part de marché [36,5 %] est très proche de celle de notre concurrent Ooredoo, et nous repassons numéro un si l’on considère également l’activité fixe et les services aux entreprises.

Ooredoo vient désormais vous attaquer sur le segment de l’internet fixe avec le lancement d’une box 4G, ce qui vous oblige à casser vos tarifs…

La guerre des prix a déjà eu lieu sur le mobile, et nous y avons participé pleinement pour défendre notre part de marché. Mais je ne pense pas que ce soit une bonne chose pour le pays, car si nous perdons nos capacités d’investissement, c’est tout le secteur qui va en pâtir. Nous serons contraints de limiter nos investissements dans la 4G, dans la fibre optique et demain dans la 5G.

Le marché tunisien est un marché mature, avec un taux de pénétration de plus de 130 %. Où se trouve la croissance future ?

La marge se trouve dans l’internet mobile. Au cours des six premiers mois de 2016, la consommation a grimpé de 50 % environ. Pour développer ce segment, nous devons augmenter la pénétration des smartphones, qui est de 35 % pour les terminaux 3G, et de beaucoup moins pour les téléphones 4G.

Pour y parvenir, nous vendons des packs comprenant un abonnement et un smartphone en partie subventionné. Il s’agit de forfaits hybrides, avec un abonnement de 20 à 30 dinars, qui peut être complété à l’aide de recharges prépayées en fonction des besoins. Cette politique fonctionne bien, et nous permet en outre de faire migrer nos clients vers des forfaits.

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